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Au cours des cinq dernières décennies, les municipalités ont contesté le statut de créatures des provinces que leur assigne le droit constitutionnel et revendiqué la reconnaissance de leur droit à l’autonomie gouvernementale. Selon leurs représentants, les normes constitutionnelles et les lois provinciales qui les encadrent les privent des pouvoirs qui leur permettraient de surmonter les problèmes auxquels doivent faire face les collectivités locales. Il s’agit, par exemple, de la dégradation des infrastructures, de l’expansion des systèmes de transport en commun, du développement économique, des inégalités sociales ou de l’inclusion des personnes issues des minorités et de l’immigration.

Les demandes des villes confrontent le fédéralisme, constate Guy Laforest (2014, 123) : « La définition classique du fédéralisme repose sur l’idée qu’il existe au moins deux ordres de gouvernement. Or à la lumière des pratiques fédérales actuelles, on peut dire qu’il s’agit d’un État où il n’y a que deux ordres de gouvernements souverains dans leurs champs de compétence législative. » Les revendications des municipalités constitueraient un problème pour le fédéralisme en suggérant la cession d’une partie de la souveraineté des provinces à un troisième ordre de gouvernement. Elles supposent ainsi une redistribution de l’autorité légale au sein de la fédération.

Comme je le montre dans cet article, des changements politiques survenus récemment révèlent qu’un processus de reconnaissance des municipalités comme ordre de gouvernement autonome est bien entamé au Canada. Parmi ces développements, je relève l’attribution d’un statut de gouvernement aux municipalités ou aux métropoles par l’entremise d’amendements aux lois municipales provinciales. Pendant la même période, les municipalités, les provinces et le gouvernement fédéral se sont également engagés dans des démarches de collaboration informelles. Pareilles initiatives participent aussi à l’essor d’un troisième ordre de gouvernement.

Mon objectif dans ce texte consiste à démontrer que les réponses apportées au problème soulevé par Laforest s’inscrivent dans le prolongement d’une fédéralisation des rapports entre les municipalités et les gouvernements supérieurs. L’analyse que je propose s’appuie sur une définition du fédéralisme comme principe propre à une association politique dans laquelle la souveraineté est partagée entre plusieurs communautés autonomes (voir aussi : Beaud 2003 ; Lépine 2012 ; Laforest 2014 ; Gagnon 2018). La finalité d’une telle association consiste à préserver l’autonomie de ses parties constitutives. Dans cette perspective, les États membres d’une fédération se présentent nécessairement comme des sources de loi. Une telle identité politique comporte deux dimensions. Premièrement, les parties d’une société fédérale sont des sources de loi car elles exercent une autorité sur leurs membres. Deuxièmement, elles forment des sources de loi en tant que parties prenantes aux lois constitutionnelles qui instituent la fédération. Cette définition stipule que le fédéralisme suppose un pluralisme légal, soit le partage de l’autorité de faire des lois entre plusieurs parties, plutôt que sa monopolisation par une puissance souveraine. Dans un régime fédéral, l’exercice de l’autorité procède donc de la coopération entre des groupes autonomes. En présentant l’essor d’un troisième ordre de gouvernement comme le produit d’un processus de fédéralisation, je suggère donc que les municipalités sont désormais considérées comme des communautés politiques autonomes.

La définition de la municipalité que je formule dans cette analyse se distingue de celle qui ressort des travaux sur la gouvernance multiniveau au Canada. Comme j’entends le mettre en relief, les auteurs de ces recherches appréhendent généralement la reconnaissance des municipalités comme communautés politiques autonomes tel un obstacle au développement de villes inclusives, prospères et durables (par exemple Sancton 2008 ; Taylor 2019). À leurs yeux, la monopolisation de l’autorité légale des provinces constitue une condition essentielle à l’exercice d’une gouvernance urbaine efficace. Dans ce texte, je souligne que la conception de l’État fédéral qui ressort de cette approche se distingue par la posture qu’elle invite à adopter face aux conflits engendrés par la coexistence d’une pluralité de sources de loi. Je montre que la gouvernance multiniveau cherche à résoudre ces désaccords en oblitérant le fait que les municipalités constituent des groupes qui exercent une autorité sur leurs membres. Je soutiens que cette démarche s’avère problématique dans le contexte d’une démocratie libérale contemporaine comme le Canada, dont l’imaginaire social accorde une place centrale au principe de souveraineté populaire (Taylor 2004 ; Nootens 2016). Mon propos s’insère ainsi dans la continuité d’études qui ont récemment tenté d’exposer les différences normatives entre le fédéralisme et la gouvernance multiniveau (entre autres : Lépine 2012 ; Hueglin 2013 ; Gagnon 2018). M’inspirant des variantes contemporaines du pluralisme politique, je rappelle finalement que les municipalités constituent des autorités, une réalité que l’approche de la gouvernance multiniveau tend à négliger. Dans un contexte démocratique, les citoyens peuvent donc être portés à les envisager comme des sources de loi. Dès lors, la fédéralisation des rapports entre les municipalités s’avère une solution plus appropriée aux conflits suscités par la coexistence d’une pluralité d’autorités au sein d’une société démocratique, dans la mesure où le principe fédéral invite les citoyens à composer avec ce phénomène plutôt qu’à l’occulter.

L’analyse qui suit se décline en trois sections. La première rapporte les changements politiques qui contribuent à la reconnaissance de la municipalité comme gouvernement autonome. La seconde présente la conception de la municipalité qui se dégage des analyses de la gouvernance multiniveau. La troisième propose une interprétation de la fédéralisation des rapports entre les municipalités et les gouvernements supérieurs qui examine ce changement au prisme de la réalité d’une société démocratique et pluraliste.

Vers un troisième ordre de gouvernement

Chaque fois qu’ils sont appelés à trancher les litiges opposant les municipalités aux ordres supérieurs de gouvernement, aux individus ou aux entreprises, les tribunaux rappellent que la Loi constitutionnelle de 1867 confère aux provinces une entière compétence sur les institutions municipales. Les gouvernements provinciaux peuvent donc définir seuls les pouvoirs des municipalités, l’étendue de leurs frontières territoriales ainsi que la composition et les règles de fonctionnement des conseils municipaux. De plus, les tribunaux s’en sont longtemps tenus à une interprétation étroite des pouvoirs délégués aux municipalités (Produits Shell Canada Limitée c. Vancouver 1994 ; Levi et Valverde 2006). Jusqu’à récemment, ils ont statué que les décisions municipales qui ne se conformaient pas exactement aux pouvoirs prescrits dans la législation étaient déclarées ultra vires.

Les municipalités ont plusieurs fois réclamé des amendements à la Loi constitutionnelle pour se prémunir contre les décisions unilatérales des provinces à propos d’enjeux qui les affectent directement. Dans le cadre des débats constitutionnels qui ont occupé le centre de la vie politique canadienne durant une large part de la seconde moitié du XXe siècle, elles ont proposé la constitutionnalisation des rencontres fédérales-provinciales-municipales ainsi que l’enchâssement d’une juridiction municipale (Feldman et Graham 1979 ; Tindal etal. 2017, 144). Leurs efforts sont demeurés sans succès ; ni l’accord du lac Meech ni l’entente de Charlottetown n’incluaient quelque référence que ce soit aux municipalités. Avec l’essoufflement des négociations constitutionnelles, les amendements souhaités par les municipalités s’avéraient peu envisageables (Andrew 2001 ; Horak 2012, 368). Puisque la plupart des citoyens seraient encore échaudés par les débats survenus dans la foulée du rapatriement de la Constitution et de l’enchâssement de la Charte, tout projet de réforme constitutionnelle serait dorénavant voué à l’échec.

Dans ces circonstances, les municipalités ont cherché à renforcer leur autonomie et leurs pouvoirs en réclamant des changements aux législations municipales des provinces. Elles ont formulé leurs demandes dans la foulée des réformes apportées par de nombreux gouvernements provinciaux à leur structure de gouvernance locale ou régionale, à compter des années 1990. Certaines provinces ont alors regroupé les municipalités indépendantes situées dans leurs régions métropolitaines au sein de nouvelles villes unifiées (pour un portrait global, voir Garcea et Lesage 2005). Ces fusions municipales ont soulevé des vagues de protestations parmi la population. Elles ont néanmoins contribué à placer les enjeux urbains au coeur de la sphère publique canadienne (Andrew, Graham et Phillips 2002 ; Mévellec, Chiasson et Fournis 2017). C’est alors que les municipalités ont de nouveau réclamé la transformation de leurs rapports avec les provinces, ainsi que l’accroissement de leurs pouvoirs et de leur autonomie (Keil et Young 2003 ; Turgeon 2006 ; Union des municipalités du Québec 2012 ; Garcea 2014). Selon les élus municipaux et les associations municipales, elles devaient être traitées comme des gouvernements autonomes ou des partenaires par les gouvernements provinciaux. À cette fin, les élus des grandes villes suggéraient notamment l’adoption de chartes municipales, qui leur accorderaient une autonomie et des pouvoirs élargis.

Leurs demandes ont trouvé un écho plus favorable cette fois-ci. Plusieurs provinces, dont le Québec, ont apporté d’importants changements à leur législation municipale durant les deux dernières décennies (Garcea 2014 ; Mévellec, Chiasson et Fournis 2017). Elles ont conféré aux municipalités les pouvoirs d’une personne physique. Grâce à cette disposition, les municipalités jouissent d’une autorité générale, qui leur permet d’embaucher et de congédier du personnel, de conclure des contrats, d’acquérir et de vendre des biens, de la propriété foncière et des immeubles. Si les municipalités disposaient auparavant de mêmes pouvoirs, ils découlaient d’une délégation expresse plutôt que d’une attribution globale. Par cette modification, les provinces prenaient leurs distances avec l’approche des pouvoirs prescrits. L’octroi de sphères de juridiction, qui s’apparentent à des champs de compétence constitutionnels, vise un objectif semblable.

Les provinces ont aussi octroyé aux municipalités le statut de gouvernements autonomes ou de métropoles, par l’entremise de chartes municipales ou d’amendements à leurs lois municipales générales. Par surcroît, ces nouvelles lois soulignaient, d’une façon ou d’une autre, le caractère démocratique des municipalités. Comme le stipule le premier article de la Community Charter de la Colombie-Britannique (2006, s. 1) : « Municipalities and their councils are recognized as an order of government within their jurisdiction that (a) is democratically elected, autonomous, responsible and accountable, (b) is established and continued by the will of the residents of their communities, and (c) provides for the municipal purposes of their communities. » Le premier article du City of Toronto Act (Ontario 2006, s. 1[1]) fait écho à la loi britanno-colombienne : « The City of Toronto exists for the purpose of providing good government with respect to matters within its jurisdiction, and the city council is a democratically elected government which is responsible and accountable. » Votée en 2017, la loi québécoise attribuant aux municipalités leur statut de gouvernement de proximité considère dans son préambule que : « les élus municipaux possèdent la légitimité nécessaire, au sens de la démocratie représentative, pour gouverner selon leurs attributions » (Québec 2018).

Les nouveaux statuts conférés aux municipalités peuvent être perçus comme des mesures visant à les protéger contre l’exercice d’un contrôle judiciaire strict (Levi et Valverde 2006 ; Kong 2010 ; Garcea 2014). Le Municipal Act de l’Ontario (2001, S. 8 [1]) est particulièrement explicite à ce propos. Il y est stipulé : « The powers of a municipality under this or any other Act shall be interpreted broadly so as to confer broad authority on the municipality to enable the municipality to govern its affairs as it considers appropriate and to enhance the municipality’s ability to respond to municipal issues. » De telles dispositions permettent de différencier les municipalités d’autres organismes réglementaires, enjoignant les juges à adopter une posture dite libérale ou bienveillante lorsque les décisions municipales sont contestées. En effet, les changements statutaires discutés semblent emprunter le chemin entrouvert par la très honorable juge Beverley McLaughlin dans une dissidence qui a fait date. Selon elle, « Les conseillers élus exercent une fonction légale. Le droit d’exercer cette fonction librement et en conformité avec ce qu’ils perçoivent comme la volonté des gens qu’ils représentent est indispensable à une démocratie locale. Les tribunaux devraient donc hésiter à toucher aux décisions de conseils municipaux. » (Produits Shell Canada Limitée c. Vancouver 1994, 248) Par conséquent, soutenait-elle, les juges devraient statuer qu’une décision municipale est légale s’il est démontré qu’elle respecte les intentions globales de sa loi habilitante, même si le langage employé dans la législation ne lui confère pas expressément les pouvoirs précis qu’elle revendique. À terme, ce raisonnement semble avoir contribué à l’assouplissement du contrôle judiciaire des décisions municipales (Kong 2010, 516-521). Par exemple, dans l’arrêt 114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d’arrosage) c. Hudson (Ville) 2001, la Cour suprême conclut qu’une municipalité pouvait interdire l’utilisation d’un pesticide particulier, même si sa loi habilitante ne listait pas spécifiquement les pesticides parmi les matières dangereuses pour la santé et la sécurité publiques dont elle pouvait réglementer ou défendre l’usage. Selon le plus haut tribunal du pays, le règlement respectait autant l’intention de la loi instituant la municipalité que celle des lois fédérales et provinciales relatives à l’emploi des pesticides, qui visent à protéger la santé et l’environnement. Par surcroît, il avait été adopté de bonne foi, conformément au processus décisionnel en vigueur, par un gouvernement démocratiquement élu. Dans ce contexte, la Cour devait s’en tenir à une interprétation bienveillante du règlement et considérer que la Ville d’Hudson avait agi dans les limites de ses pouvoirs (114957 Canada Ltée [Spraytech, Société d’arrosage] c. Hudson [Ville] 2001, 262).

Les changements statutaires apportés entendaient aussi transformer la nature des rapports entre les gouvernements provinciaux et les municipalités (Garcea 2014). Cette volonté se reflète clairement dans les règles qui obligent les provinces à consulter ou à obtenir le consentement des municipalités si elles souhaitent modifier leurs règles de fonctionnement internes, les fonctions qu’elles assument, les structures de gouvernance locale et régionale, ou lorsqu’elles proposent des lois ou des politiques susceptibles de les affecter directement. De plus, les nouvelles lois ont institué ou formalisé des mécanismes de concertation entre les deux ordres de gouvernement, comme la Table Québec-municipalités. Ainsi, leurs représentants respectifs peuvent maintenant proposer des changements aux lois concernant les municipalités ou coordonner leurs actions en vue de répondre à des problèmes auxquels les collectivités locales sont confrontées. Dans certaines provinces, ces changements sont survenus au terme de négociations entre les municipalités et les gouvernements provinciaux. En Colombie-Britannique, en Ontario et au Québec, ces démarches ont abouti à la conclusion d’ententes formelles, dans lesquelles les provinces reconnaissent l’autonomie des municipalités et s’engagent à la respecter[1].

Une dynamique analogue se décèle dans d’autres partenariats conclus entre les municipalités et les gouvernements supérieurs. Ces ententes sont souvent apparentées à la « gouvernance multiniveau » (Leo 2006 ; Turgeon 2006 ; Bradford 2007 ; Stoney et Graham 2009 ; Horak et Young 2012 ; Tindal et al. 2017). Si elles ne sont pas sans précédent dans l’histoire canadienne, de telles initiatives se sont multipliées au tournant des années 2000. Par exemple, en réponse aux revendications des élus municipaux, qui réclamaient alors de nouvelles sources de revenus, le gouvernement fédéral proposait un nouveau partenariat pour les communautés locales. Cette stratégie sera déployée à l’aide de moyens similaires à ceux instaurés avec l’Entente-cadre sur l’union sociale. Ainsi, le gouvernement fédéral proposait à nouveau d’employer son pouvoir de dépenser dans un champ de compétence provinciale. Or le nouveau partenariat procédait d’accords tripartites, négociés avec les provinces et les municipalités. Les initiatives entreprises dans ce contexte visaient à atténuer les conséquences du déficit fiscal des municipalités. En raison de ce déficit, elles éprouvaient des difficultés à financer l’expansion et la réfection d’infrastructures locales.

Un mouvement semblable s’observe dans la conclusion d’ententes encadrant les initiatives de développement social et économique des centres-villes de Vancouver, de Winnipeg et de Régina. Par exemple, l’accord de Vancouver adopté en 2003 définissait une stratégie de revitalisation du quartier Downtown Eastside (voir aussi : Mason 2007). Cette entente a été signée par le gouvernement fédéral, la Colombie-Britannique et la Ville de Vancouver, après des consultations menées par la municipalité auprès de la société civile. Pour bien répondre aux besoins de la population de ce quartier, aux prises avec des problèmes de toxicomanie et de pauvreté endémique, l’accord énonce des modalités de concertation entre les agences gouvernementales présentes dans diverses sphères d’intervention, dont la sécurité publique, la régulation des substances psychotropes, la prestation des soins de santé et des services sociaux, ainsi que le développement économique et social. L’application des règles prescrites dans le pacte est garantie par un comité d’orientation, formé d’un ministre fédéral, d’un ministre provincial et du maire. Un comité de gestion, composé de hauts fonctionnaires issus de chaque palier, veille à l’harmonisation du travail accompli quotidiennement par les agences publiques à l’oeuvre dans le quartier. Selon Luc Turgeon (2006, 421), « de tels accords, qui ont également été signés à Winnipeg et à Régina, ont en commun de placer les autorités municipales sur un pied d’égalité avec les autres paliers de gouvernement et d’institutionnaliser des mécanismes de consultation qui limitent la possibilité d’actions arbitraires d’un ordre de gouvernement ».

Finalement, les spécialistes de la gouvernance urbaine rapportent l’existence d’une foule d’autres initiatives et de partenariats ponctuels entre les municipalités, les provinces ou le gouvernement fédéral, dans des champs d’activité divers (pour un aperçu, voir : Horak et Young 2012 ; Bradford et Bramwell 2014). Il s’agit par exemple de l’aménagement du territoire, du développement économique, de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, de même que de la construction et la rénovation d’infrastructures, de l’intégration des immigrants, de l’élaboration de plans d’intervention d’urgence ou de la gestion des services offerts aux membres des peuples autochtones.

Ces développements contribuent à la reconnaissance effective des municipalités comme troisième ordre de gouvernement. D’ailleurs, cette transformation du fédéralisme canadien paraît intimement liée au fait que les municipalités sont considérées comme des corps politiques démocratiques. Même si le partage des pouvoirs effectué dans la Loi constitutionnelle de 1867 permet toujours aux tribunaux de les définir comme des créatures des provinces, les changements rapportés ici démontrent qu’elles sont de plus en plus comprises comme des gouvernements autonomes, au même titre que les provinces et que le gouvernement fédéral. De surcroît, les processus de négociation, l’adoption d’ententes et les mécanismes de concertation présentés dans cette section suggèrent que la légitimité des institutions municipales et des politiques urbaines s’avère maintenant conditionnelle à leur accord.

La centralisation au service de l’autonomie locale ?

Des spécialistes de la gouvernance urbaine ont réservé un accueil critique aux réformes constitutionnelles et statutaires revendiquées par les municipalités et les défenseurs du droit à l’autonomie locale (par exemple : Leo 2006 ; Sancton 2008 ; Horak 2012, 366-369 ; Tindal et al. 2017, 383-408 ; Taylor 2019, 310-312). Ces politologues constatent que les amendements à la Constitution ou aux législations demandés par les municipalités sont souvent justifiés en vertu des thèses mises de l’avant par le « localisme », une idéologie qui rencontrerait un écho important parmi les unions de municipalités et les mouvements urbains en faveur d’une plus grande démocratie locale. Au prisme de ces critiques, le localisme se présente comme un courant de pensée qui repose sur le postulat selon lequel les municipalités seraient mieux placées que les gouvernements supérieurs pour résoudre les problèmes des collectivités locales ou des régions métropolitaines. Elles se démarqueraient par leur proximité avec les citoyens et leurs liens étroits avec les groupes de la société civile. Grâce à ces deux propriétés, elles disposeraient donc d’une fine connaissance des réalités locales. De ce fait, les municipalités constitueraient les entités les plus aptes à formuler des réponses efficaces aux problèmes comme les changements climatiques, les inégalités sociales, l’afflux d’immigrants, l’exclusion des minorités ou le développement économique.

Pour justifier les réformes constitutionnelles ou statutaires qu’ils ont revendiquées, les représentants des villes canadiennes ont effectivement mobilisé des arguments à saveur localiste (Boudreau 2003 ; Sancton 2008 ; Garcea 2014). D’après les politologues critiques de cette idéologie, l’idée selon laquelle une plus grande décentralisation contribuerait à l’adoption de politiques urbaines plus efficaces et donc plus légitimes relève de l’illusion. Cette position présupposerait toutefois une conception du pouvoir en tant que résultat d’un jeu à somme nulle (Horak 2012, 368-369 ; Taylor 2019, 312). En effet, le localisme réduirait le pouvoir au degré d’indépendance d’un agent à l’intérieur d’une juridiction territoriale ou fonctionnelle. Une telle représentation du pouvoir porterait alors les élus municipaux et les citoyens à définir l’autonomie locale dans des termes analogues à ceux du droit à l’autodétermination revendiqué par les États-nations.

La critique du localisme formulée par ces politologues s’appuie sur une définition de la municipalité en tant que composante d’une structure de gouvernance urbaine multiniveau. Comme ils le rappellent tous, ces gouvernements locaux en sont venus à exercer plusieurs fonctions dans cette structure. Les municipalités assument des responsabilités relatives à l’aménagement du territoire, aux infrastructures comme des routes, des réseaux d’égout et d’aqueduc, des parcs et des bâtiments publics. Elles sont aussi dotées de pouvoirs leur permettant de réguler les usages de l’espace public et plusieurs secteurs d’activité commerciale, de veiller à la sécurité et à la salubrité des bâtiments, à la protection de l’environnement et à l’hygiène publique. De surcroît, elles administrent des services dans des champs d’activités aussi divers que la sécurité publique, la culture, les sports, la vie communautaire, la lutte contre la pauvreté, l’intégration des immigrants et le développement économique. Cependant, les municipalités ne détiennent pas le monopole du pouvoir à l’intérieur des frontières territoriales qui balisent leur autorité. Plusieurs des activités qui s’y déroulent sont régulées par les provinces ou le gouvernement fédéral. Ces deux paliers exercent des fonctions aussi importantes pour le développement urbain que la politique monétaire, la régulation du secteur bancaire, le droit commercial, le droit criminel, la prestation des soins de santé et des services sociaux, l’assurance-emploi et l’aide sociale. Ils jouent également un rôle central dans les secteurs des transports, du logement et de l’environnement. De plus, les régions urbaines regroupent habituellement des dizaines de municipalités, réunies autour d’une ville centrale. Autrement dit, les frontières qui définissent le territoire des métropoles ne recoupent pratiquement jamais celles des villes centrales.

Se référant à City Limits, le célèbre ouvrage de Paul Peterson (1981), Andrew Sancton (2008) comme Zack Taylor (2019) soutiennent que les municipalités sont confrontées à des limites structurelles qui les empêchent d’exercer plusieurs des fonctions assumées actuellement par les paliers de gouvernements supérieurs. Comme ils le soulignent, le développement des collectivités locales s’avère modelé par des « forces externes », soit les mouvements de capitaux et les flux démographiques. Pour attirer et retenir des entreprises privées ou des ménages sur leurs territoires, elles peuvent construire des infrastructures et offrir des services qui répondent à leurs besoins. Elles peuvent également adopter des règles de zonage qui favorisent un usage du territoire propice à des activités économiques ou à des modes de vie spécifiques. Finalement, elles peuvent offrir des avantages fiscaux. Or la porosité des frontières municipales, reflétée par la mobilité des capitaux et des ménages, empêche les gouvernements locaux d’adopter des politiques de redistribution. Comme le financement de plusieurs services publics exige le prélèvement de taxes auprès des occupants d’un territoire, les entreprises et les ménages préféreront s’établir dans des municipalités leur offrant un environnement fiscal avantageux. Une réglementation trop sévère des secteurs d’activité économique ou des usages du territoire risque d’engendrer les mêmes effets. Ces propriétés structurelles privent alors les municipalités des incitatifs qui les porteraient à coopérer pour résoudre les problèmes sociaux, économiques ou environnementaux qui affectent les régions urbaines. Au contraire, la porosité des frontières municipales entraîne inévitablement une compétition entre les localités. Pour attirer et conserver les entreprises et les ménages sur leurs territoires, les municipalités sont portées à favoriser leurs intérêts particuliers. Elles tendent alors à extérioriser les coûts associés aux externalités négatives qui résultent des activités sociales et économiques qui se déroulent dans les régions urbaines.

Pour surmonter les défis posés par l’urbanisation et endiguer les problèmes causés par les propriétés structurelles des municipalités, les gouvernements provinciaux ont d’ailleurs procédé périodiquement à des fusions municipales. Durant les Trente Glorieuses, plusieurs provinces ont également institué des structures de gouvernement métropolitain à deux paliers (Taylor 2019). Ces réformes devaient pourvoir les provinces d’appareils administratifs plus efficaces. De plus, les gouvernements provinciaux ont établi des agences gouvernementales, constituées à divers échelons territoriaux, pour exercer des fonctions précises ou administrer des services spécialisés. Sancton (2008, 56-77) observe que la croissance incessante des régions urbaines requiert le réajustement périodique des juridictions de tous ces organismes, dans la mesure où elle alimente le développement des territoires situés juste au-delà des frontières juridictionnelles existantes. Or la redéfinition des frontières territoriales et administratives constitue souvent un exercice conflictuel, rappelle-t-il, qui se solde habituellement par des compromis entre élites, sinon par des décisions unilatérales imposées par le gouvernement en place. Ces réformes témoignent de l’instabilité des juridictions des municipalités. La croissance urbaine invite à les remettre en question périodiquement, tandis que les lois à l’origine de leur délimitation apparaissent comme le produit de décisions somme toute arbitraires, qui pourraient être changées suivant une modification de l’équilibre des forces politiques. Ces deux spécificités permettent alors de distinguer les municipalités des États-nations ou des provinces, soit des puissances politiques qui se définissent par des frontières stables et incontestées (ibid., 33-55).

Cette description de la structure de gouvernance urbaine met en lumière les motifs qui portent les politologues critiques du localisme à dénoncer les réformes réclamées par les municipalités. Pour l’écrire prosaïquement, ces positions traduiraient une conception du pouvoir qui invite les municipalités à se méprendre pour des États-nations. Les changements constitutionnels ou statutaires demandés laisseraient donc croire que les municipalités peuvent assumer des fonctions présentement exercées par les gouvernements supérieurs. Or les propriétés structurelles des municipalités les privent des moyens nécessaires à l’exercice efficace de nombreuses fonctions, dont la redistribution équitable des richesses sous forme de biens et de services publics. Pareille conception limite également la capacité des provinces à réformer la structure de gouvernance pour l’adapter à la réalité du territoire métropolitain. En effet, elle risque d’amener les citoyens à percevoir la dissolution de leur municipalité, leur intégration à de nouvelles villes ou la modification de leurs pouvoirs comme autant d’entraves à leur « droit à l’autodétermination ». En encourageant une plus grande décentralisation de l’autorité à la faveur des municipalités, les propositions de réforme inspirées du localisme menacent finalement de dépouiller la société politique des moyens par lesquels elle peut résoudre efficacement les problèmes engendrés par l’urbanisation, selon ce qu’affirment les auteurs des analyses de la gouvernance multiniveau (voir Taylor 2019).

La description des municipalités comme composantes d’une structure de gouvernance urbaine sert ensuite de base à une justification de la centralisation de l’autorité légale et politique entre les mains des gouvernements provinciaux. La concentration du pouvoir de faire des lois relatives aux institutions municipales entre les mains des provinces s’avère indispensable à l’usage productif de l’autonomie locale (ibid., 313). À l’instar de la plupart des politologues qui étudient la gouvernance urbaine, Zach Taylor (2019) conçoit l’autorité légale comme l’une des ressources mobilisées dans l’exercice du pouvoir. À celle-ci s’ajoutent les ressources financières, l’expertise ou les savoirs issus des pratiques, la capacité de mobilisation ainsi que la légitimité démocratique (voir aussi : Loughlin 1996). À l’instar des défenseurs du localisme, ces politologues considèrent que les municipalités détiennent potentiellement une connaissance approfondie des réalités locales, de liens étroits avec les forces de la société civile, ainsi qu’une certaine légitimité démocratique. Dans le contexte des relations intergouvernementales, les municipalités peuvent donc employer ces ressources pour orienter les décisions provinciales ou fédérales dans l’intérêt des collectivités locales. C’est globalement en ces termes qu’ils décrivent le rôle constructif que jouent déjà, ou encore que pourraient jouer les municipalités au sein la structure de gouvernance urbaine. Dans cette perspective, la structure de gouvernance se révèle sous l’aspect d’un système dont le fonctionnement s’alimente des ressources que lui procurent les parties qu’il regroupe. Une telle approche sous-tend alors une définition du pouvoir différente de celle formulée par le localisme. Les rapports entre les gouvernements ne sont plus envisagés comme des transactions qui se soldent par l’accroissement du pouvoir de l’un au détriment des autres. Au contraire, leurs relations produiraient des effets multiplicateurs ; les actions des municipalités peuvent amplifier ou réduire l’efficacité des actions des gouvernements supérieurs, ou vice-versa (Horak 2012, 369 ; Taylor 2019, 312).

C’est en s’appuyant sur cette conception du pouvoir que les critiques du localisme soutiennent que le monopole de l’autorité légale par les gouvernements provinciaux peut finalement encourager l’exercice productif de l’autonomie locale. Comme l’explique Zach Taylor (2019, 312-313), la monopolisation du pouvoir légal par les provinces leur permet d’établir des règles et de distribuer les ressources en vue de minimiser les effets délétères de la compétition entre les municipalités. Simultanément, elle leur confère la capacité d’organiser la structure de gouvernance de façon à placer l’exercice de l’autonomie locale au service du bien-être de la société dans sa globalité. Ainsi, les règles prescrites dans la législation municipale peuvent amener les dirigeants locaux, la société civile et les citoyens à se servir des ressources qui leur sont consenties de façon à « maximiser le potentiel » de l’appareil administratif. Dès lors, les gouvernements provinciaux peuvent user de leurs propres ressources, plus importantes que celles des municipalités, pour concevoir des institutions municipales qui accroîtront la responsabilité des élus, l’efficacité et l’efficience des services qu’elles dispensent ou encore qui augmenteront leur expertise et leur capacité de concertation avec des partenaires de la société civile. En consolidant ainsi le pouvoir des municipalités et en harmonisant leurs fonctions à celles des autres parties de la structure administrative, afin qu’elles se renforcent mutuellement, ces lois peuvent donc améliorer la performance globale de la structure de gouvernance.

Cet argumentaire suppose que les gouvernements provinciaux remplissent deux fonctions complémentaires par l’exercice de leur autorité légale (ibid., 312-313). Premièrement, ils habilitent les citoyens en établissant des règles qui encouragent l’usage optimal de ressources qu’ils peuvent employer pour satisfaire leurs besoins et résoudre les problèmes engendrés par l’urbanisation. Deuxièmement, ils protègent les citoyens par des règles qui préviennent les décisions irrationnelles pouvant causer des torts aux habitants des municipalités, à ceux des localités avoisinantes ou à la société politique plus généralement. C’est en vertu de sa capacité à remplir ces deux fonctions que la performance de la structure de gouvernance doit être évaluée, résume finalement Taylor. De tels propos suggèrent ainsi que la monopolisation de l’autorité légale par les gouvernements provinciaux – plus précisément par les titulaires du pouvoir exécutif chez Taylor – constitue un facteur déterminant dans l’édification d’un appareil administratif apte à bien répondre aux besoins d’une société urbanisée. Ainsi que l’évoque l’analyse de Sancton discutée plus haut, le monopole de l’autorité légale des provinces est légitimé selon des paramètres structurels, soit la stabilité et l’incontestabilité de leurs frontières, conférant à l’exercice de cette fonction une plus grande efficacité.

Ces précisions au sujet des motifs invoqués pour justifier la centralisation de l’autorité légale entre les mains des provinces permettent de bien saisir ce que les spécialistes de la gouvernance multiniveau entendent lorsqu’ils en appellent à un usage constructif de l’autonomie locale. D’après eux, la capacité des régions urbaines à résoudre leurs problèmes dépendrait moins de réformes constitutionnelles ou législatives prônées par le localisme que d’un meilleur emploi des ressources que les municipalités trouvent déjà à leur disposition. Plutôt que de se lamenter de leur position subordonnée dans la hiérarchie constitutionnelle, les dirigeants locaux devraient chercher à gagner le soutien de leur communauté locale (Tindal et al. 2017, 408). Sancton (2008, 134) termine sa critique du localisme par les propos suivants : « We need not redesign the ways in which our city-regions are governed ; rather we need to make better use of the wide array of institutions we already have. » Dans une même veine, Martin Horak (2012, 366) affirme que les acteurs locaux devraient renoncer aux prétentions chimériques du localisme pour travailler à la consolidation de mécanismes de collaboration avec les paliers de gouvernements supérieurs dans le cadre de politiques urbaines ciblant des problématiques précises. Comme le prouveraient ces expériences de gouvernance multiniveau dans leur ensemble, les élus municipaux, les forces de la société civile et les citoyens peuvent se servir de leurs institutions municipales comme des leviers pour influencer les gouvernements supérieurs. Ces institutions leur procurent des ressources qu’ils peuvent mobiliser pour inciter les gouvernements supérieurs à soutenir des projets qui répondent aux besoins particuliers des collectivités locales.

Pour Christopher Leo (2006), les exemples de collaboration plus ou moins formelle entre les municipalités et les ordres supérieurs de gouvernements perpétuent l’héritage du fédéralisme dynamique. Les principes de cette tradition canadienne ont été explicités entre autres par Thomas Courchene (1995). Écrivant au crépuscule des débats constitutionnels, celui-ci constatait que la société politique avait récemment cherché à résoudre les conflits qui la divisaient en modifiant la Loi constitutionnelle, dans le but de restaurer un équilibre des pouvoirs entre le gouvernement fédéral et les provinces. Ces dernières souhaitaient ainsi faire obstacle au mouvement de centralisation engagé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, alimenté par la construction de l’État-providence, en procédant à un nouveau partage des pouvoirs, qui rétablirait leur autorité dans leurs champs de compétence. Selon Courchene, leur démarche présumerait une représentation de la fédération comme structure institutionnelle distribuant des juridictions exclusives aux paliers de gouvernement les mieux situés pour déterminer les besoins des citoyens et adopter des politiques en conséquence. Ce fédéralisme structurel s’inscrirait toutefois en rupture avec le fédéralisme dynamique, qui prédominait avant le rapatriement de la Constitution et l’enchâssement de la Charte. Courchene ajoute que l’esprit du fédéralisme dynamique se manifeste à travers une série de pratiques innovantes, développées pour s’adapter aux pressions sociales et économiques exercées par des forces internes et externes. Parmi les événements qui lui ont donné son impulsion, il recense le nationalisme québécois, ainsi que l’intensification des échanges internationaux et des flux migratoires. À l’époque, les dirigeants provinciaux et fédéraux n’ont pas tenté de relever ces défis en apportant d’abord des modifications au partage des pouvoirs. Ils ont cherché des solutions à divers problèmes, dont certaines auraient abouti par ailleurs à des amendements constitutionnels formels. Ce pragmatisme se reflète par la création des rencontres fédérales-provinciales, qui se seraient substituées au Sénat à titre d’institutions garantes des intérêts régionaux. Plutôt que de réformer le Sénat, dont les règles de fonctionnement et la composition s’avéraient anachroniques, les élites politiques ont choisi l’innovation ; ils ont contourné un problème structurel par leur créativité, en développant une nouvelle pratique. Une démarche similaire transparaît dans les étapes qui ont conduit à l’instauration de programmes sociaux à portée nationale, comme l’assurance-maladie. L’adoption de la péréquation aurait été portée par une dynamique semblable, comme les accords permettant au Québec d’instituer son régime de retraite ou d’immigration.

L’écho du fédéralisme dynamique retentit clairement dans les remontrances qu’adressent les spécialistes de la gouvernance multiniveau aux municipalités et aux mouvements urbains abordées plus haut. Dans ces réprimandes se révèle un désir de dissocier l’autorité légale de l’autonomie politique. La valeur heuristique d’une telle démarche réside dans le fait qu’elle évite de réduire l’identité des municipalités au statut juridique que leur accordent les tribunaux. Cette dissociation dévoilerait ainsi leur potentiel laissé inexploité dans la structure de gouvernance. Comme le suggèrent les études de cas portant sur les expériences de collaboration informelle, qui semblent se dérouler dans un espace situé quelque part à l’extérieur de la sphère délimitée par le droit constitutionnel, les élus municipaux peuvent apparaître comme des agents proactifs, qui travaillent à la recherche de solutions aux problèmes d’un monde urbanisé, plutôt que de simples exécutants du gouvernement provincial. Les analyses de la gouvernance urbaine proposent ainsi une conception de l’État qui s’apparente au fédéralisme, en présentant la municipalité comme un niveau de gouvernement constitué sur un échelon territorial (Hueglin 2013 ; Gagnon 2018). Leur conception s’en distingue toutefois en refusant de reconnaître les municipalités comme des entités pouvant exercer une autorité légale, une fonction réservée aux provinces.

Autorité légale et autonomie locale

La séparation de l’autorité légale et de l’autonomie politique recherchée par les spécialistes de la gouvernance multiniveau constitue une opération particulièrement difficile. En effet, l’imaginaire social des démocraties libérales, c’est-à-dire la façon dont ces sociétés se représentent leur propre existence, demeure profondément marqué par le principe de la souveraineté populaire (Taylor 2004). L’idée de souveraineté populaire, écrivait récemment Geneviève Nootens (2016, 173), « a été une manière pour les gens de revendiquer une certaine prise sur le pouvoir politique et la façon dont les dirigeants l’utilisent ». Ce principe suppose essentiellement que le peuple exerce une prise sur l’autorité. Cela dit, il ne présume pas qu’un seul peuple doive absolument exercer l’autorité (Magnusson 2015, 215). En d’autres mots, dans l’imaginaire des démocraties occidentales, la figure du peuple ne s’incarne pas exclusivement dans la nation, entendue en son sens civique ou ethnique. Elle désignerait plus généralement les sujets qui revendiquent une prise sur diverses formes d’autorité collective qui se constituent dans les démocraties libérales. C’est notamment cette réalité que cherche à évoquer Charles Taylor (2004) quand il décrit l’imaginaire des démocraties modernes comme un ordre omniprésent, qui tend à s’immiscer progressivement dans la vie de l’ensemble des groupes qui forment ces sociétés politiques.

Or la notion de souveraineté présuppose une définition du pouvoir comme produit d’un jeu à somme nulle, souligne Warren Magnusson (2015, 27 ; voir aussi 2005). Ce dernier rappelle que cette conception du pouvoir aurait été relayée de la fin de l’époque médiévale jusqu’à aujourd’hui par les théories du droit naturel et du contrat social (voir aussi Frug 1980 ; Isin 1993). Comme le présument ces doctrines, la stabilité d’une société moderne requiert nécessairement la monopolisation du droit par une puissance souveraine dont l’institution représente la volonté collective de ceux qui lui sont assujettis. Dans le modèle de l’État souverain, deux puissances ne peuvent pas se réclamer simultanément d’une autorité légale dans un même champ d’action, qu’il soit délimité par des frontières territoriales ou fonctionnelles (consulter aussi Nootens 2007). Ce genre de situation compromet inévitablement la préservation de la paix, en alimentant les conflits entre divers groupes qui cherchent à exercer le pouvoir dans leur propre intérêt. La constitution d’un État souverain, envisagée comme le produit d’un accord entre les citoyens qui lui sont assujettis, assurerait ainsi la préservation de l’ordre en garantissant un exercice de l’autorité conformément à des principes auxquels toute personne rationnelle peut consentir, peu importent ses affiliations sociales ou ses croyances religieuses. L’exercice de l’autorité selon de tels principes doit donc porter les citoyens à accorder leur obéissance première à l’État-nation plutôt qu’aux autres groupes sociaux. Évidemment, la concentration du pouvoir de faire les lois entre les mains d’un souverain n’interdit pas l’existence d’autres groupes que l’État dans la société politique. Toutefois, ces groupes ne compromettent pas la stabilité politique qu’à la condition de percevoir leur autorité comme le produit d’une délégation du souverain (Colliot-Thélène 2009, 240). Cette conception du droit serait donc à l’origine d’une représentation de la municipalité comme instrument dont l’État peut se servir pour atteindre les finalités d’une communauté constituée à l’échelle du territoire provincial, soutient Magnusson (2005 ; 2015).

Cependant, les critères formulés dans les théories de la gouvernance urbaine servant à justifier la concentration de l’autorité légale entre les mains des provinces se distinguent de ceux édictés par les théories de l’État souverain. En effet, les théories de la gouvernance urbaine substituent au principe de souveraineté populaire des critères d’efficacité (Loughlin 2010 ; Hueglin 2013 ; Gagnon 2018). Dans ces théories, la loi est effectivement représentée comme un ensemble de techniques réglées sur des savoirs scientifiques, qui visent d’abord la réalisation d’objectifs pratiques, soit la résolution de problèmes de politiques publiques (Loughlin 2010, 456-461). C’est principalement dans cette perspective qu’ils envisagent les statuts, les règlements et les institutions politiques. Ainsi, toutes ces règles sont décrites comme des instruments servant à coordonner les activités d’organismes exerçant des fonctions jugées indispensables à la préservation de l’ordre social ou économique. Il s’agit notamment des biens et des services publics permettant de prémunir les citoyens contre les risques inhérents à la vie sociale. De ce point de vue, la légitimité d’une loi ou d’une institution n’est plus donnée par son origine. Elle relève de son efficacité, de sa capacité à structurer l’appareil administratif, en vue de produire des biens et des services répondant aux besoins de la société. Cette conception sociale du droit public propose finalement une compréhension particulière des lois constitutionnelles. « Constitutional statutes are fundamental not because of their source but because “their basic object is to give the state the best means of serving social needs” », résume Martin Loughlin (2010, 457). Ce mode de légitimation des institutions suppose alors une association politique qui se définit par les besoins de ses membres. Ici, la légitimité de la constitution et des lois n’est plus dérivée de sa correspondance aux principes édictés par le souverain, mais bien de leur efficacité à produire un ordre social et économique procurant aux individus les nécessités de la vie.

La coexistence de ces deux définitions de la légitimité dans la culture publique des sociétés occidentales est liée aux débats éthiques et juridiques suscités par la consolidation du pouvoir infrastructurel de l’État (Loughlin 2010, 164-171 ; comparer avec Taylor 2019, 312 ; consulter également Mann 1996). Or ces débats ne sont pas confinés à la seule sphère universitaire. De tels conflits de légitimité se reconnaissent aussi dans les désaccords soulevés par l’organisation de la structure de gouvernance urbaine. À cet égard, l’exaspération manifeste des spécialistes de la gouvernance urbaine face à l’influence du localisme témoigne de la profondeur de l’ancrage du principe de souveraineté dans l’imaginaire canadien. Or, dans ce contexte normatif, la construction d’une structure de gouvernance efficace semble tributaire de l’éclipse de la souveraineté. En d’autres mots, l’efficacité sociale des lois constitutionnelles doit parvenir à masquer l’aspiration à la souveraineté comme principe de légitimation politique dans le discours public.

Ces dernières remarques à propos du contexte normatif dans lequel s’exerce la gouvernance urbaine suggèrent cependant que les conflits qu’elle soulève peuvent difficilement trouver leur solution dans des décisions justifiées uniquement en vertu de leur efficacité. Les arguments des opposants aux dernières fusions municipales réalisées au Québec ou en Ontario en témoignent, ces politiques publiques violaient ce qu’ils considéraient comme leur droit à l’autonomie locale, compris comme le droit d’une collectivité locale d’organiser ses institutions et plus généralement sa vie commune en fonction des intérêts ou des valeurs de ses membres[2]. C’est en vertu de motifs semblables qu’en 2018, la Ville de Toronto s’est opposée à la décision unilatérale du gouvernement provincial de réduire de près de moitié le nombre d’élus siégeant à son conseil municipal, alors que la campagne électorale était toujours en cours. Tous ces conflits ont conduit à des litiges devant les tribunaux. En réponse aux arguments des municipalités, les juges ont systématiquement répondu que les Pères de la Confédération avaient délibérément décidé de ne pas enchâsser de juridiction municipale dans la Loi constitutionnelle de 1867 (pour un exemple récent : Toronto v. Ontario 2019, paragr. 90-95). Ils avaient plutôt choisi de les assujettir à la compétence des provinces. Conséquemment, ces dernières peuvent réorganiser les institutions municipales comme elles le souhaitent. Si des changements à la Constitution s’avéraient nécessaires pour protéger l’autonomie des municipalités, des mécanismes d’amendement étaient prévus à cette fin, concluait la Cour.

Ces litiges judiciaires se sont tous soldés à la défaveur des municipalités. Cela dit, ils rendent compte du fait que les municipalités ont cherché à s’opposer aux décisions des provinces en réclamant un droit à l’autodétermination ou encore des libertés politiques qu’elles ont cherché à justifier en vertu des principes au fondement de la Constitution. Les représentants des municipalités et leurs partisans ont invoqué leurs droits fondamentaux dans l’espoir de contrecarrer des décisions politiques visant essentiellement à accroître l’efficacité de l’appareil gouvernemental, que les provinces ont aussi tenté de légitimer en fonction de leurs droits constitutionnels. Ces épisodes plus ou moins récents de la vie politique canadienne révèlent néanmoins la portée somme toute limitée de la conception de la municipalité comme « créature des provinces » à l’extérieur des tribunaux. Les démarches des municipalités en vue d’être reconnues en tant que gouvernements autonomes, présentées dans la première section de cet article, témoignent d’un même phénomène. De telles revendications signalent qu’en pratique les municipalités sont reconnues comme des sources de loi, en dépit de la jurisprudence actuellement en vigueur. Tous ces événements supposent effectivement que la légitimité des lois ou des décisions concernant les municipalités dépend également de leur consentement et non seulement de la volonté du gouvernement provincial.

Les travaux des penseurs contemporains qui s’emploient présentement à raviver le pluralisme politique attirent l’attention sur certains des facteurs qui contribuent au décalage entre la définition de la municipalité formulée dans la jurisprudence et celle qui s’actualise présentement dans la Constitution de facto (voir entre autres : Muñiz-Fraticelli 2014 ; Levy 2015 ; Eisenberg 2019). D’après eux, plusieurs des groupes qui composent les démocraties libérales réclament une autorité, qui, en elle-même, n’est pas ultimement dérivée d’une reconnaissance de l’État. Il s’agit notamment des minorités nationales, des communautés religieuses, des associations volontaires, des ordres professionnels ou des universités. La définition de la municipalité comme « autorité » proposée par Warren Magnusson (2005 ; 2015) ou Gerald E. Frug (1980) s’apparente, à certains égards, à la définition pluraliste des groupes.

Comme l’expliquent les pluralistes, tous ces groupes constituent bel et bien des sources de loi. En effet, ils dirigent les conduites de leurs membres au moyen de règles et de règlements. Leurs membres sont d’ailleurs tenus à l’obéissance ; à défaut de se conformer aux règles communes, ces derniers sont souvent passibles de sanction ou d’exclusion. Plusieurs d’entre eux disposent d’ailleurs de mécanismes de résolution des différends qui s’apparentent à des institutions judiciaires, comme des tribunaux, des ombudsmans, des conseils de discipline. Cependant, la légitimité des règles qu’ils édictent peut découler d’autres principes que ceux au fondement de l’autorité de l’État. Elle procède par exemple de valeurs ou d’intérêts partagés, de connaissances et de pratiques spécifiques ou de croyances religieuses.

Selon les pluralistes, ces groupes sont constitués par des rapports d’autorité. Le concept d’autorité se définit ici comme la déférence du jugement d’une personne à une autre (voir notamment Levy 2015). Autrement dit, elle prend forme lorsque la première remet à la seconde son pouvoir de juger à sa place. Les personnes se soumettent habituellement à l’autorité d’un tiers dans leur propre intérêt, précise Jacob T. Levy (ibid.). Dans cette perspective, les groupes se présentent sous l’aspect d’autorités collectives. Ainsi, leur jugement se substitue au jugement de leurs membres, pris individuellement, dans des circonstances données. En termes plus clairs, les groupes sont des « personnes collectives » qui prennent des décisions « à la place » de leurs membres.

Au tournant du XXe siècle, les pluralistes politiques ont rappelé que l’existence de ces agents collectifs se matérialise entre autres par la corporation (Runciman 1997 ; Maitland 2003). La corporation constitue une « personne fictive », qui possède sa propre identité, définie par la loi. Cette fiction juridique permet donc à des groupes de détenir des droits, des pouvoirs ou des immunités particulières. Ils peuvent ainsi édicter leurs propres règles, admettre ou exclure des membres, acquérir ou vendre de la propriété, poursuivre ou être poursuivis, embaucher du personnel, etc. Frederic W. Maitland (2003) soutient ainsi que l’existence de telles fictions légales présuppose quelque chose comme un fait moral particulier : la reconnaissance effective des groupes en tant que formes d’autorité par les individus. Lorsqu’ils constituent ou se joignent à des associations, ou encore lorsqu’ils obéissent aux règles qu’elles édictent, les individus reconnaissent donc implicitement ou explicitement l’autorité de ces personnes collectives. D’ailleurs, les pluralistes de façon générale remarquent que lorsque les individus s’identifient fortement aux finalités du groupe auquel ils appartiennent, les rapports d’autorité tendent à renforcer leur loyauté à son égard. Une telle identification favorise en retour leur obéissance aux règles communes.

De plus, la constitution de rapports d’autorité génère du pouvoir, observe Levy (2015, 71). En effet, le rapport d’autorité confère toujours une certaine discrétion à la personne titulaire du droit de décider pour les autres, qui se matérialise dans la séparation entre l’autorité et la personne qui lui défère son jugement. Il est donc toujours possible que la personne titulaire de l’autorité prenne une décision qui ne correspond pas exactement au jugement de celle qui lui confère son pouvoir décisionnel. Cette possibilité inhérente à l’autorité permet ainsi à ses détenteurs de se servir de leur ascendant sur les autres pour atteindre des objectifs particuliers. C’est donc en ce sens que l’autorité génère du pouvoir.

La définition des groupes en tant qu’autorité proposée par les pluralistes permet de relever certains des facteurs qui favorisent l’essor des municipalités en tant que sources de loi. Depuis le milieu du XIXe siècle, les élites politiques canadiennes ont effectivement confié une partie des tâches gouvernementales à des corporations municipales. Elles ont par exemple déféré une partie de leur pouvoir décisionnel à des corps politiques dotés d’une personnalité juridique propre. Or, une telle pratique administrative n’institue pas simplement un niveau de gouvernement supplémentaire, un échelon territorial ; en fait, elle consent une autorité à un corps politique conçu comme un agent collectif, pourvu d’une identité juridique distincte de celle du gouvernement provincial. Une telle réalité est particulièrement évidente lorsque surviennent des litiges judiciaires entre les municipalités et le gouvernement provincial. De surcroît, comme le met en relief l’extrait du jugement de la juge McLaughlin cité en première partie de cet article, l’autorité exercée par ces personnes collectives se traduit positivement par l’adoption et l’application de règlements municipaux. Les décisions prises par les municipalités se manifestent principalement sous une forme légale. Ainsi, c’est par l’entremise de règlements qu’elles autorisent ou interdisent des conduites ou des activités particulières, qu’elles prélèvent des revenus ou qu’elles allouent des ressources à des projets, ou encore qu’elles coordonnent leurs actions avec celles de leurs partenaires de la société civile ou avec les ordres supérieurs de gouvernement. Bien entendu, les corporations sont établies en vertu de lois adoptées par les provinces, que la jurisprudence considère toujours comme les détentrices d’une autorité légale exclusive sur les institutions municipales. Or les gouvernements provinciaux n’ont pas seulement déféré leur pouvoir décisionnel à des personnes collectives dont l’autorité s’exerce par voie légale. Elles ont pourvu les corporations municipales d’institutions démocratiques. Au fil du XXe siècle, elles ont également élargi la franchise. Désormais, les conseils municipaux sont élus par l’ensemble de leurs habitants titulaires de la citoyenneté. De ce fait, les institutions de la démocratie locale alimentent une représentation des lois ou des décisions prises par les municipalités comme l’expression des aspirations propres à leurs habitants.

Les débats constitutionnels qui ont marqué la vie politique canadienne et québécoise depuis les années 1960 démontrent que le principe de souveraineté populaire s’est progressivement substitué au respect d’une constitution fondée sur la tradition de la souveraineté parlementaire et de la common law comme principe de légitimation politique (Russell 1993). Dans ce nouveau contexte normatif, la délégation de fonctions administratives à des autorités collectives, dotées de leur propre personnalité juridique, semble avoir engendré un « effet politique », pour le dire à la manière d’Alexis de Tocqueville (1986, 152). Ironiquement, la perpétuation de cette partie de l’héritage politique britannique permet maintenant aux municipalités d’apparaître comme des sources de loi autonomes dans le contexte normatif actuel. Autrement dit, les pouvoirs que détiennent les institutions municipales ne sont plus considérés comme le prolongement d’une tradition légale et politique dont les origines remontent à un temps immémorial, dont le Parlement constituerait le principal gardien (Loughlin 1996 ; 2010). En effet, les progrès de la souveraineté populaire dans l’imaginaire politique ont également contribué à remettre en question l’idée selon laquelle l’autorité politique finale résiderait dans le Parlement ou les législatures, considérés ici comme des puissances souveraines.

Dans ce nouveau contexte normatif, le caractère démocratique des municipalités aurait conduit, dans une certaine mesure, à leur appropriation par les collectivités locales, une situation redoutée par Zach Taylor (2019, 310-315). Puisque ces corps politiques exercent une autorité sur eux, les citoyens considéreraient maintenant que leur organisation ainsi que les règles qu’elles édictent doivent correspondre à leur volonté subjective en tant que groupe. Bref, ils soutiennent que l’autorité exercée par ces corps politiques ne saurait prétendre à la légitimité qu’à la condition de correspondre à leurs aspirations ou à leurs intérêts, tels qu’ils se définissent dans le cadre de la vie politique locale, plutôt qu’aux ambitions du gouvernement provincial. En pratique, la municipalité n’est donc plus envisagée comme une autorité prenant forme par la déférence du jugement d’une province, mais bien comme le résultat d’un transfert du pouvoir de décider aux habitants de la localité. Par conséquent, les décisions des gouvernements supérieurs qui se révèlent contraires aux ambitions des municipalités peuvent être perçues comme l’imposition d’une volonté arbitraire aux membres de ce groupe, malgré leur conformité aux normes constitutionnelles en vigueur ou leur efficacité présumée.

Dans ces circonstances, les représentants des municipalités peuvent se servir de leur légitimité démocratique, qui s’appuie sur la loyauté qu’éprouvent les citoyens à leur égard, pour contester les décisions des provinces ou du gouvernement fédéral opposées à ce qu’elles considèrent comme leurs finalités collectives. Elles peuvent aussi se servir de cette même légitimité démocratique pour chercher à accroître leur autonomie et leurs pouvoirs ou encore limiter l’intervention des provinces dans la gestion de leurs affaires internes. Or c’est précisément le fait qu’elles exercent une autorité sur leurs membres par l’intermédiaire d’institutions démocratiques qui confère une légitimité politique à leurs revendications. En ce sens, l’autorité légale exercée par les municipalités constitue une ressource qui peut être mise à profit pour accroître l’efficacité de la gouvernance urbaine, comme le souhaitent les politologues discutés plus haut. Par contre, la même autorité peut aussi porter les membres du groupe à s’opposer aux décisions des provinces et donc limiter leur capacité d’exercer leur propre autorité. Dans le cadre de ces conflits, les municipalités peuvent toutefois justifier les positions qu’elles adoptent en vertu de principes démocratiques. Dès lors, la pratique qui consiste à déléguer des pouvoirs à des corporations municipales dirigées par des élus relance systématiquement la question du constituant approprié (Nootens 2007, 93). Elle alimente perpétuellement les désaccords à propos du groupe à qui doit revenir l’autorité finale dans une situation particulière. Ce sont peut-être moins leurs bases territoriales, comme les analystes de la gouvernance multiniveau le laissent croire, que leurs assises juridiques, qui amènent les municipalités à se considérer comme des sources de loi autonomes.

Cependant, le fait que l’identité de la municipalité en tant que groupe soit définie en vertu de concepts juridiques ne les réduit pas nécessairement au rang de créatures des provinces. En d’autres termes, le sens des concepts politiques ou juridiques qu’emploient les sociétés démocratiques pour décrire leur vie collective et légitimer leurs projets ne se réduit pas nécessairement aux définitions formulées dans les jugements des tribunaux. Comme l’ont mis en relief les écrits des pluralistes, la définition de l’État en tant qu’unique source de loi, relayée par les théories de la souveraineté, suggère une représentation tronquée du phénomène de l’autorité. En fait, l’État peut être envisagé comme une forme d’autorité parmi d’autres, un groupe dont les membres appartiennent également à plusieurs groupes, qui gouvernent aussi leur conduite en édictant des règles. L’interprétation de l’autonomie locale proposée ici suggère que la coexistence d’une pluralité d’autorités légales constitue un fait avec lequel les sociétés démocratiques doivent composer.

Dès lors, la reconnaissance des municipalités comme gouvernements autonomes peut être envisagée comme une réponse politique aux conflits qui résultent de la coexistence d’une pluralité de sources de loi. Plutôt que d’objectiver l’autorité des gouvernements provinciaux d’un côté et, de l’autre, d’inciter les municipalités à faire comme si elles n’étaient pas elles-mêmes des autorités, les sociétés politiques provinciales ont récemment opté pour la fédéralisation des rapports entre ces deux ordres de gouvernement. Désormais, les lois qui habilitent les municipalités sont présentées comme le produit d’accords entre eux. Cette conception des lois municipales suggère évidemment une compréhension des parties prenantes aux ententes comme des sources de loi, dans la mesure où la légitimité de ces règles s’avère désormais conditionnelle à leur accord. Les mécanismes de consultation et de coordination établis dans la foulée de ces réformes statutaires semblent relever d’une même compréhension. Ces changements institutionnels invitent alors à envisager les politiques urbaines comme le produit d’ententes négociées entre deux formes d’autorité démocratiques.

Conclusion

L’autonomie récemment acquise par les municipalités repose toujours sur des bases fragiles. En l’absence d’une juridiction enchâssée dans la Constitution, les gouvernements provinciaux possèdent toujours un pouvoir exclusif de faire des lois relatives aux institutions municipales, qu’ils peuvent faire valoir devant les tribunaux. Leur autorité légale leur permet ainsi de renoncer à leurs engagements auprès des municipalités, de réformer leurs institutions comme ils l’entendent ou d’adopter des politiques urbaines qui répondent à leurs priorités. Dans cette perspective, les décisions des tribunaux portent à croire que les municipalités ne sont toujours pas considérées comme des gouvernements autonomes.

S’inspirant d’exemples de collaboration informelle entre les municipalités et les gouvernements supérieurs, nombre de politologues ont mis en lumière le fait que les élus locaux peuvent se servir des ressources déjà à leur disposition pour accroître la productivité de la structure de gouvernance urbaine. Ainsi, les revendications des municipalités en faveur d’une plus grande autonomie leur semblent un usage improductif de leurs ressources, qui concoure ultimement à l’inefficacité de la gouvernance urbaine. C’est pourquoi ils convient les citoyens et leurs élus à relativiser l’importance des enjeux liés au statut constitutionnel des municipalités afin qu’ils consacrent leurs énergies à la résolution de problèmes plus urgents.

Dans cet article, j’ai cherché à démontrer que les revendications des municipalités à l’autonomie locale doivent plutôt être comprises comme un comportement normal dans les démocraties libérales, où le principe de souveraineté populaire prévaut dans l’imaginaire social. Cette façon dont nous nous représentons notre existence commune nous porte à voir dans les autorités collectives dirigées par des institutions démocratiques l’expression d’une volonté politique autonome. Les innovations institutionnelles rapportées dans la première partie de ce texte entendaient démontrer que ces développements témoignent de ce phénomène. Ces changements nous indiquent que la coexistence d’une pluralité de sources de loi constitue une réalité avec laquelle nous devons composer. Ils nous invitent aussi à voir dans la fédéralisation des rapports entre les municipalités et les autres gouvernements une façon de consolider les assises démocratiques du régime politique. Dans cette perspective, la structure de gouvernance urbaine n’apparaît pas nécessairement comme le produit de la volonté d’un seul peuple, formé d’individus, qui aurait remis entre les mains de l’État le pouvoir d’administrer la société. Elle est plutôt perçue comme le produit d’un compromis entre diverses autorités. Une telle représentation des rapports intergouvernementaux ne garantit pas le respect du droit à l’autonomie locale, ni l’efficacité des politiques urbaines. Cependant, elle peut faciliter la recherche d’un meilleur équilibre entre la poursuite de l’efficacité et les impératifs démocratiques.

Finalement, les fédérations sont des États constitués par des accords entre des groupes qui se reconnaissent mutuellement comme des sources de loi. Ainsi, la formation de ces associations politiques présuppose que les parties qu’elles regroupent se considéraient les unes les autres comme des communautés autonomes avant l’adoption de la Loi constitutionnelle. Si la constitution de jure demeure inchangée au Canada, l’essor des municipalités comme troisième ordre de gouvernement indique que ce processus de reconnaissance semble bien enclenché, quoique son issue demeure incertaine. Face aux conflits qu’engendre la coexistence d’une pluralité de sources de loi, les sociétés démocratiques peuvent tenter de préserver leur stabilité en invitant leurs citoyens à accorder leur obéissance première à l’État territorial souverain. Une telle démarche implique qu’elles doivent travailler à défaire ou à atténuer le sentiment d’appartenance qu’éprouvent les citoyens envers les autres groupes. La négation de l’autorité générée par toute autre entité que l’État ou la nation s’inscrit généralement dans le prolongement de cette stratégie. Sinon, les sociétés démocratiques peuvent se fédéraliser en partageant l’autorité entre les groupes qu’elles rassemblent et en se dotant d’institutions qui faciliteront la recherche du compromis.