Résumés
Résumé
La théorie de l’État de Bergeron permet d’étudier les relations entre la gouverne de l’État et les citoyens. Nous revisitons la prémisse de Gérard Bergeron selon laquelle tous les membres de la société se politifient, c’est-à-dire passent de relations purement civiles à une certaine activation de la gouverne. Pour ce faire, nous étudions les amish du vieil ordre de l’Ontario. Ce groupe offre un exemple de social non politifié, concept mentionné une seule fois dans l’oeuvre de Bergeron. Grâce à l’étude de deux politiques ontariennes, la présente recherche démontre que ce groupe réfute l’adhésion inéluctable à la politie. Nous suggérons une piste pour moderniser la théorie de Bergeron.
Mots-clés :
- politiques publiques,
- amish du vieil ordre,
- Gérard Bergeron,
- théorie de l’État,
- Ontario
Abstract
Bergeron’s theory of the state is useful to examine the relations between the state’s “gouverne” and citizens. We revisit Gérard Bergeron’s assumption that all members of a society adhere to the “politie,” that is, move from relations that are purely civil to some activation of the “gouverne.” To that end, we study the Amish of the Old Order in Ontario. This group offers an example of “social non politifié,” a concept mentioned once in Bergeron’s work. Thanks to the examination of two Ontarian public policies, this research shows that this group does not comply with the inevitable transition to the “politie.” We suggest a path to modernize Bergeron’s theory.
Keywords:
- public policy,
- Old Order Amish,
- Gérard Bergeron,
- theory of the state,
- Ontario
Corps de l’article
Les groupes religieux occupent une place paradoxale dans les pays industrialisés. Tandis que la majorité de la population de ces derniers se déclare de moins en moins pratiquante (Inglehart et Welzel 2008), de petits groupes religieux, fervents, semblent de plus en plus éloignés de la société dominante (Almond, Appleby et Sivan 2003). Parallèlement, les politiques publiques occupent une place grandissante dans la vie des citoyens de ces mêmes pays. Par exemple, depuis les années 1960, il est généralement difficile de soustraire un enfant à l’éducation publique avant l’âge de quinze ou seize ans (Oreopoulos 2005). En conséquence de cette double réalité (la majorité de moins en moins religieuse et les politiques publiques de plus en plus présentes), les politiques publiques semblent de plus en plus contraignantes aux groupes religieux non dominants. Comment ceux-ci réagissent-ils ? Comment parviennent-ils à vivre dans des sociétés séculières ? La littérature universitaire a déjà confirmé la pertinence de ces questions (Putnam 2007 ; Ghanea 2012). L’importance d’inclure l’étude des groupes religieux dans les politiques publiques est également acceptée par des chercheurs universitaires (Coward 2006 ; Bramadat 2008). Ce texte porte sur un élément circonscrit, peu étudié jusqu’à maintenant, de ce questionnement et s’intéresse à leur refus d’influencer les politiques publiques. La théorie de Gérard Bergeron sous-tend encore aujourd’hui l’ensemble des études de science politique au Québec (Gagné 1985 ; Laforest 2004 ; Michaud 2011 ; Lachapelle 2014). Sa théorie repose sur la division de l’État entre trois niveaux (régime, gouverne à quatre fonctions et politie), au contraire des théories traditionnelles (comme celle de Montesquieu) qui se concentrent sur la séparation de ses trois pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire)[2]. Comment les petits groupes religieux tels les amish du vieil ordre de l’Ontario s’excluent-ils des politiques publiques afin de préserver leur culture ? Dans les termes de Bergeron, comment ces petits groupes se comportent-ils face à la gouverne ?
Plus spécifiquement, ce texte s’intéresse à l’étude de cas des amish du vieil ordre qui sont établis en Ontario depuis 1822 (Gingerich 1972 ; Roth 1972) ou 1824 (Luthy 2009). Les amish du vieil ordre sont anabaptistes. Ils utilisent l’allemand de Pennsylvanie (avec variantes selon la provenance des amish) pour communiquer entre eux. Les enfants fréquentent les écoles de la communauté, lesquelles suivent leur propre programme d’éducation. Les amish habitent en zones rurales et promeuvent l’agriculture comme gagne-pain, contribuant ainsi à leur isolement géographique. Leurs pratiques religieuses les empêchent de recourir à certaines technologies telle la conduite d’une automobile.
Dans ce texte nous aborderons d’abord la méthodologie, basée sur la recension de la littérature grise, la littérature universitaire et des entrevues avec des leaders amish, des fonctionnaires et des élus oeuvrant auprès des amish du vieil ordre. Nous présenterons dans la partie suivante le groupe religieux des amish du vieil ordre en Ontario. Ensuite, nous développerons la définition de l’État et en identifierons les principales composantes susceptibles de modifier les politiques publiques grâce à la théorie de Bergeron. Nous opposerons finalement les pratiques des amish du vieil ordre de l’Ontario à la théorie de Bergeron grâce à l’étude de deux politiques ontariennes avant de conclure.
Ce texte revêt un objectif double. D’abord, il contribue à l’avancement de la théorie de l’État développée par Bergeron en suggérant la modernisation de la définition de la politie. En particulier, cette étude met en valeur l’importance de se soucier du social non politifié, occulté par Bergeron dans la presque totalité de son oeuvre (Bergeron 1977 ; 1982 ; 1984 ; 1990 ; 1993). Ce texte comporte aussi un apport empirique : tandis que Bergeron ne donne pas d’exemple du social non politifié, notre recherche met en lumière un cas emblématique de cette partie de la population canadienne, celui des amish du vieil ordre établis en Ontario.
Méthodologie
Nous avons choisi l’étude de cas pour élucider comment les amish du vieil ordre se comportent face à la gouverne au Canada. Cette méthode de recherche permet de développer une compréhension approfondie des mécanismes d’une organisation (Yin 2014). John Gerring (2004, 342) en offre la définition suivante : « an intensive study of a single unit for the purpose of understanding a larger class of (similar) units ». Il relève que l’étude de cas permet de décrire un phénomène en étudiant ses mécanismes causaux plutôt que d’en décrire la causalité en étudiant ses effets. L’étude de cas est donc exploratoire, permettant de générer une amélioration théorique plutôt que de la tester (Gerring 2004). John W. Creswell (1998, 65) reconnaît que l’étude de cas est typique des recherches de science politique. En effet, l’étude de cas permet de faire émaner des questions relatives aux décisions et aux politiques publiques (Pal 2005). L’étude de cas sur laquelle se base notre recherche offre une validité externe en ce qu’elle permet de peaufiner une théorie existante (Passeron et Revel 2005).
Les amish du vieil ordre de l’Ontario offrent une étude de cas pertinente pour la théorie de l’État de Bergeron. Ils remettent en question la politification inéluctable revendiquée par Bergeron (et discutée plus loin dans ce texte). En posant un défi à cette théorie, l’étude du groupe permet la modernisation ou l’adaptation de celle-ci. De surcroît, les amish canadiens forment un petit groupe religieux peu étudié dans la littérature universitaire et dans les médias, d’où l’intérêt de présenter ici des données empiriques à leur sujet.
La validité interne de la recherche repose sur une triangulation, au sens où nous avons utilisé de nombreuses sources de données. Thierry Karsenti et Stéphanie Demers (2000) reconnaissent la triangulation comme cruciale dans la qualité de toute étude de cas. Creswell (1998, 63) rappelle les différentes sources possibles de données dans les études de cas, telles que « documents généraux, archives, entrevues, observation directe, observation participative et artéfacts » (traduction libre). Notre recherche utilise plusieurs sources de données.
La recherche a débuté par une revue de la littérature scientifique sur les communautés anabaptistes et amish de l’Amérique du Nord. Puis, nous avons effectué neuf entrevues avec des leaders ou des membres détenant des responsabilités (ainsi que l’un des acteurs principaux du cas juridique Wisconsin c. Yoder, mentionné plus loin) auprès d’une partie importante des membres des communautés amish du vieil ordre de l’Ontario en 2013 et 2014. Les entrevues étaient semi-dirigées, les questions portant sur les relations entre les amish et les entités de la gouverne ainsi que sur les problèmes des amish à l’égard de diverses politiques publiques (agriculture, éducation, routes, santé). Le tableau 1 liste les entrevues réalisées.
En novembre 2013, nous avons pu consulter de la documentation rare au sujet des amish, notamment à la Heritage Historical Library d’Aylmer (Ontario). Nous avons également assisté à l’audience des amish du vieil ordre avec le Tribunal d’appel du ministère de l’Agriculture, de l’Alimentation et des Affaires rurales (MAAARO) et de la Commission de négociation dans les locaux du Mennonite Central Committee (MCC) en mai 2014. Finalement, nous avons consulté l’ensemble des documents relatifs aux interventions du MCC pour le Old Order Mennonite Government Relations Committee dans les locaux du MCC à Kitchener (Ontario) en août 2014. Les données collectées sont toutes qualitatives.
Amish du vieil ordre en Ontario
Les croyances religieuses des anabaptistes (dont font partie les amish) reposent en partie sur la réforme radicale du XVIe siècle visant à restaurer le Nouveau Testament (Kraybill 2010). Martin Luther, Ulrich Zwingli et John Calvin proposaient, notamment, de continuer le baptême dès l’enfance et de maintenir les liens entre l’Église et l’État (Hostetler 1993). Un groupe d’anabaptistes en Suisse, les Swiss Brethen, s’opposa à ces pratiques et se dota d’une doctrine basée sur les sept articles de la confession de Schleitheim (ibid.). Jacob Ammann, un des leaders de ce groupe suisse, provoqua la séparation de la branche amish (mot dérivé de « Ammann ») à la fin des années 1690 ; les amish devinrent alors ceux qui respectaient le Meidung ou l’exclusion (shunning) des excommuniés et, plus généralement, la confession de foi de Dordrecht de 1632 (ibid.). Les amish ajoutèrent « le lavage des pieds, la coupe de cheveux [pour les hommes] et l’exclusion sociale » aux articles de Schleitheim (Hostetler 1993, 47 ; traduction libre).
L’ouvrage intitulé Martyrs Mirror décrit les martyres endurés par les anabaptistes et fait partie des livres importants pour les amish (Kraybill 2003a). Les pays d’origine des amish sont l’Allemagne, la Suisse et la France ; ceux-ci ont quitté leur pays parce qu’ils y étaient persécutés. Ils se sont rendus, en groupes, aux États-Unis où la liberté de religion leur était garantie. Le gouvernement états-unien leur a accordé des terres, sous condition d’utilisation agricole. Les premiers immigrants amish s’établirent en Pennsylvanie de 1736 à 1770 ; d’autres d’immigrants amish s’établirent aux États-Unis de 1815 à 1860 (Kraybill, Johnson-Weiner et Nolt 2013). Les membres des communautés amish, qui n’étaient pas agriculteurs en Europe, sont devenus principalement fermiers. Cette industrie leur a permis de maintenir une certaine distance à l’égard du monde extérieur.
Leur vie est régie par le respect de l’Ordnung, c’est-à-dire la discipline de leur communauté, laquelle est partiellement flexible (Peddle 2000). Les règles amish varient d’une communauté à l’autre, mais plusieurs évêques se réunissent annuellement pour les discuter et ainsi parvenir à une certaine uniformité (Kraybill 2003b). Paul Charles Cline (1968) et Donald B. Kraybill (2001) décrivent comment les trois figures d’autorité formelle, soit l’évêque (bishop), le prêtre (preacher) et le diacre (deacon), sont choisies par chaque communauté, ainsi que leur rôle respectif. Les amish adhèrent au Gelassenheit, une forme d’absence de résistance qui implique que les amish ne peuvent être ni soldats ni élus politiques et une série d’éléments liés à l’obéissance à Dieu et à la séparation du reste du monde (Kraybill 2003b ; 2010). Les amish refusent de nombreuses technologies afin de préserver leur isolement du reste du monde (Kraybill 2001). Ils refusent de plus de poursuivre quiconque en justice (Kraybill, Johnson-Weiner et Nolt 2013). Enfin, les amish (à l’instar des autres anabaptistes) sont baptisés à l’âge adulte (lequel varie d’un groupe à un autre), après la phase de Rumspringa, une période pendant laquelle les jeunes sont plus ou moins libres de vaquer à des activités généralement non admises dans la communauté amish (comme conduire une automobile) avant le baptême ou le mariage. Pendant cette période, ils sont susceptibles de ne pas joindre la communauté amish (Shachtman 2007 ; Kraybill 2010 ; Kraybill, Johnson-Weiner et Nolt 2013).
Les données sur la population amish du vieil ordre ne sont pas aisément disponibles en raison de l’absence d’organisation centrale (à la différence, par exemple, de l’Église catholique) et en raison de croyances religieuses (Hostetler 1993). Les amish sont principalement établis en Ohio et en Pennsylvanie (plus de 75 000 amish dans chacun de ces États) ainsi qu’en Indiana (plus de 55 000), au Wisconsin, dans l’État de New York, au Michigan et au Missouri (plus de 10 000 par État). Au total, ils sont présents dans quelque trente États des États-Unis, deux pays d’Amérique du Sud et quatre provinces canadiennes (plus de 5000 en Ontario, 205 à l’Île-du-Prince-Édouard, 5 au Nouveau-Brunswick et 65 au Manitoba) ; leur nombre était estimé à 342 100 (adultes et enfants) en 2017 (Young Center for Anabaptist and Pietist Studies 2019). Les amish se répartissent dans plus de 2000 districts, lesquels comptent chacun quelque 25 à 45 familles.
Nous ne disposons pas de données précises sur les activités économiques des amish, ni aux États-Unis ni en Ontario. Une chose est certaine : les amish perçoivent le travail sur la ferme comme un idéal (Hostetler 1993). Pourtant, les terres arables près des communautés amish se font de plus en plus rares en raison de la croissance de la population et de son étalement ; les amish doivent donc diversifier les emplois qu’ils occupent[3].
Ce texte se concentre sur les amish du vieil ordre de l’Ontario ; ils étaient au nombre de 5139 en 2012 (Kraybill, Johnson-Weiner et Nolt 2013). Une des communautés principales est située près d’Aylmer et Malahide (Ontario[4]). Cinq familles de Piketon, Ohio, décidèrent de s’y établir en 1952 en raison de la construction d’une usine d’enrichissement d’uranium (Gingerich 1972 ; The Aylmer Young People 1974). La communauté comptait cinq districts en 2012 (Kraybill, Johnson-Weiner et Nolt 2013). En Ontario, à Aylmer, les amish possèdent des terres. Ils comptent aussi une entreprise de fabrication de meubles. Les amish d’Aylmer ont de particulier qu’ils abritent le principal éditeur nord-américain des amish : Pathway Publishers[5] (Steiner 2015). Cette compagnie publie de nombreux manuels utilisés dans les écoles amish (Johnson-Weiner 2007). Elle publie aussi le mensuel Family Life ainsi que les périodiques Young Companion (pour adolescents) et Blackboard Bulletin (destiné aux enseignantes amish). De plus, les amish d’Aylmer détiennent la principale bibliothèque amish du continent, la Heritage Historical Library.
Théorie de l’État de Bergeron
La théorie de l’État de Bergeron renforce l’idéal de la Révolution tranquille québécoise, plaçant l’administration publique, ou la fonction publique, au coeur du fonctionnement de l’État : « en isolant l’administration gouvernementale du pouvoir politique et en l’élevant au rang de fonction autonome au coeur de la gouverne politique, la théorie fonctionnelle de l’État de Gérard Bergeron, publiée en 1965, venait consacrer l’importance de l’administration gouvernementale dans le système politico-administratif de l’État moderne » (Villeneuve 2007, ii). Guy Laforest (1986, 161) souligne l’importance de la politie pour Bergeron (1984) et l’activation que la gouverne y exerce : « la gouverne parvient à enserrer la politie dans ses filets ». Gilles Gagné (1985) critique la présentation de l’État selon Bergeron parce qu’elle offre un portrait trop bien organisé, voire figé dans le temps, et ignore les transformations sociales. Le tableau 2 synthétise la théorisation du modèle de Bergeron.
Bergeron perçoit l’État comme un ensemble de superfonctions, de fonctions et d’infrafonctions, lesquelles correspondent respectivement au régime de l’État, à la gouverne de l’État et à la politie de cette même entité. Le régime compte deux superfonctions : la sécuration et la légitimation. La première constitue « l’ensemble des processus auto-protecteurs par lesquels l’unité politique vise à affirmer son existence dans son environnement politique » (Bergeron 1982, 235). Autrement dit, il s’agit de ce que l’État fait pour être considéré valide par les autres États. La légitimation représente « l’ensemble des processus intégrateurs par lesquels l’unité politique manifeste un comportement qui la justifie auprès de ses membres et lui permet de durer dans son milieu social » (ibid.). La légitimation quant à elle fait en sorte que la société croie dans les politiques de l’État ou lui accorde une certaine légitimité.
Entre le régime et la gouverne se trouve le seuil des habilitations. À la fois le régime habilite la gouverne à fonctionner et, en contrepartie, la gouverne habilite les superfonctions de légitimation et de sécuration. En termes simples, l’un des deux niveaux ne pourrait exister sans l’autre et tous deux doivent mutuellement s’habiliter pour que l’État soit.
Le deuxième niveau de l’État représente la gouverne, composée de quatre fonctions : la législation (essentiellement les députés), le gouvernement (les ministres), l’administration (la fonction publique) et la juridiction (les tribunaux). Tandis que les deux premières procèdent selon un plan d’impération où elles dictent les règles, les deux dernières opèrent selon un plan d’exécution et suivent les règles. Par ailleurs, le gouvernement et l’administration utilisent des règles politiques ; la législation et la juridiction s’appuient sur des règles juridiques. Enfin, le troisième niveau de l’État, la politie, est constitué des « citoyens » ou, plus précisément, de « [la] société dit “politique” » (Bergeron 1982, 230). La politie se divise en moyens préfonctionnalisés (qui pourraient passer directement à la gouverne, voire à la législation et au gouvernement) et en moyens fonctionnalisables. Les moyens préfonctionnalisés sont : « le personnel politique, les partis, les groupes d’intérêts, les organismes dits consultatifs » (ibid., 243). Les moyens fonctionnalisables se composent « [des] classes sociales, […] [des] mouvements ethniques et religieux […] et [des] groupements d’action collective » (ibid., 44). Ces groupements d’action collective sont, en quelque sorte, des mini-groupes d’intérêts. Bergeron en parle ainsi :
De tels groupements n’ont pas la consistance des groupes d’intérêt dont ils refusent les conduites consensuelles de participation ou d’opposition. Ils cherchent à l’occasion à agir sur tels ou tels pouvoirs politiques (marches, manifestations, sit in, campagnes d’opinion, pétitions, etc.), mais ce qui les singularise le plus serait cette proclamation d’autonomie collective en face du politique. La manifestation la plus éclatante en serait le refus systématique de recourir aux moyens déjà préfonctionnalisés de la médiation politique, en particulier aux partis et aux groupes d’intérêts.
1984, 178, italiques dans l’original
Bergeron fournit quelques exemples de groupements d’action collective : « groupements de femmes, de jeunes, de consommateurs, d’écologistes, d’adeptes de la contre-culture, de handicapés, d’assistés sociaux, etc. » (Bergeron 1984, 178). Cette définition est importante, puisque le groupe religieux des amish du vieil ordre en Ontario pourrait être assigné, à l’instar des groupements d’action collective, aux moyens fonctionnalisables de la politie ; à ce titre, Bergeron présume que ces derniers tentent parfois d’agir sur les fonctions de la gouverne (« [ils] cherchent à l’occasion à agir sur tels ou tels pouvoirs politiques »), sans toutefois s’astreindre « aux partis et aux groupes d’intérêts » (ibid.). Notre étude montre plutôt que les amish du vieil ordre au Canada appartiennent au social non politifié (discuté plus loin).
Entre la gouverne et la politie, le seuil des activations garantit l’interaction des deux niveaux. La politie active la gouverne en lui envoyant des messages de ce qu’elle souhaite voir accompli ; en retour, la gouverne active la politie pour que celle-ci pose certaines actions.
Entrevoir l’État sous l’angle de cette théorie met en exergue les différentes voies par lesquelles les membres de la politie peuvent activer la gouverne. Pour influencer cette dernière, « les membres de la politie ont le choix dans un répertoire de six conduites politiques graduées : ce sont celles de contribution, de participation, d’opposition, de contestation, de dissidence et de rébellion » (Bergeron 1982, 239).
Il convient de s’attarder à la supposée activation de la gouverne par un groupe religieux appartenant à une sous-division de la politie : le social non politifié. Selon Bergeron, chacune des quatre fonctions peut être activée par la politie pour influencer les politiques publiques. Un groupe peut contacter l’administration publique pour demander des accommodements. Il serait aussi possible de recourir à la juridiction afin de demander aux cours de justice de reconnaître des droits religieux. La législation pourrait être utilisée : il s’agirait de demander aux députés d’inclure certaines prérogatives dans les lois et règlements ou encore de voter pour des candidats dont les opinions sont favorables. Enfin, le recours au gouvernement est possible dans le but d’influencer le premier ministre ou les ministres pour qu’ils proposent des projets de lois, règlements, décrets favorables ou qu’ils votent des crédits, ou encore pour qu’ils maintiennent, voire accroissent les mesures ou les droits favorables au groupe religieux.
Pour Bergeron, la politification ou la participation à la politie est inéluctable ; elle correspond à la « transformation politique de matières ou de relations jusque-là uniquement sociales » (1977, 129). Bergeron perçoit la politification comme allant de soi. Faisant explicitement référence au Exit, voice, and loyalty d’Albert O. Hirschman (1970), il écrit :
En langage économique, les inclus politiques sont une clientèle captive des ressources et biens publics. On peut se retirer d’une économie de marché avec de plus ou moins lourds dommages. En politique, la sortie est interdite : « No exit ». Il ne reste plus qu’à discuter (voice), surtout, si l’on ne peut jouer à fond la menace d’une sortie (loyalty), c’est-à-dire devenir dissidents ou rebelles. »
Bergeron 1977, 28 ; italiques dans l’original
Bergeron fait référence aux bénéfices évidents (à ses yeux) d’une politie, nécessairement politifiée : « Le fait brut et minimal de l’inclusion obligée [de la politification] est la condition pour la politie d’une perpétuation à l’intérieur et d’une préservation de l’extérieur, fondant ainsi deux principes complémentaires d’unification : celui de l’inclusion justificatrice et celui de la protection obligeante. » (Bergeron 1977, 269 ; italiques dans l’original)
Bergeron admet la possibilité qu’un groupe ne souhaite pas se politifier. Toutefois, à notre connaissance, il ne mentionne le « social non politifié » qu’à une occasion, dans un graphique de son ouvrage de 1984 (à la p. 18), tandis que dans le reste de son oeuvre, il nous semble en faire omission. Sa théorie repose sur la prémisse que tous se politifieront à un moment ou à un autre. Selon lui, tous les citoyens des pays politifiés se voient obligés d’activer la gouverne du pays (ou de la province) où ils habitent. Bergeron (1977, 32) y voit une « inclusion obligée » : « L’inclusion permet la référence à toute la société en cause, à la politie. »
Bergeron reconnaît deux types de politification. D’abord, il y a la politification externe, imposée par les fonctions de la gouverne : elle s’effectue « par la frontière juridico-territoriale d’une politie, la distinguant ainsi des autres polities » (ibid., 269). Cette politification protège l’État en faisant de ses membres des composantes de celui-ci, soit des participants, des adhérents. Bergeron (ibid., 32) relève la menace si tous ne sont pas membres de la politie : « Une unité collective ainsi minimalement constituée ne peut tolérer que cette exigence [l’inclusion obligée] de sa nature profonde soit menacée, soit de l’intérieur, soit de l’extérieur. » Quant à la politification à l’interne, elle est celle qui s’effectue « par la délimitation des contours variables du politique dans le social, mettant ainsi en cause la gouverne » (ibid., 269 ; italiques dans l’original). La politification à l’interne protège les membres de l’État du monde extérieur grâce, par exemple, à ses programmes sociaux (ibid., 32). Autrement dit, les politifications externe et interne imposent le passage du social non politifié auprès de la politie. Les individus passent le seuil de politification et font partie de la politie ou du social politifié lorsqu’ils y reconnaissent eux-mêmes leur adhésion, leur loyauté (Bergeron 1977, 25-33 ; 1982, 247-250). Selon Bergeron, tous les citoyens qui habitent le territoire d’un État envisagent, voire tentent d’activer la gouverne, affirmant leur politification.
Étude de cas : les amish du vieil ordre en Ontario comme social non politifié
Les amish du vieil ordre établis en Ontario font partie de l’État d’une manière à peine développée par Bergeron. En effet, ce groupe religieux ne fait pas partie de la politie. D’une part, les amish du vieil ordre de l’Ontario ne reconnaissent pas leur loyauté à la gouverne ontarienne : ils ne se politifient pas délibérément, refusant de traverser ce seuil. D’autre part, les amish ne votent pas, ne poursuivent personne en justice et cherchent à ne pas souscrire ni bénéficier des politiques publiques mises en place par l’État, notamment les programmes sociaux. Ils refusent donc d’activer les fonctions de législation, de juridiction, d’administration et de gouvernement de la gouverne ontarienne, contrairement à la prédiction de Bergeron selon qui tous les groupes se politifient (activant la gouverne). Nous illustrons cette stratégie de non-politification par deux exemples : l’Assurance-santé de l’Ontario et l’inscription des entreprises agricoles auprès du MAAARO (ontarien).
Les amish du vieil ordre de l’Ontario, à l’instar des autres amish de l’Amérique du Nord, paient impôts, taxes et autres programmes gouvernementaux (pour la plupart) au même titre que l’ensemble des résidents canadiens. Pourtant, les amish refusent de bénéficier de ces mêmes programmes. Depuis 1959, tous les résidents de l’Ontario doivent adhérer à l’Assurance-santé de la province (auparavant le Régime d’assurance maladie de l’Ontario, le RAMO en français ; OHIP en anglais) (Gouvernement de l’Ontario 2014). Or, les amish du vieil ordre de cette province refusent de prendre part à toute forme d’assurance collective, y compris l’assurance maladie. Ils craignent que cela ne réduise les liens d’interdépendance entre les amish et n’enjoignent ceux-ci à quitter la foi amish (Igou 1999). Lorsqu’un amish reçoit des soins médicaux, il paie donc de sa poche plutôt que d’utiliser l’Assurance-santé (Stoll 2013).
Ce refus de prendre part à l’un des programmes les plus importants du gouvernement ontarien (près de 40 % des dépenses de la province sont dédiées au système de santé en 2019 selon le gouvernement de l’Ontario) témoigne du refus de politification des amish. Tandis que l’État encourage, voire oblige, ses résidents à s’inscrire à l’Assurance-santé et utilise une part importante de leurs impôts et taxes (obligatoires) pour la financer, il impose une politification à la plupart de ses habitants. Bien que certains aspects de sa mise en oeuvre soient critiqués dans les médias et par la politie, ce programme bénéficie d’une grande légitimité (à ne pas confondre avec la légitimation de Bergeron) auprès de la politie ontarienne. Les amish reconnaissent leur obligation d’y contribuer monétairement et acceptent son corollaire, l’activation qu’il tente de leur imposer. Néanmoins, les amish du vieil ordre de l’Ontario refusent l’activation et la politification de l’Assurance-santé en n’acceptant pas ses bénéfices ; ils paient plutôt pour leurs propres soins médicaux, s’obligeant à s’en remettre à la charité de leur communauté amish si les montants sont trop élevés et acceptant de payer pour leurs « frères » amish s’ils en ont les moyens financiers (Regehr 1995 ; Igou 1999).
Une seconde illustration de la non-politification des amish du vieil ordre de l’Ontario tient à la réglementation en matière d’agriculture dans la province. Ceux-ci refusent de prendre part à l’inscription des entreprises agricoles de l’Ontario. En vertu de la Loi de 1993 sur l’inscription des entreprises agricoles et le financement des organismes agricoles de l’Ontario, « [toute] personne dépose auprès du ministre une formule d’inscription d’entreprise agricole dûment remplie si les conditions suivantes sont réunies : a) la personne exploite une entreprise agricole ; b) le revenu brut annuel de l’entreprise agricole, déterminé conformément aux règlements, est égal ou supérieur à la somme prescrite [7000 $] » (Imprimeur de la Reine pour l’Ontario 2006, art. 2). L’inscription permet une réduction de la taxe foncière ainsi que l’adhésion à l’une des fédérations agricoles reconnues (ce qui inclut divers programmes et services) (Imprimeur de la Reine pour l’Ontario 2017). En retour, l’enregistrement permet au MAAARO « d’élaborer des politiques publiques adéquates » (ibid.). Le MAAARO consulte les représentants de l’ensemble des agriculteurs de la province (inscrits auprès de l’une des trois fédérations) lorsqu’il est question de politique agricole.
Les amish de l’Ontario ne bénéficient pas des avantages de l’inscription auprès d’une fédération agricole. La loi de 1993 (art. 22) prévoit que les groupes religieux (principalement les amish) puissent refuser de s’inscrire. Depuis 2003, l’ensemble des amish et des mennonites du vieil ordre de la province ont rencontré à quatre reprises le Tribunal d’appel du MAAARO et de la Commission de négociation dans les locaux du MCC en Ontario afin de confirmer leur non-inscription (Marco Borys 2014 ; Imprimeur de la Reine pour l’Ontario 2016). C’est le MCC qui se charge d’inviter les représentants du Tribunal (Marco Borys 2014). En outre, les mennonites du vieil ordre[6] et les amish du vieil ordre de l’Ontario ont formé un comité politique, le Old Order Mennonite Government Relations Committee, qui communique régulièrement avec le MCC. Ce dernier agit comme intermédiaire entre le comité politique et la gouverne ontarienne (pour une présentation du MCC, voir Steiner 2015). Le Old Order Mennonite Government Relations Committee est composé de trois membres, lesquels sont responsables de la communication entre le comité et l’ensemble des amish et des mennonites du vieil ordre de l’Ontario entre les rencontres. Les communications se font par courrier postal, par rencontres en personne et parfois par téléphone. Ce même comité est aussi en communication constante avec son homologue états-unien, le Old Order Amish Steering Committee. Ces liens sont représentés au tableau 3.
Le comité responsable des relations gouvernementales des amish et des mennonites du vieil ordre de l’Ontario et son étroite collaboration avec le MCC permettent aux amish et aux mennonites du vieil ordre de faire valoir, oralement, auprès des fonctionnaires ontariens du Tribunal d’appel du MAAARO, que leurs croyances religieuses les empêchent de s’inscrire auprès du registre des entreprises agricoles et de recevoir l’aide gouvernementale. Pour le MAAARO, il y a fort à parier que les accommodements représentent une source de tracas minime, comme en font foi les rencontres avec les amish (seulement aux quatre ans) (Imprimeur de la Reine pour l’Ontario 2016).
Discussion
Ces deux exemples remettent en question la présomption de Bergeron selon laquelle tous les individus joignent la politie et activent la gouverne par une conduite ou une autre. Les amish du vieil ordre de l’Ontario demeurent dans le social non politifié. Ils maintiennent des relations civiles, mais non civiques, avec les membres de la politie (Tully 2014). Les amish respectent la loi et, bien sûr, entrent en contact avec d’autres individus de la politie : ce sont là des relations civiles. Toutefois, les amish ne prennent pas part aux activités civiques visant à changer les politiques publiques ; leurs relations ne sont pas civiques. Dans les termes de Bergeron, les amish ne traversent pas le seuil de politification, sans pourtant éviter les relations sociales avec des adhérents à la politie (Bergeron 1977, 129). Grâce à un groupe religieux proche, le MCC, les amish parviennent à éviter d’activer la gouverne.
Ce refus de se politifier est démontré par les conséquences possibles si les croyances des amish et des mennonites du vieil ordre étaient enfreintes. Deux scénarios paraissent envisageables. Lorsqu’un État états-unien (le Wisconsin) a voulu obliger des enfants amish à se rendre dans des écoles publiques, des luthériens ont poursuivi le gouvernement au nom des amish. Ils ont obtenu gain de cause dans le jugement Wisconsin c. Yoder de la Cour suprême des États-Unis en 1972 : les amish de ce pays peuvent depuis lors y maintenir leurs propres écoles (Peters 2003). Étant donné l’importance des droits religieux au Canada, il est vraisemblable de croire que le gouvernement ontarien souhaite éviter la mauvaise presse et les frais juridiques d’une bataille probablement perdue d’avance (Janzen 1990 ; Buckingham 2007 ; Esau 2016). Une deuxième conséquence probable du non-respect des croyances religieuses des amish du vieil ordre en Ontario tient au comportement d’autres groupes amish dans le passé : les amish ont quitté la région où leurs croyances et environnement allaient à l’encontre de leur foi. Par exemple, des amish se sont établis à Aylmer (en Ontario) justement en raison de la construction d’une centrale nucléaire en Ohio (Gingerich 1972 ; The Aylmer Young People 1974). Ces deux « conduites » possibles, la poursuite judiciaire par une tierce partie et la fuite, ne font pas partie des conduites identifiées comme appartenant à la politie de Bergeron, ce qui renforce l’argument selon lequel les amish du vieil ordre demeurent dans le social non politifié, si peu envisagé par Bergeron. Les amish du vieil ordre de l’Ontario n’entrent que ponctuellement en relation avec la gouverne, lorsque cela permet leur isolement, comme dans le cas du Tribunal du MAAARO, où ils apparaissent aux quatre ans. Enfin, les amish sont perçus de manière hautement favorable dans l’opinion publique et auprès des leaders de la communauté ontarienne que nous avons visitée. Nous avons rencontré le chef de police d’Aylmer et les maires d’Aylmer et de Malahide (comté d’Elgin, Ontario) et tous trois avaient la même opinion des amish résidant dans leur communauté : des gens sans histoire dont on entend peu parler. Cela corrobore la littérature états-unienne qui mentionne la perception positive à l’égard des amish, peut-être en raison de leur mode de vie simple et à contre-courant de la culture populaire[7] (Hostetler 1993). Si les amish devaient être perçus comme persécutés ou devaient quitter l’Ontario, les autorités responsables seraient vraisemblablement blâmées, sans compter que les conséquences sur leurs revenus de taxation (corollaires d’une diminution de la population) pourraient être négatives.
La particularité du groupe étudié ici tient à son désir de garder une certaine distance du reste de la société. Les amish du vieil ordre n’empruntent aucune des infrafonctions identifiées par Bergeron ; ils se confinent au social non politifié. Ce qui différencie les amish du vieil ordre de l’Ontario de la politie représentée par Bergeron et de ses conduites tient à que le groupe vise un isolement du reste de la société, de la politie. Leurs croyances religieuses préconisent une distance des relations civiques du reste de la société, perçues comme néfastes aux membres du groupe. On observe que les amish souhaitent, du moins majoritairement, se situer hors de la politie. Ils ne croient pas que la politification soit bénéfique pour eux et ont la possibilité d’une sortie à la Hirschman.
La littérature universitaire a discuté la question de l’isolement que recherchent plusieurs groupes fondamentalistes religieux, lesquels se trouvent dans toutes les grandes religions de la planète (Almond, Appleby et Sivan 2003). Kraybill (2003b) démontre que les amish du vieil ordre cherchent à préserver un mode de vie séparé de celui des « Anglais » (c’est-à-dire ceux qui ne sont pas amish) par l’entremise d’écoles propres à la communauté[8], d’une vie rurale et d’obligations quotidiennes (sur le travail à la ferme) exigeantes en temps. Les amish du vieil ordre montrent une volonté de demeurer séparés du monde moderne. Les raisons évoquées pour s’isoler de la sorte se concentrent autour de la préservation de la foi et de la communauté religieuse. Sans des institutions particulières pour leur communauté (tels les écoles, un système de filet social propre à la communauté, des emplois différents de ceux de la majorité, voire une langue différente de celle de la majorité), les jeunes membres de ces communautés quitteraient probablement en plus grand nombre avant l’âge adulte[9]. Il s’agit d’ailleurs de l’argument invoqué par ces communautés lorsqu’elles demandent des actions publiques susceptibles de permettre le maintien ou la croissance de leur communauté (voir par exemple Keim 2003).
Nous décrivons ici des faits paradoxaux. Une minorité religieuse orthodoxe cherche à poser des murs sociologiques (Malarde 2011) entre celle-ci et le reste de la société civile. Alors que la théorie de Bergeron prévoit que tous les groupes de la politie participent tôt ou tard à la vie politique, les amish rejettent la politification afin de se préserver du reste de la société. Ainsi, les relations civiles avec la gouverne, par l’entremise du MCC dans le cas de l’agriculture, ne se font que dans le but de se maintenir dans le social non politifié.
La question devient alors celle de la responsabilité de la gouverne à l’égard du social non politifié, une question que Bergeron n’a pas envisagée. D’un côté, respecter ou encourager l’isolement de groupes religieux (ou d’autres groupes du social non politifié) équivaut à reconnaître la valeur de la diversité d’une population. Un exemple anecdotique de la valeur de la diversité et de l’intérêt de préserver le social non politifié tient à la découverte récente des différents taux d’asthme entre amish et mennonites et son explication : la technologie des fermes où ils travaillent (Kolata 2016). Cette illustration suppose que la diversité des groupes permet des améliorations de la qualité de vie pour l’ensemble de la population, à long terme. D’un autre côté, le social non politifié ou l’isolement de groupes religieux suppose une remise en question du contrat social de Jean-Jacques Rousseau (1763). Si une portion de plus en plus grande de la population (représentant néanmoins un faible pourcentage de la population totale) refuse d’activer la gouverne, quelle est la légitimité de cette dernière ? Le refus de la politification impose des conséquences importantes à l’État. Il amincit le seuil des activations et amenuise les liens entre la gouverne et la politie dans les deux sens. D’une part, la gouverne perd en légitimité auprès de la politie, constituée du social non politifié ; d’autre part, la politie réduit ses signaux (activations) auprès de la gouverne. La superfonction de légitimation même est amoindrie, puisque la gouverne, moins valorisée auprès de la politie, habilite moins le régime. En bout de ligne, la gouverne doit-elle se soucier du social non politifié autant qu’elle se préoccupe de la politie ? La gouverne a-t-elle le droit de fournir moins de services (une forme d’activation) au social non politifié qu’à la politie ?
D’autres universitaires ont abordé le sujet des groupes de la société qui cherchent à s’en isoler. Howard Duncan (2012) discute la cohésion sociale et des groupes communautaires qui se désengagent (opt out) de la société. Il admet que des groupes peuvent en effet se désengager. Il prend notamment l’exemple de certains mennonites qui, tout comme les amish, décident de s’isoler et d’éviter les activités de la vie démocratique. Il soutient en outre que ces groupes non politifiés ne menacent pas la cohésion sociale, puisqu’ils ne causent aucun tort à la politie.
La théorie de Will Kymlicka, qui s’intéresse particulièrement aux droits des minorités, permet d’alimenter notre réflexion sur la place et les droits des amish dans la société canadienne. Il écrit (1995, 1) :
This diversity gives rise to a series of important and potentially divisive questions. Minorities and majorities increasingly clash over such issues as language rights, regional autonomy, political representation, education curriculum, land claims, immigration and naturalization policies, even national symbols, such as the choice of national anthem or public holidays. Finding morally defensible and politically viable answers to these issues is the greatest challenge facing democracies today.
Selon Kymlicka, ces minorités culturelles et religieuses devraient avoir des droits qui leur permettent de se préserver comme groupes. Il soutient que les droits humains laissent peu de réponses aux gouvernements pour faire des politiques publiques qui préservent le droit des minorités. Il ajoute que la réalité est que lorsque les décisions politiques sont prises par des représentants de la majorité, elles se font souvent au détriment des minorités. Au-delà des droits humains, il faut les compléter par les droits des minorités. Selon lui (1995, 6), « A comprehensive theory of justice in multicultural state will include both universal rights, assign to individual regardless to group membership, and certain group-differentiated rights or ‘special status’ for minority cultures. » C’est ce que Kymlicka appelle l’approche libérale des droits des minorités.
Voilà l’idée à laquelle adhère aussi Charles Taylor (1994) lorsqu’il écrit sur le multiculturalisme. Celui-ci défend que la reconnaissance dans une société (d’une minorité par exemple) est essentielle à l’identité. En d’autres mots, pour qu’un individu ou une minorité puisse s’épanouir dans une société, l’environnement qui l’entoure doit lui permettre de vivre sa différence, son unicité. Taylor reprend en fait l’argument de l’égalité versus l’équité. Dans une société où prévaut le principe d’égalité, tous ont les mêmes droits, ce qui nuit aux minorités. Dans une société équitable, une minorité doit jouir de certains droits et privilèges afin de s’épanouir et faire en sorte que sa différence soit respectée. Selon Taylor, si l’on ne veut pas de citoyens de première et de deuxième classes, peut-être faut-il accorder à certains plus de droits pour leur permettre de vivre selon leurs différences.
Finalement, Kymlicka (1995) croit que les minorités devraient être représentées dans les parlements ou, minimalement, que ces derniers devraient s’assurer que la voix des minorités soit entendue dans la prise de décisions politiques. Il est d’avis que les groupes culturels, ou les minorités, ne devraient pas être évacués de la prise de décision politique. Au contraire, car la majorité risque de prendre des décisions qui soient nocives pour eux. La question se pose à savoir si la représentation politique très ponctuelle et circonscrite des amish (notamment par l’entremise du MCC) constituerait pour Kymlicka une manière de s’assurer de la protection minimale de leurs droits. Il reconnaît par ailleurs tout le défi entourant la représentation des minorités par une élite alors que celle-ci est maintenue dans l’ignorance. C’est ce qu’il définit comme des restrictions internes (internal restrictions), ce qui entre en concurrence avec le principe libéral de l’autonomie individuelle. Kymlicka discute du défi que peuvent représenter les minorités illibérales (illiberal minorities) dans une société démocratique. Ce sont, selon lui, celles qui limitent les libertés individuelles et les politiques parmi leurs membres.
Ainsi, les théories sur le multiculturalisme (comme les présentent les écrits de Duncan, de Kymlicka et de Taylor) s’intéressent, parfois indirectement, à la participation publique des minorités religieuses ou culturelles dans la sphère publique, et prévoient que des droits et des protections devront être octroyés à celles-ci. La théorie de Bergeron peut être comprise dans cette suite logique, c’est-à-dire lorsque ces minorités religieuses ou culturelles cherchent à obtenir droits et protections. Les interactions dans la sphère publique sont définies par Bergeron, mais notre recherche vient identifier certaines limites à sa théorie de l’État, alors qu’un groupe religieux cherche simplement à s’en extraire. Nos réflexions, qui peuvent s’inscrire dans la ligne de pensée du multiculturalisme ou d’autres philosophies quant à l’interaction entre les groupes majoritaires et minoritaires d’un État, alimentent la discussion sur la manière dont les minorités peuvent obtenir ces droits ou protections, prennent part à la démocratie, ainsi que sur le sujet plus vaste du vivre-ensemble.
Conclusion
Cette recherche a présenté un groupe religieux visant l’isolement du reste de la société, les amish du vieil ordre de l’Ontario. Il convient de rappeler qu’il n’est question que de ce groupe d’amish et non pas des amish de toute l’Amérique du Nord. Ce groupe est établi depuis la première moitié du XIXe siècle au Canada et ses croyances prônent de garder une distance relative de la société ne partageant pas son orthodoxie. Les amish du vieil ordre sont intéressants d’un point de vue empirique parce que leurs interactions avec les politiques publiques sont peu étudiées ; la littérature universitaire concernant le groupe établi en Ontario est quasi inexistante.
Comment les petits groupes religieux tels les amish du vieil ordre de l’Ontario s’excluent des politiques publiques afin de préserver leur culture ? Dans les termes de Gérard Bergeron, comment ces petits groupes se comportent-ils face à la gouverne ? La théorie de Bergeron (1977 ; 1982 ; 1984) décrit l’État en se basant sur les relations entre les membres de la politie et la gouverne que, justement, ce groupe religieux tente d’éviter. Les amish du vieil ordre de l’Ontario sont non politifiés, une réalité occultée par Bergeron dans la presque totalité de son oeuvre (hormis dans un graphique de son ouvrage de 1984). Ici, nous avons démontré la non-politification des amish de l’Ontario en nous appuyant sur deux politiques publiques de cette province : l’Assurance-santé et l’inscription des entreprises agricoles. Dans le premier cas, les amish refusent l’activation de la gouverne. Dans le deuxième, où la gouverne insiste pour activer les amish, ces derniers acceptent l’intervention d’un groupe religieux proche, les mennonites. Voilà une option peut-être envisageable pour d’autres groupes religieux orthodoxes : une tierce partie qui sert de courroie de transmission entre la gouverne et le groupe religieux, lequel peut demeurer dans le social non politifié tout en maintenant des relations civiles et non civiques avec la gouverne.
Les amish ne sont pas le seul groupe faisant partie d’un social non politifié au sens de la théorie de Bergeron. Toutefois, la présentation de leur cas n’est pas nécessairement généralisable aux autres groupes non politifés. Nous ne prétendons pas brosser un portrait exhaustif des amish dans ce texte ; nous avons fait de notre mieux pour brièvement décrire leur religion, mais celle-ci tient difficilement dans quelques pages. Qui plus est, malgré une recherche terrain objective et valide, nous reconnaissons les lacunes de nos observations qui s’étalent sur une seule année. Hormis ce biais, toute observation suppose des failles plus difficilement identifiables et nous avons peut-être été influencées par nos contacts avec les amish.
Cette recherche met en lumière un phénomène que les gouvernes ne peuvent ignorer, le social non politifié, et les appelle à questionner leur propre activation de cette partie de la population. Que des groupes s’excluent volontairement de la politie pose inévitablement un défi particulier aux autorités publiques. En effet, les gouvernes ne peuvent pas ignorer les groupes minoritaires qui cherchent à s’isoler ou s’exclure du reste de la société (et refusent d’activer la gouverne). Peu importe qu’ils acceptent l’activation des gouvernes, ces dernières nous semblent dans l’obligation de tenter de les inclure dans la formulation des politiques publiques. Il nous apparaît que l’idéal de l’État comme l’entend Bergeron suppose que les gouvernes doivent toujours se soucier de la cohésion sociale lorsqu’elles se penchent sur des politiques publiques des minorités qui se désengagent de la société. Il peut devenir difficile de départager entre l’équité que réclament certains pour préserver leur mode de vie et la justice sociale, l’égalité ou la liberté réclamés par d’autres. En somme, nous concluons que même les groupes qui souhaitent rester à l’extérieur de la politie doivent être pris en compte par la gouverne afin de conserver l’idéal d’État inclusif, représentatif et démocratique.
Parties annexes
Notes biographiques
Alexandre Couture Gagnon est professeure agrégée du Département de science politique de l’Université du Texas Rio Grande Valley. Auparavant, elle était professeure à l’École nationale d’administration publique à Québec. Ses recherches portent sur les politiques publiques des nations minoritaires et ses travaux ont été publiés comme chapitres de livres et dans plusieurs revues universitaires. Elle est récipiendaire du Outstanding International Female Faculty à l’Université du Texas Rio Grande Valley (2017). Depuis 2019, elle siège au conseil exécutif de l’Association for Canadian Studies in the United States (ACSUS).
Maude Marquis-Bissonnette détient une maîtrise en administration publique de l’École nationale d’administration publique (ENAP) et est candidate au doctorat à la School of Public Policy and Administration de l’Université Carleton à Ottawa. Ses intérêts de recherche portent sur la gouvernance urbaine, notamment dans l’exercice de nouveaux rôles des villes, comme en matière d’immigration. C’est d’ailleurs le thème de son doctorat qu’elle défendra en 2021. Elle a aussi été élue comme conseillère municipale en 2017 à la Ville de Gatineau où elle assume notamment la présidence de la Commission sur le développement du territoire, l’habitation et l’environnement en plus de jouer un rôle de premier plan dans la création et la mise en place de la Table de concertation sur l’immigration et le vivre-ensemble.
Notes
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[1]
Les auteures tiennent à remercier les anabaptistes interviewés ainsi que Rick Bauman, Gloria Marco Borys, Susan Cohen, Fabien Desage, Howard Duncan, Mark Kaswan, Camille Marquis-Bissonnette et Jean-François Savard. Des portions de cette recherche ont été présentées au Congrès 2013 de la Société québécoise de science politique de même qu’à la conférence de l’Association internationale de science politique et à celle de la Midwest Political Science Association en 2014. Cette recherche a obtenu l’appui financier de l’École nationale d’administration publique. Les auteures demeurent responsables de toute erreur ou omission.
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[2]
Les auteures sont redevables au professeur Jean-François Savard pour cette assertion.
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[3]
Pour le comté de Lancaster en Pennsylvanie (la région comptant la plus large population d’amish aux États-Unis), Kraybill rapporte qu’« environ la moitié des hommes d’âge moyen [30 à 50 ans] travaillent sur une ferme, mais seulement un tiers de ceux qui ont moins de 30 ans ou plus de 50 ans travaillent la terre » (2003b, 245 ; trad. libre). Les amish de Lancaster semblent tous occuper un emploi au sein de la communauté. Ainsi, « 70 % [des hommes amish de Lancaster] sont des travailleurs autonomes et 23 % travaillent pour un employeur amish » (ibid., 246). Les amish de Lancaster qui ne travaillent pas sur une ferme construisent des meubles, des systèmes permettant d’utiliser la machinerie agricole sans connexion à l’électricité tirée des lignes fixes ou tiennent d’autres entreprises respectueuses de leurs contraintes religieuses (Kraybill 2003b). (Les amish utilisent d’autres formes d’énergie, telles les batteries et l’énergie solaire.)
-
[4]
La plus grande communauté amish de l’Ontario compte neuf districts et est située à Milverton-Millbank (Draper 2017). Elle a été fondée en 1824 (Donnermeyer et Luthy 2013).
-
[5]
Pathway Publishers possède une succursale en Indiana.
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[6]
Les mennonites sont anabaptistes, au même titre que les amish (la différence a été expliquée plus haut). Certains mennonites sont aussi dits du vieil ordre : tandis que les mennonites « réguliers » (mainstream) se vêtissent et se confondent dans le reste de la population, les mennonites du vieil ordre ne conduisent pas d’automobile et n’utilisent pas l’électricité (Kraybill et Hurd 2006). Aux yeux d’un non-anabaptiste, il y a peu de différences apparentes entre les amish et les mennonites du vieil ordre.
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[7]
Le cas de Sam Mullet constitue un contre-exemple anecdotique. Voir par exemple : https://www.nytimes.com/2012/01/21/us/amish-man-in-beard-attacks-would-allow-electronic-monitor.html?_r=1. Consulté le 20 février 2020.
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[8]
La première école amish privée en Ontario date de 1957 (selon Johnson-Weiner 2007, 7).
-
[9]
Quelque 85 % des jeunes amish se font baptiser, à l’âge adulte (Young Center for Anabaptist and Pietist Studies 2019).
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