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Dire pour penser la vérité de notre condition politique
La conscience politique donne à voir la dimension mythologique du langage politique, laquelle balise l’appréhension de notre condition. Le langage aurait ceci d’homogénéisant que les différences et les dissidences politiques seraient dissoutes : « peuple », « volonté générale », « contrat social », « citoyenneté », autant de manières homogènes et aliénantes de décrire la condition politique, homogénéisant et aliénant nos modes de perception, voilant la réalité de notre condition. Les fonctions premières du langage politique seraient la distorsion et la mythification – comme si la condition politique devait être cachée par le langage plutôt que nommée par lui. L’intuition de Geoffroy de Lagasnerie est que le langage pré-organise le rapport subjectif des sujets au politique – le sujet parlant devenant le sujet pensant – ; or ce langage se situe en décalage avec la réalité.
La réalité objective première serait celle dont rend compte le savoir sociologique. La théorie politique substituerait pour ainsi dire à la réalité sociologique des signifiants vides et des récits mythologiques en prétendant rendre compte de notre condition. Le choix et la liberté, par exemple, ne seraient pas à l’origine du sujet politique : notre entrée dans l’État et notre appartenance ne se rapportent à aucun contrat, jamais le choix n’est donné aux sujets, il n’y a pas d’alternative politique. Notre condition se rapporterait davantage à la « capture » et à l’« enfermement » : nous naissons dans un État et dès lors son ordre politique s’empare de nous, nous est imposé, nous devenons des « sujets » de l’État en ce que nous sommes définis par lui, enfermés en lui. C’est-à-dire que le rapport entre l’État et ses sujets en est toujours un d’extériorité et d’imposition, quand bien même les mythes politiques le convertissent en rapport d’intériorité, d’adhésion. L’auteur se propose de réduire les rapports que nous entretenons avec les institutions politiques à la même nature que nos rapports aux institutions sociales ; réduire les pouvoirs et les affrontements politiques aux pouvoirs et aux affrontements sociaux, interindividuels – ceux de la vie quotidienne. Est ainsi amorcée, par ce renversement des perspectives, une sociologie de la philosophie politique.
Cette entreprise de démythification et de réduction pose les pierres d’une théorie politique : le « réductionnisme ». Nouvelle épistémologie politique, le réductionnisme a pour objet de lutter, par la réintroduction du social dans le politique, par la réduction du politique au social, contre la dissolution du social dans le politique. Les sujets seraient des êtres constitués par le monde social et animés par des intérêts sociaux bien plus que des êtres rationnels au sein d’une communauté politique. Le langage politique doit être réinscrit dans le jeu des dominations sociales, cesser de conférer l’illusion que ces rapports sont abolis parce qu’étant politiques, soi-disant élevés en généralité. L’autonomisation du politique se confronte à un problème épistémologique dès lors qu’il est soutenu que les actions et les rapports interindividuels changent de nature parce qu’ils concernent le politique. Le réductionnisme vise à détruire cet exceptionnalisme du politique en l’appréhendant comme une sous-partie du monde social.
C’est une appréhension nouvelle qui permet de transcender les mythes totalisants pour enfin reconnaître l’état chaotique de dispersion dans lequel existent les sujets et leurs luttes. Si la communauté, la citoyenneté, le contrat social, le peuple sont des mythes et des signifiants vides, des individus, des groupes, des identités sociales, des systèmes de domination sont des abstractions quant à elles valables parce que renvoyant à la réalité sociologique – il n’y a rien au-delà. Un paradoxe est relevé : la théorie politique porte en elle cette propension à dépolitiser les identités sociales et les luttes concrètes. Or être un sujet politique devrait signifier « ne pas chercher à être autre chose que ce que l’on est » (p. 71) : notre identité sociale se doit d’être singularisée eu égard aux dominations subies plutôt que dissoute dans une entité générale. En valorisant de la sorte la singularité des identités et des luttes, la dispersion politique, Geoffroy de Lagasnerie se positionne implicitement contre la théorie de la convergence des luttes, sans pour autant énoncer le concept ni s’expliquer davantage. Intellectuel de gauche engagé sur plusieurs fronts, tout porte à croire que de Lagasnerie embrasse la convergence des luttes. Pourtant il n’en est rien. Il aurait été à propos d’expliciter ce qui apparaît contre-intuitif : l’occasion a été manquée.
Au regard du réductionnisme, il n’existe rien de tel qu’une volonté générale appelée l’État – langage soutenant qu’un ensemble d’actes émanerait d’une entité dotée d’une unité et d’une volonté propre, pouvoir abstrait et insaisissable, essentialisé –, mais bien des volontés particulières, individuelles, fardées par cette substance vide qu’on appelle l’État. Quand l’État agit, ce sont les individus qui le composent qui agissent : les actions étatiques sont réduites à des actions individuelles et à des volontés particulières, lesquelles sont celles d’individus socialement situés, porteurs d’intérêts sociaux, d’une vision du monde socialement (dé)limitée. Réduire l’État à des individus ruine toute possibilité d’appréhender ses actions comme l’expression de fictions situées sur un plan de réalité supérieure. Ainsi notre rapport à l’État n’est plus un rapport entre « notre volonté » et « la volonté de l’État », mais devient un rapport interindividuel, interhumain. C’est notre volonté contre ou avec la volonté des individus qui agissent au nom de l’État : le rapport politique en est un d’« individu à individu ».
Mais l’idée renferme peut-être une contradiction sociologique. Si de Lagasnerie précise qu’il ne s’agit pas d’individualiser, mais d’« allier une pensée réductionniste et une pensée sociologique » (p. 110), cette mise en garde est trop peu développée. De sorte que l’impression demeure qu’est construit en dépit de lui un schéma de la responsabilité individuelle, c’est-à-dire que l’entreprise réductionniste nie ce qui la fonde : le savoir sociologique, celui-là même qui s’oppose à toute narration individualisante du monde. À partir de cette responsabilité individuelle se discernent déjà des dérives répressives, pulsionnelles et antisociologiques, pour lesquelles la théorie réductionniste servirait de prétexte à leur assouvissement. Car l’idée, dans son exposition actuelle – par l’énonciation de noms de chefs d’État par exemple –, conforte en quelque sorte de telles pulsions. Il faut prévoir les dérives antisociologiques d’une idée proprement sociologique, ce qui n’a pas été fait en l’occurrence.
L’auteur insiste sur la dimension passive de l’existence politique – le sujet politique comme « spectateur ». Une autre distorsion de nos modes de perception serait de considérer la figure du sujet comme une figure active. Or, réduire le politique à sa dimension active serait concourir à la reproduction d’un autre mythe. Car le sujet politique ne devient pas tel que lorsqu’il entre dans l’action : de fait, notre vie politique se déroule quasi exclusivement dans la passivité. Dans le même ordre d’idées, une véritable description de la condition politique doit mettre en lumière les figures « qui ne sont jamais là, qui ne disent rien et ne font rien, qui ne votent pas, qui ne manifestent pas, qui sont tout simplement là » (p. 168). Est cependant oubliée dans cette partie la figure politique absente par excellence – ou celle qui est « simplement là » – à laquelle se consacrent de nombreux travaux : l’animal non humain. Est donc reproduit dans l’ouvrage un des angles morts de la théorie politique, ouvrage qui prétend pourtant dépasser ces mêmes angles morts.
Geoffroy de Lagasnerie conclut le livre sur le concept de violence, dernier mythe à se réapproprier pour acquérir une conscience politique digne de ce nom. Car il se dégage de la condition politique une violence intrinsèque. Vivre dans un État veut dire vivre dans un monde structuré et régulé arbitrairement – selon certaines volontés particulières – et au détriment d’autres mondes possibles : dans cette réalité loge une violence. Les sujets conscients politiquement doivent rompre avec la tendance à déviolentiser l’État, à convertir sa violence en non-violence. Le réductionnisme montre que la violence étatique ne saurait être dotée non plus d’une légitimité en opposition à la violence privée, les deux étant pareillement réduites et appréhendées, évoquées par le même langage. La violence légitime d’État relève pour le sujet conscient politiquement d’une impossibilité logique : pour que cette violence soit légitime, le rapport à l’ordre étatique devrait en être un de l’intériorité et de l’adhésion, ce qu’il n’est pas. Le rapport en étant un d’extériorité et d’imposition, la violence étatique n’est, pour le sujet qui a acquis la conscience politique, jamais légitime : le mythe enfin décrypté, le concept de violence légitime d’État s’auto-anéantit. Avec lui le concept de non-violence.
En donnant ainsi à voir et à penser la vérité de notre condition politique, Geoffroy de Lagasnerie prouve avec son plus récent ouvrage que la sociologie n’accable pas toujours les sujets, lesquels, réduits par le savoir sociologique aux déterminismes dont ils sont les produits, seraient dépossédés de leur libre-arbitre : la sociologie nous repossède aussi d’une capacité de penser et donc d’agir en ce qu’elle porte à la conscience et à la connaissance les mythes qui nous déterminent politiquement, fournissant paradoxalement les clés nécessaires à l’émancipation par rapport à l’aliénation que produit le monde social.