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Les visas reproduisent-ils les inégalités et les privilèges ? Tantôt simple formalité administrative, tantôt véritable parcours du combattant, se soldant parfois par un refus, le processus de demande de visa représente une frontière à distance. Bien que résolument politique, le visa demeure un objet sous-étudié. Dans cet ouvrage tiré de sa thèse de doctorat, la chercheuse Federica Infantino s’intéresse au visa dit « Schengen » et à sa mise en oeuvre par trois consulats européens au Maroc. Ce visa de court séjour (trois mois maximum) s’applique pour les visites touristiques, d’affaires et familiales. Il est délivré par l’État de destination, mais autorise l’entrée et la circulation dans l’ensemble du territoire des pays signataires de la convention Schengen, dont les contrôles aux frontières intérieures ont été levés. L’harmonisation des pratiques de délivrance est censée être assurée par un règlement européen, le Code des visas ; or cette législation est particulièrement vague et ambiguë. Comment les bureaucraties nationales mettent-elles en oeuvre cette politique commune de contrôle migratoire ? La question de l’« implementation gap » peut sembler classique, mais la stratégie de recherche mise en place pour y répondre est originale et ambitieuse. Infantino a mené une enquête ethnographique comparée rigoureuse, en observant directement les pratiques discrétionnaires des agent∙e·s visa des consulats belge, français et italien de Casablanca, où elle a passé dix mois en immersion. Au plus près des street-level bureaucrats, dont le quotidien consiste à recevoir les demandeur∙euse·s de visa et à évaluer leur dossier, elle met au jour la nature de leurs pratiques de délivrance, le sens qu’il∙elle·s donnent à leurs actions, mais aussi les différences nationales d’interprétation, de traduction et de réappropriation qui subsistent entre les trois consulats européens. Dans le cas du Maroc, pays d’émigration vers la Belgique et ancienne colonie de la France, la lutte contre le risque migratoire revêt un sens inattendu : pour les agent∙e·s, il ne s’agit pas tant d’empêcher les migrations irrégulières que d’éviter la possibilité d’installation légale après l’entrée sur le territoire avec un visa Schengen. L’Italie, dernier des trois États à avoir rejoint l’espace Schengen, doit réaliser le plus d’ajustements pour se conformer à cette logique de frein aux migrations « pseudo-légales ».
L’ouvrage est divisé en deux parties. La première insiste sur l’importance de la prise en compte du contexte historique de la politique des visas, et plus généralement des mouvements migratoires, pour comprendre la mise en oeuvre du visa Schengen au Maroc aujourd’hui (chap. 1 à 3). La deuxième, plus dense empiriquement, détaille les pratiques de gestion, de discrétion et d’interaction qui font la routine des agent∙e·s consulaires belges, français et italiens à Casablanca (chap. 4 à 7).
Le premier chapitre revient sur l’européanisation des politiques de gestion des frontières extérieures, et la mise en place du visa Schengen comme mesure de compensation à la suppression des contrôles aux frontières intérieures. La conception de la politique commune des visas fait face à un dilemme fondamental : harmoniser les critères d’attribution tout en respectant le pouvoir discrétionnaire des administrations nationales. Texte de référence en vigueur depuis 2010, le Code des visas multiplie les formulations floues telles que « le refus est indiqué dans le cas où il existe des doutes raisonnables sur l’intention du demandeur de quitter le territoire à la fin de la validité du visa » (art. 32). Dans le deuxième chapitre, Infantino contextualise le Maroc comme espace de mise en oeuvre de la politique des visas Schengen. Au fil d’un travail d’archives passionnant, elle retrace l’histoire pré-Schengen des mobilités entre ce pays et les trois États européens, en particulier l’immigration d’ouvriers marocains en France et en Belgique pour combler des besoins en main-d’oeuvre, puis la manière dont les visas ont été utilisés comme instrument politique pour mettre un terme à des migrations devenues indésirables dès les années 1970. L’Italie, à l’inverse, a gardé une politique relativement ouverte jusqu’aux années 1990 pour alimenter son économie touristique. Selon l’auteure, ces différentes histoires migratoires façonnent les pratiques actuelles, en particulier les taux de refus. Au consulat de Belgique, de 30 % à 40 % des visas sont refusés, au motif de limiter le risque de « non-retour ». Au consulat français, seulement 10 % des dossiers sont rejetés : les préoccupations migratoires existent, mais il est aussi impératif de ménager la relation diplomatique avec l’ancienne colonie. Les écarts statistiques s’expliquent en fait par des différences d’interprétation du « risque migratoire » au Maroc ; c’est l’objet du chapitre trois. L’auteure y compare les constructions sociales des figures de demandeur. Aux yeux des agent∙e·s belges, les demandeur∙euse·s marocain∙e·s disposent de liens privilégiés avec la communauté immigrée en Belgique et veulent s’y rendre avec un visa Schengen, pour s’installer ou « abuser de l’État-providence ». Les Français identifient une pression migratoire doublée d’une pression du public qui estime avoir « droit au visa » du fait du passé colonial entre les deux pays : les visas sont un sujet diplomatique sensible. Enfin, le contrôle migratoire est une mission « méprisée » par les fonctionnaires du consulat italien, institution à la réputation raciste, qui déplorent des demandeur∙euse·s « bas de gamme », avec de faibles ressources et donc inutiles à l’économie italienne.
Dans la seconde partie du livre, intitulée « Bordering in Practice », Infantino mobilise un matériel empirique très riche pour expliquer les organisations routinières des trois consulats et leurs effets sur les demandeur∙euse·s de visa. Le chapitre quatre, « The Politics of Management », montre bien l’intrication des processus de catégorisation et de rationalisation lors de l’évaluation des demandes, de plus en plus « technologisées ». La mobilisation des bases de données européennes (Schengen Information System, Visa Information System) ou nationales (par exemple le fichier français des dettes hospitalières) illustre le « paradigme de la trace », développé par l’historien Gérard Noiriel : les agent∙e∙s accumulent les informations sur les individus à la recherche d’éléments objectifs pour peser en faveur de l’octroi… ou du refus. Or, l’objectivité est une notion toute relative lorsqu’il est question de l’instruction des dossiers. L’enjeu de la construction du savoir est au coeur des chapitres cinq et six, consacrés aux coulisses de la décision. La donnée principale de la mission des agent∙e∙s visa est l’incertitude : « their job includes predicting future behaviors and translating vague ideas and ambiguous instructions into actual decisions » (p. 155). Cette requérante dit-elle la vérité ? Ce demandeur va-t-il revenir au Maroc ? Infantino souligne un paradoxe : les agent∙e∙s en charge de la décision sont des cadres expatrié∙e∙s qui ne connaissent pas le contexte marocain et doivent se reposer sur le savoir des employé∙e∙s locaux∙ales, la plupart du temps de nationalité marocaine, pour produire une expertise visant à diminuer l’incertitude de départ. S’ensuit une section captivante sur la construction d’un « everyday knowledge », fondé sur la pratique (p. 166-169). Ce savoir local englobe une compréhension affinée des documents et des coutumes marocaines, mais aussi des croyances causales, comme cette affirmation d’un agent français, « la pression migratoire est plus forte dans les anciennes colonies » (p. 196), voire des formes de profilage. Ainsi, les jeunes filles célibataires « notably good-looking » (p. 202) vont présenter un risque de migration de mariage, tandis que les femmes âgées et voilées, la religiosité étant associée à un niveau socioéconomique faible, vont être suspectées de regroupement familial détourné. Savoir et soupçon se confondent. Enfin, dans le septième et dernier chapitre, Infantino évoque la consolidation d’une communauté de pratique locale : le partage d’un même visa a créé une forme d’interdépendance entre les pays Schengen, qui se traduit par des échanges informels visant à améliorer les pratiques, mais aussi à faire converger les interprétations du risque migratoire. Néanmoins, les différences historiques et même géographiques demeurent déterminantes : malgré cette socialisation, les bureaucrates du consulat italien n’associent pas les visas au problème migratoire, représenté à leurs yeux par les embarcations de fortune qui accostent sur l’île de Lampedusa (p. 206).
Federica Infantino signe dans Schengen Visa Implementation and Transnational Policymaking une contribution importante aux champs de la politique comparée et de la sociologie de l’action publique. On peut regretter son choix de reléguer la section méthodologique en annexe de l’ouvrage : il aurait été préférable qu’elle figure au coeur du texte, tant son approche ethnographique est indispensable pour comprendre les logiques et les pratiques de mise en oeuvre déployées par les agent∙e∙s consulaires. La discrétion est déterminée par des contraintes organisationnelles, mais aussi par des histoires et des intérêts nationaux, lesquels sont profondément différenciés dans les politiques publiques européennes. Bien que la formulation de la politique des visas Schengen soit ambiguë, laissant une marge de manoeuvre importante aux consulats, l’étude de la mise en oeuvre au Maroc démontre tout de même l’existence d’un plus petit dénominateur commun s’accordant sur la suspicion des mobilités à destination de l’Europe.