Corps de l’article
Dans Aux quatre chemins, l’historien des idées politiques Yvan Lamonde présente l’évolution intellectuelle et politique de quatre figures centrales de l’histoire politique du Bas-Canada au XIXe siècle : Louis-Joseph Papineau [1786-1871], Étienne Parent [1802-1874], Louis-Hyppolite La Fontaine [1807-1864] et le Dr Cyrille-Hector-Octave Côté [1809-1850]. Des sept chapitres de l’ouvrage, deux sont consacrés à Papineau, trois à Parent, un à La Fontaine et un au révolutionnaire Côté. C’est donc des trajectoires intellectuelle et politique de Papineau et de Parent dont traite la majeure partie de l’ouvrage. Les trajectoires de La Fontaine et de Côté sont situées en grande partie dans le sillon des premiers. Les années 1834-1838 voient culminer une escalade d’épisodes de contention décisifs pour la pensée et la vie politique de ces acteurs. Les événements auxquels ils sont amenés à réagir et les actions qu’ils mettent en branle découlent de l’échiquier politique qui se met en place avec la Constitution de 1791. Un élément décisif qui vient accentuer les tensions sur cet échiquier est le projet d’union du Bas et du Haut-Canada de 1822. Ce projet, initié par la bourgeoisie anglophone du Bas-Canada, est alors soumis aux Communes à Londres. Il sera abandonné après une vive opposition au Bas-Canada. Suivront en 1834 les 92 résolutions du Parti patriote rédigées par Papineau et Augustin-Norbert Morin et la fin de non-recevoir à ces résolutions, annoncée en mars 1837, par la voix des dix résolutions du ministre de l’Intérieur britannique John Russel. Les tensions de cette période atteignent leur paroxysme en 1837 et 1838 avec les rébellions des patriotes et leur répression par l’autorité impériale.
L’admiration de Papineau pour les institutions de la jeune république américaine ressort clairement du portrait qu’en fait Lamonde. Celui qui fut député de 1808 à 1838 et dirigea le Parti patriote tenta de trouver des appuis à la cause des Patriotes dans la jeune république états-unienne. C’est le républicanisme américain qui, selon Papineau, montre la voie que doivent suivre les Canadiens face aux Britanniques. Il en admire non seulement les institutions républicaines et l’indépendance, mais aussi le système fédéral qui confère beaucoup de pouvoir à ses unités constitutives. Seigneur par son statut social, Papineau ne partage ni les convictions, ni l’empressement de Côté en faveur de l’abolition du régime seigneurial. S’il peut se rallier à l’idée d’une forme d’abolition avec compensation, il estime que les Canadiens ne doivent pas laisser aller leur contrôle sur la propriété terrienne. Parent, quant à lui, intervient en politique non pas à titre de député, mais de journaliste au journal Le Canadien, dès 1822. Si Papineau apprécie les institutions américaines, ce sont les institutions britanniques que Parent aimerait admirer, mais il dénonce le fait qu’elles ne s’appliquent pas équitablement aux sujets Canadiens. La dynamique impériale entraîne une contradiction entre la théorie et la pratique des institutions libérales britanniques. En outre, Parent estime qu’en cherchant à conserver le contrôle d’un Conseil législatif non élu et dominé par des Britanniques, l’empire renie les libertés et les principes qu’il devrait garantir à ses sujets, à commencer par le No Taxation without Representation. Le Conseil législatif non élu participe également à la création de nationalités antagoniques au détriment du bon fonctionnement des institutions canadiennes. Déçu par les Britanniques dans la foulée des résolutions Russel, Parent en vient à inciter les Canadiens au repli et à la résilience ethnoculturelle. Profondément marqué par les préoccupations et les intérêts de la députation de Québec, Parent se réclame également « du peuple » avec lequel il accuse le Parti patriote de ne pas être au diapason. D’abord admirateur de Papineau et des Patriotes, alors qu’il est jeune député, La Fontaine leur tourne le dos au moment des rébellions. Il estime en 1837 qu’il « faut sacrifier Papineau » et suivre les traces de Parent et de la « famille de Québec ». Le révolutionnaire Côté est, lui, non seulement en faveur de l’abolition du régime seigneurial, mais profondément républicain et anticlérical. Loin de voir, comme Parent, dans l’Église une institution qui permet le repli honorable des Canadiens, Côté en interprète les actions et l’influence comme les causes de l’effondrement du pays bas-canadien. D’abord un grand admirateur de Papineau, il le méprisera pour ne pas avoir conduit les Patriotes à une insurrection révolutionnaire.
Aux quatre chemins prend la mesure des tensions tragiques de quatre acteurs déchirés et opposés par les impératifs antagoniques que leur dictent leurs convictions et leurs responsabilités, l’espoir réformiste et la quête révolutionnaire, le retrait honorable et la fuite en avant romantique. Bien que la période 1834-1838 soit passée sous la loupe, l’historien retrace le parcours des acteurs depuis les années 1820, ce qui donne plus de substance à leur trajectoire intellectuelle et politique. Les positionnements et les stratégies des acteurs évoluent suivant les événements, mais ils restent, dans l’ensemble, cohérents avec leurs conceptions politiques, à l’exception près de la conversion de Côté au protestantisme, qui troque les armes et la révolution pour la soutane et la religion. Ultimement, estime Lamonde, « les formes de présence de chacun dans la vie publique » (p. 229) durant cette période est une clé pour comprendre leurs choix intellectuels et politiques.
La contribution de Lamonde à l’histoire sociale et politique du Canada et du Québec durant le XIXe siècle est inestimable. Au-delà des quatre volumes qu’il consacre à l’histoire des idées politiques de 1760 à 1950, une référence incontournable, l’historien a consacré des monographies originales à Louis-Joseph Papineau et à Louis-Antoine Dessaulles [1818-1895], le seigneur libéral et anticlérical très proche du premier. Son écriture, dans cet ouvrage comme ailleurs, est accessible et son enquête appuyée sur un vaste répertoire d’archives. Aux quatre chemins est un ouvrage particulièrement accessible et qui a l’intérêt de présenter le cycle de contentions politiques des années 1820 aux années 1840 d’une façon originale. L’ouvrage reprend, à la façon Rashōmon, les mêmes événements vécus et interprétés par quatre acteurs en illustrant bien leur interdépendance, ainsi que celle de leurs espoirs, de leurs déceptions et de leurs échecs. Ils ne vivent pas beaucoup de victoires. Les lecteurs qui voudront en apprendre davantage pourront, bien entendu, se référer à des études plus détaillées, par exemple celles de Lamonde sur Louis-Joseph Papineau (Fais ce que dois, advienne que pourra, Lux, 2015), Louis-Gustave Papineau [1828-1851] (Une tête forte méconnue, Presses de l’Université Laval, 2014) ou Louis-Antoine Dessaulles (Un seigneur libéral et anti-clérical, Fides, 1994).
L’ouvrage rappelle que les luttes pour la démocratisation ne se réduisent pas à des oppositions mécaniques en termes de classes ou de races. Elles impliquent des conceptions politiques cohérentes et articulées qui doivent être contextualisées. En retour, les institutions qui découlent de ces conceptions engendrent des catégories qui participent au façonnement des classes et des clivages racisés. Les objets des sciences sociales sont toujours abordés à partir d’un certain cadrage. Dans cet ouvrage, le cadre privilégié par Lamonde est l’évolution de la pensée politique des acteurs à l’égard des institutions et des stratégies de l’Empire britannique au Bas-Canada durant la période 1834-1838. D’entrée de jeu, il est clair qu’il ne sera pas question ici de la situation des femmes ou des autochtones au Bas-Canada durant cette période. Comme dans plusieurs ouvrages historiques sur la première moitié du XIXe siècle canadien, les autochtones brillent plutôt par leur absence. L’histoire sociale de la période joue également un rôle secondaire dans cet ouvrage, sauf peut-être pour contextualiser les interventions de Côté. L’historien ayant été explicite sur ses intentions, nous ne pouvons lui reprocher de ne pas faire ce qu’il dit qu’il ne fait pas. Nous renvoyons plutôt le lecteur aux travaux d’Allan Greer (Habitants et patriotes, Boréal, 1997), de Gilles Laporte (Patriotes et loyaux, Septentrion, 2004) et de Milène Bédard (Écrire en temps d’insurrections, Les Presses de l’Université de Montréal, 2016) sur ces questions.
Il y a cependant une tension méthodologique et théorique dans l’oeuvre de Lamonde. L’opposition entre Papineau et Parent ne fait pas seulement l’objet d’une contextualisation historique. L’historien interprète cette tension comme constitutive de l’idée canadienne en général et parfois comme grille d’interprétation politique en dehors de son contexte initial. Dans son essai Un coin dans la mémoire (Leméac, 2017), par exemple, cette tension devient une grille d’interprétation transhistorique au moyen de laquelle il départage les partisans d’un nationalisme plus politique, les héritiers de Papineau, de ceux d’un nationalisme plus culturel, les héritiers de Parent. Ici, Yvan Lamonde abandonne l’histoire contextuelle pour une herméneutique davantage spéculative. Il y a donc dans son travail une tension entre un effort de contextualisation de la pensée des auteurs, effort auquel il nous convie dans Aux quatre chemins, et une tentation de l’historien de dégager des figures idéaltypiques à partir de Papineau et de Parent qu’il applique à d’autres époques et périodes de l’histoire canadienne, par exemple à l’analyse des conclusions du rapport Bouchard-Taylor dans Un coin dans la mémoire. Si la première démarche réclame une certaine prudence dans le maniement du contexte, la seconde, elle, relève d’une herméneutique qui risque d’appréhender le présent à partir d’une lunette un peu moins adaptée. Elle tend à imposer un métarécit aux spécificités des contextes politiques ultérieurs. Cette herméneutique questionne, interprète et ordonne le présent à partir de figures politiques auxquelles sont attribuées des logiques d’actions idéaltypiques décontextualisées et ancrées dans le passé. Si la première démarche relève de l’histoire dans la tradition de l’histoire sociale ou de l’École historique de Cambridge, la seconde démarche est plus risquée et nous semble s’inscrire en porte-à-faux avec le projet d’une histoire politique contextualisée.