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« L’émancipation des femmes au XXe siècle est un événement majeur qui bouleverse toutes les sociétés, à plus ou moins grande échelle et sans continuité dans le temps et dans l’espace » (p. 3). C’est pourquoi la professeure d’histoire Florence Rochefort revendique l’intérêt d’une approche globale, « d’une vue à haute altitude […] d’élargir le point de vue dans l’espace » (p. 5). Si les différentes formes du féminisme peinent à unifier clairement une histoire mondiale ou globale (commune), il est évident pour l’auteure « [que ces féminismes] ont désormais une histoire, ou plutôt des histoires » (p. 3). Aussi souligne-t-elle combien les progrès de l’historiographie des féminismes en Afrique, en Asie, au Moyen-Orient ou en Amérique du Sud imposent de mentionner et de croiser ces traditions riches mais encore peu connues, traversées par des « dynamiques transnationales et internationales » (p. 11). Son ambition principale est d’exposer comment la problématique de l’égalité des sexes née en Occident s’est enracinée précocement dans « des contextes non occidentaux, non pas comme une implantation exogène mais selon une appropriation et des ressorts spécifiques » (p. 6), et avec des rapports paradoxaux et ambigus avec la domination coloniale et la question des États postcoloniaux.
C’est pour cela que Rochefort justifie dès la première page de l’introduction la mise au pluriel des « féminismes ». En effet, l’usage du singulier masque l’hétérogénéité révélée par « les débats internes autour des définitions, des objectifs et des moyens mis en oeuvre » (p. 3) par les mouvements, variables localement, mais également par la grande diversité des contextes dans lesquels ils s’incarnent, ce qui se traduit notamment par une diversité incompressible de courants et de groupes. Les féminismes sont définis comme « des combats en faveur des droits des femmes et de leurs libertés de penser et d’agir […] [ce qui implique] une critique de la subordination et de la domination des femmes, mais aussi des normes de genre » (p. 4). Ces combats ont pris selon l’auteure des formes mais aussi des contenus divers en fonction des contextes historiques et culturels, ce qui complique d’autant plus leur étude, étant donné que l’autodéfinition n’est pas un critère satisfaisant, que ce soit en vertu du paradoxe de l’identité féministe – le fameux « Je ne suis pas féministe, mais… » – ou du fait de l’appropriation de l’étiquette par des groupes aux velléités ambiguës.
Pour autant, l’ouvrage ne prétend nullement à l’exhaustivité que ne permet pas le petit format. Il s’agit d’offrir aux lecteurs une « vision synthétique concernant un espace global sur une temporalité longue » (p. 12).
L’ouvrage est découpé en trois chapitres, intitulés « Revendiquer l’égalité des sexes, affranchir les femmes » (1789-1859), « Le temps de l’internationalisation » (1860-1944) et « Pour l’égalité des sexes et la libération des femmes » (1945-2000).
Le premier chapitre rappelle les prémisses des pensées féministes, à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. L’auteure évoque Olympe de Gouges, qui questionne l’hypocrisie d’une philosophie des Lumières universaliste qui ne s’appliquerait qu’à une moitié de l’humanité, ou encore, favorable à l’éducation des femmes aisées en vue de les émanciper. En comparant les deux récits de vie, on peut observer combien ces deux femmes, par leurs discours et écrits, ont permis de « penser les femmes en tant qu’individus abstraits et comme une catégorie politique qui peut prétendre à l’égalité, et ce, contre les privilèges masculins » (p. 17). Elles seront porteuses toutes les deux d’une pensée et d’un message d’émancipation qui inspireront l’ensemble des mouvements féministes du XIXe siècle. Alors qu’on note en France l’influence des doctrines fouriéristes et saint-simoniennes, face à Robert Owen et William Thompson en Grande-Bretagne, plusieurs femmes non européennes vont aussi se réclamer de Mary Wollstonecraft ou d’Olympe de Gouges, à l’instar de Nisia Floresta Brasileira Augusta au Brésil, ou de Ram Ohan Roy en Inde, ou bien encore de Querrat al-Ayn en Perse.
En revanche, l’historienne montre que « contrairement aux socialistes utopiques, le marxisme ne fait pas de l’égalité des sexes un élément-clé du processus révolutionnaire. L’importance donnée aux structures économiques met en valeur le travail des femmes en usine, mais fait de la lutte contre l’oppression des femmes une question secondaire qui devra attendre le communisme pour être résolue. » (p. 28)
Rochefort souligne également l’influence des mouvements d’abolition de l’esclavage, auprès desquels de nombreuses figures majeures du féminisme feront leurs armes. C’est le cas de l’Afro-Américaine et ancienne esclave Sojourner Truth, symbole du black feminism qui « révèle l’articulation féministe spécifique de son point de vue de femme, de Noire et d’ancienne esclave » (p. 31). En Europe, la dénonciation des inégalités et des préjugés à l’endroit des femmes amorce un nouveau tournant inspiré par la pensée libérale. En France, la philosophe Maria Deraismes pose « la problématique du féminisme républicain de la IIIe République » (p. 33). Dans le même temps, le féminisme libéral anglais, porté par les écrits de John Stuart Mill et Harriet Taylor, acquiert une dimension plus internationale.
Le second chapitre suit le développement (local et international) des structures pour la promotion des droits des femmes. Après la guerre de Sécession, « les féminismes s’étendent géographiquement dans les différents États américains […] puis dans toute l’Europe à partir de 1860, puis dans les empires coloniaux. Cette émergence va de pair avec la diffusion du mot féminisme, d’abord en France, en Europe et aux États-Unis, puis en Amérique latine, au Moyen Orient et en Asie » (p. 36). C’est à partir de cette période que l’on peut véritablement parler de mouvements féministes, qui s’organisent autour de journaux et de groupements. Cependant, l’extension des problématiques féministes au reste de la planète dans un contexte colonial donne le jour à certaines formes de « féminisme colonial », néanmoins contesté par des figures comme Hubertine Auclert. C’est pourquoi c’est à cette période que l’on voit également émerger des féminismes « décoloniaux », qui souffrent de nombreuses oppositions. En effet, le pouvoir colonial est entre autres légitimé par une rhétorique de l’infériorité des cultures colonisées, et la condition des femmes serait une preuve de cette infériorité : lutter pour l’égalité entre femmes et hommes est parfois considéré comme une manière de se soumettre au colonisateur en dénigrant les traditions locales.
Outre les luttes pour l’accès à l’éducation, le « suffragisme » est également en plein essor, de même que les luttes pour l’égalité en matière de droits civils, qui n’est réalisée ni en Occident ni dans le reste du monde. Le suffragisme est principalement divisé entre les suffragistes, partisans de la modération et de la légalité, et les suffragettes aux méthodes plus directes (provocations pour attirer les médias, désobéissance civile).
Le troisième chapitre aborde les mouvements féministes dans une ère de profondes transformations sociales : développement des États-providence dans le Nord, décolonisations mais aussi parfois régimes autoritaires dans le Sud, le tout dans le monde de la guerre froide et des débuts de la mondialisation. En Occident, les revendications d’égalité salariale se généralisent, la sphère économique et le monde du travail deviennent des lieux de revendications et, progressivement, des secteurs de politiques publiques en matière d’égalité des sexes. Dans les Suds, l’égalité politique reste une revendication majeure, comme en Égypte ou au Pérou dans les années 1950. Les pays du bloc soviétique font quelques pas en faveur de l’égalité des sexes, tout en muselant toute liberté politique. L’égalité civile progresse également, avec par exemple en France la loi de 1965 « sur les biens des femmes mariées » (p. 79). Des acteurs institutionnels tels que les États mais aussi l’Organisation des Nations Unies s’engagent de plus en plus, notamment grâce aux actions de féministes du monde entier qui ont réussi à faire des droits des femmes et du critère du sexe des catégories spécifiques d’action de l’ONU.
Cette période est également celle des mobilisations féministes plus radicales dites de la « seconde vague » dans les pays occidentaux, qui affirment que « le privé est politique » (p. 85). Les sujets abordés sont nombreux et vont des violences (sexuelles ou non) au sexisme ordinaire, en passant par la maternité ou encore l’homosexualité. Simone de Beauvoir et Betty Friedan sont les figures célèbres qui ont anticipé ces questionnements. Les théorisations du genre et du patriarcat voient le jour, avec par exemple Christine Delphy en France. Enfin, on se questionne sur l’influence du racisme et de l’hétéronormativité sur la condition des femmes, ce qui finira par donner naissance au concept d’intersectionnalité.
L’ouvrage est publié dans la collection « Que sais-je ? », ce qui le destine plutôt aux étudiants qui souhaitent apprendre l’essentiel sur un sujet qu’ils connaissent peu. Aussi, bien que les lecteurs familiers de la thématique auront probablement déjà lu des ouvrages plus complets, sa lecture apporte une perspective nouvelle, ne serait-ce que dans le découpage et le choix de certaines références non occidentales. En outre, compte tenu de la contrainte du format, peu d’ouvrages peuvent prétendre avoir dressé une synthèse aussi lisible et complète.
La seule réserve que nous soulevons est que l’ambition de faire une histoire « mondiale » des féminismes, bien qu’annoncée dans le titre, Histoire mondiale des féminismes – peut-être pas choisi par l’auteure – et au début de l’introduction, ne peut pas être accomplie dans un tel format. Florence Rochefort admet qu’un certain « nationalisme méthodologique » (p. 11) de l’historiographie rend difficile l’appréhension des mobilisations et de leurs évolutions dans un cadre global. Cela laisse un projet d’histoire mondiale des féminismes dépourvu de concepts à même de saisir les interdépendances entre les contextes locaux et les échanges culturels, politiques, liés aux (dé)colonisations et à la mondialisation. Cela impose aussi de se contenter d’observer que les mouvements s’amplifient ou non en fonction des « alliés politiques, syndicaux, associatifs, religieux ou gouvernementaux et [de] la capacité à mobiliser les femmes » (p. 10), que « les frontières des nébuleuses féministes sont ainsi fluctuantes » (p. 10), etc. À tel point qu’il devient difficile de généraliser et que l’on reste tributaire du cas par cas.