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Jean-François Kervégan est l’un des interprètes de Georg Wilhelm Friedrich Hegel [1770-1831] les plus importants dans le monde francophone. Il est surtout connu pour sa brillante traduction vers le français des Principes de la philosophie du droit (1998, PUF) de Hegel ainsi que pour son ouvrage L’effectif et le rationnel : Hegel et l’esprit objectif (2008, Vrin). Publié aux Presses universitaires de France dans la collection « Que sais-je ? », le livre Hegel et l’hégélianisme a connu plusieurs éditions, la première datant de 1982 et ayant été écrite par le philosophe français Jacques D’Hondt. Dans la présente édition, Kervégan affronte d’abord des lieux communs autour de la pensée de Hegel et fait ensuite quelques remarques sur les écrits de l’auteur de la période d’avant Iéna (1801-1803), ce qui l’amène vers le coeur même de l’ouvrage, soit l’exposition des grandes lignes des trois oeuvres majeures de Hegel : la Phénoménologie de l’esprit (1807), La science de la logique (1812) et les Principes de la philosophie du droit (1820). Le livre se termine avec quelques réflexions portant sur l’absolu dans la pensée de Hegel.
Kervégan affirme d’emblée que « la compréhension de son oeuvre [à Hegel] est souvent bâtie sur des schémas sommaires qui font obstacle à la lecture de ses écrits. L’image de Hegel tient à quelques thèses qui lui sont attribuées, et elle fait office d’écran. » (p. 13) Peu de philosophes dans l’histoire ont eu un filtre de lecture aussi dense que Hegel. C’est pourquoi Kervégan s’est donné pour tâche de défaire quelques lieux communs autour de la pensée du grand philosophe allemand qui brouillent les possibilités de compréhension de l’oeuvre de ce dernier. L’auteur en explicite cinq fort importants, soit : 1) « Thèse-antithèse-synthèse » ; 2) « [Tout] ce qui est réel et rationnel » ; 3) « La dialectique du maître et de l’esclave » ; 4) « La ruse de la raison » ; et 5) « La fin de l’histoire ». Ces cinq lieux communs partagent la thèse selon laquelle Hegel aurait construit une fiction philosophique et tenté de lui faire correspondre le réel. Au niveau de la logique, il aurait réduit le caractère pluriel du monde au triptyque thèse-antithèse-synthèse. Dans l’histoire, il aurait plaqué une vision rationnelle artificialiste. Enfin, dans les interactions sociales, il aurait imposé un rapport conflictuel fondé sur des relations de domination. Kervégan mentionne que ces cinq lieux communs ne résistent pas à l’examen des textes. Le lieu commun le plus intéressant est probablement celui de la dialectique du maître et de l’esclave, véritable matrice de la réception de la pensée de Hegel en France. C’est surtout par l’entremise de l’interprète Alexandre Kojève dans Introduction à la lecture de Hegel (Gallimard, 1947) que cet aspect de la pensée de Hegel s’est cristallisé. Kervégan précise la thèse de Kojève en affirmant que, pour ce dernier, « Hegel est l’auteur d’une “dialectique du maître et de l’esclave” qui serait à la fois la définition de ce qu’il faut entendre par dialectique et une sorte de parabole sur l’accession de l’homme à l’humanité et la genèse de la société. » (p. 19) Il est important de souligner la dimension anthropologique et philosophique de l’interprétation kojévienne. Faire de la dialectique du maître et de l’esclave le coeur de la pensée hégélienne tout en l’analysant en termes sociopolitiques (parler de dominants/dominés et d’affrontements), pour Kervégan, c’est inféoder l’esprit absolu à l’esprit objectif, mais, surtout, c’est ignorer le principe de reconnaissance qui a lieu dans cette relation (p. 21).
La période d’avant Iéna est caractérisée par Kervégan comme étant le moment de construction de la pensée de Hegel. Ses principaux travaux portent sur la vie de Jésus et sur le christianisme. On y apprend également son rapport favorable à la Révolution française et au concept de liberté antique développé par les Grecs. Toutefois, c’est avec la Phénoménologie de l’esprit que la pensée de Hegel a acquis une notoriété et il s’agit aussi du premier jalon du système hégélien. L’oeuvre est définie à grands traits par Kervégan comme suit :
Le but de la Phénoménologie est donc de montrer à la conscience naturelle qu’elle est engagée dans un mouvement qui, partant de la dualité apparemment première de la conscience prédiscursive et de l’objet dans sa singularité, reconduite à travers les figures successivement enchaînées de la conscience et de l’esprit, à l’immédiateté médiatisée du savoir absolu, présupposition secrète de la dualité initiale : son mouvement est ainsi « le cercle revenant en lui-même, qui présuppose son commencement et l’atteint seulement en son terme » (PhE, 656).
p. 55-56
De cette phrase apparemment complexe, nous retenons trois idées importantes. La première serait que la conscience dite naturelle est celle qui veut connaître par elle-même l’objet étudié. Ce rapport premier entre sujet et objet apparaît rapidement comme étant vide, car pour que le sujet puisse dire quoi que ce soit sur l’objet, il se doit d’utiliser un quelconque langage. Le passage du sujet observant à la médiation du langage est donc la deuxième idée. Le langage est compris comme étant une forme d’objectivation de l’esprit dans le monde. Ainsi, la relation première entre sujet et objet est en fait une relation sujet, esprit et objet – une relation sociale et historique. La troisième idée porte sur l’importance de la réconciliation entre le sujet et l’objet. Cette réconciliation s’effectue selon un long mouvement composé de multiples médiations. Hegel attribue à ce mouvement une identité comprise comme processus. C’est alors que la Phénoménologie de l’esprit doit être comprise comme étant le point de départ conceptuel et méthodologique de La science de la logique, car elle est en quelque sorte l’échelle permettant l’accès au centre de la pensée hégélienne.
Comme le mentionne Kervégan, « parmi les cercles dont se compose le système, le principal est la logique [La science de la logique], qui est son poumon. Elle est “la science de l’idée pure, c’est-à-dire de l’idée dans l’élément abstrait de la pensée” (Encycl., 1, § 19, 283) » (p. 71). L’ouvrage de Hegel cherche à exposer « la pensée de soi de l’être en totalité, ou onto-logique » (ibid.). Cette présentation passe par l’élaboration des structures et du contenu de la pensée, celle-ci étant à la fois dialectique et spéculative. Elle est dialectique puisqu’elle fonctionne par négation de l’immédiat et spéculative parce que de la négation découle du positif, soit la constatation du caractère processuel même de la chose. Cette structure de la pensée s’assoit sur une conception particulière de l’Être. L’ontologie façonnée par Hegel a comme particularité que l’Être pris dans son immédiateté est une catégorie vide. Kervégan écrit : « L’être comme tel est indicible. Il n’est pas non plus simple négation du non-être. Il est donc immédiatement passage en son autre, advenir du néant, tout comme le “rien”, lui aussi ineffablement ne peut être saisi que comme venir à l’être. » (p. 81) De la sorte, le devenir apparaît comme étant le troisième terme à la suite de l’être et du néant. Le caractère processuel marque donc l’essence même du phénomène. La science de la logique connaît trois moments : l’étude de l’être, de l’essence, puis du concept. Ce dernier est l’étape de la réflexivité ; Kervégan affirme : « Le concept est, si l’on veut, le sujet d’un procès sans sujet […] La logique du concept met en oeuvre une processualité spécifique, le développement. » (p. 86) Après avoir explicité les trois moments de la logique de Hegel, Kervégan offre quelques remarques fécondes sur les concepts d’esprit et d’absolu ainsi que sur l’ouvrage politique de Hegel dans les Principes de la philosophie du droit. Ces derniers obéissent en quelque sorte aux structures développées dans La science de la logique.
Hegel et l’hégélianisme de Jean-François Kervégan réussit à cerner les enjeux importants de l’oeuvre de Hegel. D’ailleurs, le premier chapitre dédié aux lieux communs en ce qui a trait à l’oeuvre de Hegel est fort pertinent. Certains de ceux-ci constituent un véritable obstacle à l’étude du philosophe allemand. Au niveau du contenu de cet ouvrage d’introduction à la pensée hégélienne, la plupart des concepts et des idées sont exposés avec une grande clarté. Les chapitres sur la Phénoménologie de l’esprit ou sur les Principes de la philosophie du droit sont particulièrement bien construits et participent à une plus grande intelligibilité de la pensée de l’auteur. Nous croyons cependant que pour bien saisir la substance de l’ouvrage, une étude préliminaire de Hegel est de mise, car certains passages peuvent être ardus pour un lecteur non initié. De plus, contrairement à l’édition préparée par D’Hondt, l’hégélianisme n’est pas abordé dans l’ouvrage de Kervégan. Il aurait été pertinent d’y trouver un court développement sur les différentes tendances de l’hégélianisme de nos jours en abordant notamment les philosophes de la reconnaissance (Charles Taylor et Axel Honneth) ou encore les marxistes hégéliens (Franck Fischbach, Moishe Postone et Slavoj Zizek).