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Dans son ouvrage L’Europe en crise et le monde, Mario Telò, professeur de relations internationales à l’Université libre de Bruxelles et à la Libera Università Internazionale degli Studi Sociali (LUISS) de Rome, s’interroge sur la crise en Europe, dont le Brexit n’est qu’une confirmation, dans le contexte des mutations de l’ordre international depuis la fin de la guerre froide. Auteur et éditeur de trente livres et de plus de cent articles scientifiques en études européennes, Telò regarde l’Union européenne (l’UE) non pas comme un État fédéral en formation, mais plutôt comme une organisation régionale, qui rassemble des États et des sociétés voisins. Ainsi, l’Europe devient plus compréhensible si on la compare avec d’autres organisations de coopération régionale autour du monde. Le livre offre deux chemins pour le développement des organisations régionales, y compris l’UE : soit la consolidation des noyaux durs d’États décidés à renforcer l’efficacité décisionnelle du groupement, soit la désintégration, la fragmentation et l’instrumentalisation par les grandes puissances (p. 16). Il est à noter que l’ouvrage représente un certain changement d’orientation de la part de l’auteur. En 2013, dans son livre Relations internationales : Une perspective européenne, Telò, d’une façon beaucoup plus optimiste et plus normative, envisageait la transition d’un paradigme westphalien dominé par des visions centrées sur les entités souveraines vers un nouveau paradigme dans lequel le principe de la souveraineté des États coexiste avec l’amalgamation de la souveraineté. Dans ce monde de transition paradigmatique, l’Europe devait servir de précurseur et de laboratoire. Maintenant, la vision est à nouveau plutôt centrée sur la coopération entre des États souverains et l’Europe ne fait plus figure de modèle à imiter aux yeux d’autres groupements régionaux (p. 18).
Outre l’introduction générale et la conclusion, le livre est divisé en quatre chapitres. Le premier est consacré à l’Europe des XXe et XXIe siècles. Plus spécifiquement, l’auteur se penche sur les acquis historiques de l’intégration européenne et le projet politique d’Eurozone. Au passage, Telò analyse cinq crises qui remettent en question la construction européenne : l’économie, la légitimité démocratique, les réfugiés, les mouvements eurosceptiques et la vague terroriste. Le deuxième chapitre suit l’évolution historique des trois grandes époques de la coopération régionale et présente une histoire des idées et des pratiques respectives. Ces trois époques sont : le régionalisme autoritaire et hiérarchique des années 1930 et 1940 ; le régionalisme multilatéral à l’époque de l’hégémonie des États-Unis et dans le monde bipolaire ; et l’émergence d’un régionalisme post-hégémonique. Il aborde les traits principaux du néorégionalisme ainsi que ses facteurs internes et externes. Le troisième chapitre compare les dynamiques du régionalisme extra-européen (en Asie, dans les Amériques et en Afrique). Plus spécifiquement, mais sans s’y limiter, Telò analyse la coopération dans le cadre des organisations suivantes : l’Association des Nations du Sud-Est asiatique, l’Association sud-asiatique pour la coopération régionale, l’Accord de libre-échange nord-américain, le Marché commun du Sud, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, et la Communauté de développement d’Afrique australe. Non seulement présente-t-il les traits principaux de ces organisations, mais il en fait une étude comparée. En ce qui concerne les organisations africaines, Telò analyse leurs relations interrégionales avec l’UE. Finalement, le quatrième chapitre s’interroge sur les implications du monde multipolaire, de la crise mondiale et des projets géopolitiques interrégionaux et propose quatre scénarios alternatifs pour le régionalisme, pour la prochaine décennie. Selon le premier scénario, le régionalisme politique sera remplacé par la régionalisation économique libérale (p. 175). Le deuxième prévoit le renforcement de la politisation des relations commerciales, économiques et diplomatiques internationales et interrégionales (p. 176), alors que le troisième prévoit le développement d’un néomercantilisme commercial compétitif et/ou le régionalisme instrumentalisé par la politique de puissance (p. 176). Selon le quatrième scénario, finalement, marqué par la fragmentation et l’anarchie, les États et les entités régionales se transforment en forteresses protectionnistes. Entre la fragmentation protectionniste, d’une part, et la politique de puissance, de l’autre, l’UE peut représenter une troisième option, en plaçant l’Eurozone au centre et les cercles concentriques autour d’elle. Ainsi l’Europe deviendrait à nouveau une référence pour les organisations régionales dans d’autres parties du monde (p. 194).
Une des forces de l’ouvrage est d’aller au-delà des schémas déterministes. Pour Mario Telò, cela représente une négation du concept de l’intégration européenne et le modèle du régionalisme comme une voie à sens unique. L’avenir du monde n’est pas évident et de nombreuses options sont toujours possibles pour décrire des images des relations internationales de demain. L’avenir de l’Europe n’est pas non plus sans alternative et le Brexit en est témoin. Parmi les forces de l’ouvrage se trouve également la double mise en perspective : synchronique d’un côté, historique de l’autre. Les arguments deviennent plus solides une fois que l’Europe d’aujourd’hui est comparée non seulement aux autres parties du monde, mais aussi à l’Europe d’hier. L’approche multidisciplinaire et le récit analytique aussi font partie des forces de L’Europe en crise et le monde.
Présenter la situation comme une intersection de plusieurs possibilités à venir est à la fois une force et une faiblesse d’un point de vue théorique. Malgré les préférences explicites de l’auteur en ce qui concerne la forme dominante du régionalisme à venir, celui-ci ne semble pas capable de déterminer les chances pour qu’une telle forme devienne dominante dans le monde en général, et en Europe en particulier. Il en va de même pour les risques qui sont identifiés, mais ne sont pas analysés d’un point de vue probabiliste. Le juste milieu entre le protectionnisme et la politique de puissance est possible, mais la question de savoir ce qui doit être fait pour augmenter les chances de réussite de cette option demeure sans réponse précise. La langue hautement conceptualisée pourrait déplaire à beaucoup de lecteurs, même à celles et ceux intéressé·e·s aux questions de l’avenir de l’intégration européenne. En raison de cette dernière remarque, nous recommanderions ce livre seulement aux spécialistes en relations internationales et en études européennes.