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Il n’y a pas – heureusement – de définition consensuelle sur ce que sont le rire et l’humour. Les deux peuvent se manifester sous de multiples formes, et ce, à partir de causes tout aussi diverses. Prendre le temps – celui d’un livre – afin de tirer les maux de la blague à l’aide d’un air sérieux et étudié me semble des plus approprié. D’autant plus que le Québec est le pays par excellence de la comédie. En effet, y règne en maître le plus grand festival d’humour au monde, la seule école d’humour répertoriée accréditée par un gouvernement, endroit où « le tiers des spectacles en salle relèvent de l’humour » et où « 45 % du temps de programmes des principales chaînes de télévision francophones » (p. 22) est comblé par des émissions humoristiques. C’est exactement ce monde, à la fois imposant et incompris, que les auteurs derrière l’ouvrage Humour et politique. De la connivence à la désillusion, dirigé par Julie Dufort et Lawrence Olivier, ont, à leur manière, tenté de questionner.
L’arrivée du lecteur dans cet univers se fait en douceur grâce à la brillante introduction de Julie Dufort. On y apprend que l’humour a depuis toujours intéressé les philosophes. Platon, Aristote, Descartes, Hobbes, Schopenhauer, Kant, Darwin, Hegel, Freud ou encore Bergson s’y sont frottés chacun à sa manière. Toutefois, le champ d’études de l’humour est excessivement récent. En effet, il s’engage dans le monde universitaire étatsunien dans les années 1920-1930 par l’entremise des cultural studies. La légitimité formelle du champ de recherche de l’humour fut – et est peut-être encore dans certains milieux – difficile à défendre et même à être simplement accepté. Clairement, cet ouvrage n’aurait peut-être pas pu exister au Québec il y a à peine vingt ans.
À la suite de cette ouverture, Dufort s’assure d’outiller le lecteur afin qu’il puisse manoeuvrer à travers les différentes perspectives du livre grâce à une exposition succincte des grandes théories de l’humour : celles de la supériorité, de l’incongruité et de la libération.
Enfin, à la défense de son champ de recherche, Dufort expose une courte histoire de l’évolution de ce domaine – « l’humourologie » –, lequel rencontre de nombreuses embûches à son institutionnalisation. En effet, les recherches entre l’humour et le politique restent minimales, au Québec comme ailleurs. C’est exactement à cette pauvre condition que l’ouvrage s’attaque, soit « renouveler les approches de l’étude du politique en n’opposant plus le sérieux à l’humour, mais en comprenant que l’un ne va pas sans l’autre » (p. 26).
La première partie de l’ouvrage s’interroge sur les paradoxes de l’humour et plus précisément sur les relations de pouvoir entre l’humour et le politique au Québec. Le premier texte, d’Emmanuel Choquette, interroge la part de politique dans le discours des humoristes québécois. Il démêle les volontés et les objectifs des acteurs du milieu, tout comme les effets sociopolitiques directs et indirects des humoristes qui travaillent par et pour l’identité québécoise.
Le second texte se penche sur l’industrie québécoise de l’humour, comme champ politique à part entière. Christelle Paré et Christian Poirier développent une sociologie politique de l’humour au Québec. Le lecteur est convié à une exposition précise des différents groupes d’intérêts qui peuplent la faune du comique québécois. Il y découvre une guerre « d’écurie » où se côtoient une recherche de légitimité et une volonté de solidarité, lesquelles sont fragilisées par plusieurs individus à la « mentalité très carriériste, égocentrique et mégalomane » (p. 94).
Suit un texte de Robert Aird qui analyse en profondeur les neuf revues humoristiques de Gratien Gélinas produites lors de la Deuxième Guerre mondiale : Les Fridolinades. Fridolin, personnage à la fois satirique et burlesque, donne la voix au « sans voix » : le peuple québécois. À la fin de cette belle analyse, le lecteur reste incertain. Gélinas a-t-il régulé la société québécoise en la divertissant – ce même peuple aux prises avec la conscription non voulue – ou, au contraire, Fridolin a-t-il agi en tant que critique sur la conscience québécoise ?
Le quatrième texte se déplace chez nos voisins du sud en questionnant la présence de la satire à la télévision étatsunienne. Marc-Olivier Castagner et David Grondin se penchent sur l’influence de l’émission The Daily Show animée par Jon Stewart. Pour les auteurs, l’émission peut être comprise comme « chien de garde » démocratique, puisqu’elle s’attaque à l’agir politique individuel. En fait, on y apprend l’ampleur que prend depuis plusieurs années l’« infotainment » ou « l’infodivertissement » dans les médias. Ceux qui cherchent à mieux cerner ce que sont l’humour et la satire – plus particulièrement la différence entre le cynisme et le « kunisme » – seront ravis par ce chapitre.
La première partie de l’ouvrage se termine avec la question de la guerre culturelle aux États-Unis. Cette guerre se déroule sur le terrain de l’identité étatsunienne, laquelle serait tiraillée entre le traditionalisme et le progressisme. Cette problématique, clairement politique, se voit questionnée par l’humour satirique de Stephen Colbert, à la barre de The Colbert Report. Plus encore, selon Dufort, la satire de l’animateur prônerait une dé-essentialisation de l’identité. Volonté de l’auteure qui serait pour le moins influente.
La deuxième partie de cet ouvrage collectif interroge l’humour comme objet et sujet politique. Lawrence Olivier y développe la thèse que l’humour est, intrinsèquement, incapable d’avoir une influence directement politique, qu’il est pratiquement impossible de connaître les réels effets politiques de la satire, du cynisme, de la dérision ou de l’absurde sur le commun. En effet, l’oblicité de l’humour, les limites des jeux de langage qu’il comprend, ainsi que les différences avec ceux du politique, n’y seraient pas sans conséquences. Il ne faudrait peut-être ne pas dire humour et politique, mais plutôt humour ou politique.
Cette critique de l’humour comme sujet politique continue avec Martin Roy. À la question qu’est-ce que l’humour ? l’auteur répond qu’il est directement en rapport avec le politique ; il est autre. Roy défend une conception de l’humour comme étant une « ultra-résistance » qui s’appuie sur une « dérision sans scrupule et amorale des lieux du pouvoir » (p. 265), situation nous rapprochant de quelque chose comme une démocratie.
La dernière proposition cherche l’humour dans la pensée de Jean-François Lyotard. Jérôme Cotte développe l’idée que l’humour chez le philosophe serait en corrélation avec son paganisme théorique. C’est-à-dire que l’humour serait contre les systèmes qui excluent et qu’il maintiendrait la possibilité de penser la justice. Ce faisant, l’humour serait un instrument politique qui ébranlerait les discours dominants.
Le mot final est donné par Lawrence Olivier qui ouvre la question de l’humour et du politique avec des réflexions d’ordre épistémologique. Pour le penseur, un des objectifs principaux de l’Occident est de bâtir « un monde où l’on cherche à éviter toutes les formes d’aspérités » (p. 295), obsession qui pousse le politique à agir fortement. Toutefois, ce même politique s’enlise dans le ridicule et le monde du divertissement. Le politique perd son sens en glissant dans la ludicité. Le politique, toujours plus ridicule, devient ainsi l’outil principal de la recherche du plaisir qui caractérise notre époque. Tel un avertissement, Olivier annonce que « le politique s’hypotrophie dans l’humour » et, du coup, nous risquons de perdre à la fois le politique et l’humour. Est-ce que l’humour tel qu’on le connaît jusqu’à présent est réellement en péril ? Et si nous acceptons cette possibilité, en quoi en serait modifiée notre relation avec le monde ? Des questions qui, après la lecture de cet ouvrage, passent de l’absurde au sérieux.
Enfin, l’ouvrage est construit à partir de thèses hétéroclites, mais le tout réussit à se tenir grâce à la base large mais commune qu’est le lien entre le politique et l’humour. Les paradoxes et les oppositions entre certains textes se trouvent à renforcer l’intérêt de l’ouvrage. En effet, l’un affirme l’impossibilité de faire de l’humour politique, tandis que l’autre y défend une influence notable de l’humour sur la politique. Malgré tout, les différentes perspectives réussissent à montrer une complexité de la relation entre l’humour et le politique tout en ouvrant sur d’abondants questionnements. Au lieu de fermer les débats, Humour et politique. De la connivence à la désillusion réussit sa mission en renouvelant le champ de l’humour en labourant les idées sans rien fixer définitivement. Enfin, le lecteur, qu’il soit néophyte ou expert en humour, y trouvera son compte dans la plupart des textes. En effet, le style et la forme de certains sont particulièrement théoriques et universitaires, tandis que d’autres s’avèrent plus libres, s’apparentant à l’essai. Cette interdisciplinarité, tout comme la multiméthodologie qui allie des perspectives allant du national à l’international jusqu’au domaine philosophique, offrent à celui ou celle qui ouvre le livre un large éventail de perspectives quant aux relations entre l’humour et le politique. Cela dit, il serait risible de ne pas profiter du sérieux qu’apporte l’addition des différentes propositions.