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L’être humain est parfois réifié au point qu’on oublie qu’au-delà des symboles, il ne reste qu’une enveloppe corporelle. Au contraire, le corps évoque parfois l’humanité qui nous anime. Dans son livre The Politics of the Human, Anne Phillips, professeure de science politique à la London School of Economics, propose une analyse de l’égalité humaine comme « claim and commitment », refusant dès lors l’idée qu’un statut égalitaire puisse dépendre d’une essence commune devant être démontrée. Au contraire, l’être humain est un sujet politique : pour Phillips, « the human […] is about claiming our equality » (p. 9). Elle désire remettre en question la notion de l’humain comme dénominateur commun une fois tous les individus dénudés de leurs caractéristiques spécifiques (genre, race, sexualité, etc.). Le rejet de ces différences (et leur signification) au nom de cet idéal selon lequel « what matters is that we are all human beings » (p. 11) renforce les relations de pouvoir existantes. Dès lors, Phillips appelle à une politique de l’humain permettant d’affirmer notre égalité. The Politics of the Human est adapté d’une conférence donnée dans le cadre des Seeley Lectures à l’Université de Cambridge. Il en résulte un ouvrage court, accessible et captivant dont le style d’écriture est simple, qui abonde d’exemples et vulgarise aisément les oeuvres des auteurs cités.
Au cours de l’Histoire, la notion d’humain a exclu, à travers un statut normatif, certains groupes d’individus : les femmes, les peuples aborigènes, les esclaves, etc. Pourtant, l’idée persiste encore aujourd’hui qu’il existe quelque chose d’inhérent à chaque individu qui constitue la base de ces droits et revendications. Pour Phillips, attribuer des caractéristiques substantielles à l’humain ne peut qu’être problématique, puisque ces dernières impliquent inévitablement la question de qui y correspond – et qui en est exclu. L’auteure rejette également le scénario contraire : dénuder l’humain de ses particularités, y compris celles corporelles, pour qu’il soit le plus abstrait et générique possible, pour qu’il devienne une personne sans contenu ni substance (p. 33). L’idée qu’il est possible de séparer notre nature profonde (« core self ») de nos caractéristiques contingentes (« contingent features ») représente ces dernières comme ayant une importance moindre. Or, Phillips remarque, nous sommes ces différences et ce sont elles qui, souvent, nous poussent à affirmer notre humanité. Représenter ces différences comme contingentes, dès lors, ignore les caractéristiques qui nous rendent humains et les raisons pour lesquelles nous revendiquons notre humanité. Prétendre que ces différences n’importent pas est un exercice d’imagination (p. 37) qui dissuade une analyse plus élaborée des pouvoirs différentiels qui suscitent la revendication d’une humanité commune. Pourquoi écarter notre sexe, notre sexualité, notre religion ou notre ethnicité pour être reconnu comme être humain ? Le droit d’être considéré comme égal ne devrait pas dépendre d’une capacité à prouver son appartenance à la catégorie humaine. Pour Phillips, reconnaître l’autre comme étant égal est une question politique et « the very act of claiming to be equal should be enough of a demonstration » (p. 44). L’égalité ne doit pas être justifiée ou prouvée. L’humanité qui nous lie repose plutôt sur une politique de l’égalité qui refuse d’accorder une importance hiérarchique aux différences.
Phillips élabore sa politique de l’humain à travers l’étude de l’oeuvre de Richard Rorty et Hannah Arendt. Rorty réfute l’idée d’une nature humaine commune et propose une thèse de l’éducation sentimentale de la solidarité, c’est-à-dire l’évocation d’une humanité commune à travers des récits qui dévoilent la souffrance des autres et soulèvent ainsi les ressemblances de la condition humaine. Deux problèmes ressortent de l’analyse de Phillips sur la place accordée à l’égalité et la différence dans cette thèse : la portée sélective de la sensibilité (on ne peut compatir avec tout le monde), puis la conclusion que le processus n’aboutit pas nécessairement à une revendication des droits. Phillips conclut que, selon la thèse de Rorty, il n’est pas nécessaire de s’interroger sur les circonstances créant des inégalités de position. Elle insiste d’ailleurs pour dire que bien que la reconnaissance de nos similarités soit une composante importante de la solidarité humaine, ces similarités n’effacent pas les différences de pouvoirs. Ainsi, la solidarité de Rorty, inspirée par les ressemblances, s’inscrit plutôt dans une logique de compassion ou de charité.
L’auteure s’intéresse ensuite à l’oeuvre d’Arendt, qui rejette elle aussi la notion d’une nature humaine essentielle, mais endosse tout de même une définition hautement normative de l’humain. C’est l’action qui nous rend humain : « We are not born equal, we become equal as members of a group on the strength of our decision to guarantee ourselves mutually equal rights » (p. 63, citant Arendt). Phillips partage cette conception de l’égalité qui n’a pas à être justifiée en référant à une humanité commune, qui n’est pas non plus « découverte », mais qui est établie et déclarée en traitant l’autre comme son égal. Elle va plus loin qu’Arendt, affirmant : « [equality] is something we bring into existence at the moment we claim it » (p. 69). L’égalité est ainsi proclamée à la fois comme déclaration et comme engagement, c’est ce qui fait de l’humain un sujet politique, et cette revendication de l’égalité est simultanée à la revendication de l’humanité.
Philipps s’intéresse par la suite à la notion de dignité comme élément de l’idéal humain, qu’elle considère problématique tant d’un point de vue substantiel que hiérarchique. En impliquant des standards objectifs basés sur une thèse de l’essentialisme humain, la notion de dignité ne dépend pas de l’individu et de ce qu’il perçoit comme étant digne. Par exemple, la dignité peut être invoquée pour critiquer le commerce du sexe sous prétexte qu’une telle transaction diminue la dignité humaine, même si ce n’est pas l’avis des participants. Selon l’auteure, la notion de dignité est souvent formulée comme celle de l’égalité humaine ; elle invite donc à parler du respect de la dignité (soit le respect de l’autre comme notre égal) à travers la notion d’égalité.
Enfin, l’ouvrage conclut avec quelques réflexions sur le concept de post-humanisme, plus particulièrement sur ses trois représentations dans la littérature d’aujourd’hui. D’abord, l’auteure critique la tournure que prend le post-humanisme comme genre privilégié dans la critique de l’humanisme et souligne ses faiblesses qu’elle considère communes à plusieurs approches post. La seconde version du post-humanisme, qu’elle caractérise de « humanism run wild » (p. 144), tend vers une maîtrise de la nature humaine par la cybernétique et les robots ou par le perfectionnement des gènes. Phillips craint les effets que telles circonstances pourraient avoir sur l’égalité : « The commitment to equality is not grounded in, or proven by, actual equality ; but […] the capacity to make and sustain that commitment does depend on certain enabling conditions. We risk moving into an era where those enabling conditions disappear. » (p. 123) Sans ces conditions, il est facile d’anticiper l’érosion de l’idée, déjà fragile, de l’égalité humaine. Enfin, la troisième version de la littérature sur le post-humanisme rejette l’anthropocentrisme et invite à brouiller les frontières entre l’humain, l’animal et la machine. Pour Phillips, ce projet n’est pas compatible avec sa conception de l’humain comme quelque chose qui est affirmé et non découvert, puisque seuls les êtres humains peuvent revendiquer leur humanité et leur égalité. C’est ainsi que Phillips nous laisse sur ces derniers mot : « Equality claimed has a greater force and more lasting impact than equality given, and it is here that the real radicalism of the politics of the human lies. » (p. 135)
La réflexion de l’auteure repose non seulement sur des considérations philosophiques, elle emprunte également à l’éthique, à la justice globale et aux droits humains. Ce livre est donc une lecture pertinente pour un public provenant de divers horizons théoriques et méthodologiques. Phillips aborde un sujet complexe aux multiples facettes ; son argumentaire est présenté de manière fluide, mais son propos reste difficile à saisir. Ainsi, si le tout semble cohérent, certains aspects sont plus difficiles à cerner. Par exemple, l’auteure mentionne dans le dernier chapitre que les conditions favorables à l’affirmation de l’égalité pourraient être amenées à disparaître, alors qu’elle ne précise pas préalablement quelle serait la nature de ces dernières. Par ailleurs, l’idée d’humanité (et l’égalité) comme claim and commitment, dans sa forme appliquée, reste assez abstraite. Le propos de Phillips est compris en opposition aux thèses de Rorty, d’Arendt et de Rancière et son rejet d’une compréhension distincte de l’égalité, de la politique et de l’humain au profit d’un amalgame des trois, plus que par une explication claire de comment (et dans quelles conditions) elle envisage l’assertion de cette humanité. Dans The Politics of the Human, Anne Phillips défend avec succès sa thèse qui repose, in fine, sur une notion de l’humanité liée à celle de l’égalité et qui, loin d’être inhérente à l’être humain, est un acte politique. Comme le démontre sa recherche, la notion d’humanité n’est pas statique. Son ouvrage s’inscrit indubitablement dans le développement d’un concept non seulement idéaliste, mais politique.