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Le mouvement environnemental nous a appris l’humilité et le respect de l’intégrité de la nature non humaine. Nous avons besoin d’une considération similaire à l’égard de la nature humaine. Ne pas la développer rapidement, c’est autoriser implicitement les transhumanistes à défigurer l’humanité avec leurs bulldozers génétiques et leurs supermarchés de psychotropes[2].

Francis Fukuyama (2004 : 43)

L’avènement d’une médecine d’amélioration ambitionnant de perfectionner l’être humain et ses performances suscite depuis une quinzaine d’années de nombreux débats bioéthiques et philosophiques (Parens, 2000 ; Buchanan et al., 2001 ; Mehlman, 2009 ; Thompson, 2014). Du dopage sportif à la chirurgie esthétique, de l’utilisation de « smart drugs » pour améliorer les performances intellectuelles au développement d’une médecine régénératrice s’employant à repousser les effets du vieillissement, le human enhancement soulève des enjeux éthiques, sociaux et politiques considérables qui divisent le champ universitaire (Frippiat, 2011 ; Alexandre, 2012). À l’opposé des penseurs bioprogressistes, parmi lesquels le mouvement transhumaniste occupe une place centrale[3], se situent les penseurs souvent qualifiés par leurs détracteurs d’« anti-mélioristes », de « bioluddites » – en référence au « luddisme », du nom du mouvement anglais des « briseurs de machines » durant la révolution industrielle –, ou encore de « bioconservateurs ». Condamnant avec fermeté les idéaux transhumanistes d’un humain techniquement « augmenté », les bioconservateurs remettent en cause l’avènement d’une médecine d’amélioration excédant la visée thérapeutique médicale classique de rétablissement ou de restauration de l’organisme humain[4]. Figure importante de cette mouvance bioconservatrice, le politologue américain Francis Fukuyama associait en ce sens en 2004 le mouvement transhumaniste et sa volonté de donner naissance à un être supérieur, doté de capacités physiques, intellectuelles et émotionnelles décuplées, à l’une des idéologies actuelles les plus dangereuses au monde.

À la différence des transhumanistes, les penseurs bioconservateurs ne sont nullement fédérés dans un cadre institutionnel ou organisationnel précis. Comme le souligne le sociologue Laurent Frippiat (2011 : 38), le bioconservatisme « consiste bien plus en une vision intersubjectivement partagée de normes et principes – comme la nature humaine, la dignité humaine, la distinction entre l’utilisation thérapeutique et méliorative d’une technique – qu’en l’existence de structures organisationnelles comme l’Association Mondiale Transhumaniste dans le camp adverse ». Créé par Georges W. Bush en 2001 avant d’être dissous en 2009 par Barack Obama, le President’s Council on Bioethics a cependant fédéré nombre de penseurs que l’on associe aujourd’hui communément au courant bioconservateur. L’objectif de cet article est de proposer une lecture critique de la bioéthique conservatrice[5] à travers l’examen de la pensée de deux de ses représentants majeurs : le philosophe et bioéthicien Leon Kass, président du comité de bioéthique américain de 2001 à 2005, ainsi que le politologue Francis Fukuyama, auteur du best-seller La fin de l’homme. Les conséquences de la révolution biotechnique (2002) et membre du comité américain de bioéthique de 2001 à 2004.

Kass et Fukuyama ont développé selon des perspectives propres une critique forte de l’aspiration contemporaine à améliorer l’humain que nous présenterons successivement. Alors que Kass formule une condamnation morale de l’humain augmenté, celui-ci portant selon lui atteinte à la « dignité humaine », Fukuyama développe pour sa part une condamnation d’ordre davantage politique de l’amélioration humaine, celle-ci remettant d’après lui en cause les principes de la démocratie libérale. Si les deux ont indéniablement le mérite de rappeler la nécessité de tenir compte de l’ancrage vivant irréductible de l’être humain à l’ère de la bioéconomie et de l’instrumentalisation biotechnologique croissante du monde vivant, nous verrons toutefois que la conception, sinon religieuse, pour le moins dogmatique de la « nature humaine », qui soutient leur argumentation, permet difficilement de répondre aux défis éthiques et politiques soulevés par l’aspiration actuelle à un « humain augmenté ». Entre la sacralisation de la vie soutenue par Kass et l’essentialisation de la nature humaine opérée par Fukuyama, ce sont les acquis de la modernité politique et démocratique qui sont remis en cause, au profit de positions réactionnaires aussi problématiques que les perspectives technoprogressistes défendues par le transhumanisme peuvent l’être.

Leon Kass, de la préservation de la dignité humaine à la sacralisation de la vie

Physicien et biologiste de formation, Kass est l’une des figures intellectuelles emblématiques du courant « bioconservateur ». Connu pour son opposition radicale au clonage humain et, plus largement, pour ses critiques virulentes des avancées biotechnologiques, celui-ci a pourtant mené pendant de nombreuses années des recherches en biologie moléculaire pour le compte de l’Institut national de la santé américain. C’est la lecture de deux ouvrages de fiction, Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley et L’abolition de l’homme de Clive Staple Lewis (dit C.S. Lewis) qui décide de sa reconversion professionnelle et de son passage de la biologie à la bioéthique. Ces ouvrages lui font en effet prendre conscience du potentiel de déshumanisation que comportent les avancées technoscientifiques dont il n’avait pas jusqu’alors mesuré l’ampleur. Par la science-fiction, ces ouvrages montrent en particulier, écrit-il,

comment l’ambition de maîtriser techniquement la nature peut, si nous n’y prêtons pas attention, conduire à notre déshumanisation par le biais de la génétique ou de la satisfaction induite par les médicaments et d’autres transformations de la nature humaine, autant de possibilités déjà prévisibles avec la nouvelle biologie […] L’homme restera-t-il une créature créée à l’image de Dieu, aspirant à se rapprocher du divin, ou deviendra-t-il un artefact créé par l’homme à l’image de Dieu-ne-sait-quoi, suivant les seules aspirations de la volonté humaine ? […] Il m’apparut ainsi essentiel de réorienter ma carrière de scientifique vers l’étude de la signification humaine de la science.

Kass, cité dans Flaumenhaft, 2003 : n.p.

Durant les années 1970, Kass quitte l’Institut national de la santé pour intégrer le Conseil national de la recherche de l’Académie nationale de la science, en tant que directeur du comité des sciences de la vie et des politiques sociales. Le comité publiera un des tout premiers rapports de bioéthique critique des avancées biotechnologiques (National Research Council, 1975). Commence pour Kass une longue carrière partagée entre l’enseignement et la réflexion bioéthique qui le conduira, de 2001 à 2005, à présider l’important Comité de bioéthique formé par George W. Bush[6] – une présidence controversée en raison des positions jugées « réactionnaires » de Kass[7]. Sous sa présidence, le comité publiera cinq rapports importants, parmi lesquels Beyond Therapy : Biotechnology and the Pursuit of Happiness (2003), référence essentielle des écrits bioconservateurs pouvant être considéré comme le pendant bioconservateur du rapport d’inspiration transhumaniste intitulé NBIC Converging Technologies for Improving Human Performance (Rocco et Bainbridge, 2002).

Véritable compendium des arguments bioconservateurs (Maestrutti, 2011), Beyond Therapy synthétise la philosophie bioconservatrice au sujet du human enhancement. Présentant les différentes avenues technoscientifiques et biomédicales que recouvre l’augmentation humaine, le rapport aborde en particulier les questions de la sélection génétique des embryons (chapitre 2 : Better Children), de l’augmentation des performances physiques (chapitre 3 : Superior Performance), de la prolongation de la vie à travers la médecine régénératrice (chapitre 4 : Ageless Bodies) et, enfin, de la modification de l’humeur et des états émotionnels (chapitre 5 : Happy Souls). La volonté de se rendre « mieux que bien » qui traverse l’ensemble de ces domaines témoigne, selon les auteurs du rapport, d’un bouleversement profond du champ médical qui s’éloignerait de sa fonction thérapeutique de rétablissement ou de restauration de l’organisme. Ce sont les frontières entre thérapie et amélioration qui sont ainsi remises en cause, donnant naissance à une médecine d’amélioration dont l’objectif n’est plus de remédier à des formes de handicap ou de guérir des maladies, mais d’optimiser l’être humain et ses performances physiques, intellectuelles, aussi bien qu’émotionnelles. Un au-delà de la thérapie qui soulève pour les penseurs bioconservateurs un nombre considérable de problèmes éthiques et politiques.

Un des arguments centraux que Leon Kass (2002) développe en particulier contre cette volonté d’améliorer techniquement l’être humain a trait à la dignité humaine et à la menace que les nouvelles technologies feraient peser sur elle. Pour lui, le risque principal soulevé par cette médecine d’amélioration est de remettre potentiellement en cause l’humanité de l’être humain en appréhendant son corps et la vie en général comme de simples matériaux exploitables. Autrement dit, il croit que l’amélioration humaine porterait atteinte à la dignité humaine en reléguant l’humain au rang de simple moyen au lieu de l’appréhender comme une fin en soi. Renvoyant à la définition qu’en donnait Kant (cité dans Pelluchon, 2009 : 145), en vertu de laquelle « l’homme ne peut être traité par l’homme (ni par un autre ni par lui-même) comme un simple moyen, mais toujours comme une fin », la notion de dignité humaine se rattache d’après Kass à une forme d’irréductibilité et d’indétermination de l’humain qui s’enracine dans la vie elle-même. Si la dignité humaine ne constitue nullement une qualité naturelle comme le fait de posséder à la naissance les cheveux bruns ou les yeux bleus, elle s’ancre d’après lui dans des conditions vitales que l’on ne peut éluder : « Ce n’est rien d’évident. Ce n’est pas gravé dans la pierre, ça évolue. Mais il y a certaines caractéristiques qui sont essentielles, et si on venait à les perdre, nous deviendrions autres que ce que nous sommes. » (Kass, cité dans Robitaille, 2007 : 200) En ce sens, la dignité humaine est pour Kass indissociable de la préservation du caractère inaliénable du corps humain qui relève non pas seulement de l’avoir, mais de l’être.

Cette conception incarnée de la dignité humaine formulée par Leon Kass fournit un guide éthique et moral utile pour aborder de manière critique le biocapitalisme contemporain. Ne pas prendre en compte la dimension corporelle inhérente à l’existence humaine revient en effet à appréhender le corps comme un vulgaire matériau exploitable et donc à encourager les nouvelles formes de marchandisation et d’appropriation biotechnologiques contemporaines du corps (voir Lafontaine, 2014). En rappelant ses conditions vitales d’énonciation, Kass fournit donc une compréhension élargie non seulement de la dignité humaine mais plus encore de la condition humaine qui devrait, d’après lui, faire l’objet d’une forme de respect similaire au respect pour l’environnement qui sous-tend l’éthique écologique : « Pour déterminer le bon usage du pouvoir biotechnique, nous avons besoin de quelque chose de plus que la reconnaissance générale des dons de la nature. Nous avons besoin d’un tel égard et d’un tel respect pour notre propre nature. » (Kass, 2002 : 289-290) C’est à un tel respect de la vie en elle-même que le philosophe politique Michael Sandel (2007 : 26-27) en appelle d’ailleurs également dans son ouvrage The Case Against Perfection : « Le problème n’est pas tant celui d’une dérive mécaniciste que celui de tout vouloir maîtriser. Et ce que cette aspiration à la maîtrise occulte et risque même de mettre en péril c’est la reconnaissance du caractère donné des pouvoirs et des réalisations humaines. » Essentielle, cette prise en compte de la corporéité de l’humain et la reconnaissance plus générale de l’appartenance de l’être humain au monde vivant sont toutefois indissociables dans l’argumentation de Kass d’une conception religieuse de l’être humain et de la vie qui se révèle problématique.

D’après Kass, c’est en effet la question du recours au religieux et au sacré qui doit se poser en bout de ligne. Ainsi que le philosophe Hans Jonas, que Kass considère depuis la lecture de son ouvrage Le phénomène de la vie comme son premier et véritable professeur de philosophie biologique, le soulignait déjà, « La question est de savoir si, sans la restauration de la catégorie du sacré qui a été le plus fondamentalement détruite par la raison scientifique éclairée, nous pouvons avoir une éthique capable de refréner les forces que nous possédons aujourd’hui et que nous sommes presque contraints d’acquérir en surplus et d’exercer constamment. » (Jonas cité dans Giroux, 2012) Kass est pour sa part catégorique. La nature est selon lui un guide moral indispensable mais cependant insuffisant ; il faudrait donc renouer impérativement avec une conception religieuse de l’être humain et du monde pour fonder une nouvelle éthique[8]. Comme il le précise dans son article intitulé « La science, la religion et le futur humain » (Kass, 2007), la particularité de la civilisation occidentale moderne tiendrait à l’équilibre fragile qui s’y serait formé entre la science et la religion. Or, c’est précisément cet équilibre qui serait aujourd’hui tendanciellement rompu. La science et la raison humaine tendraient à prendre le pas – l’utopie de l’humain amélioré en serait un symptôme – sur la conception religieuse et biblique du monde, menaçant l’équilibre moderne et, plus encore, la destinée humaine. Tout l’enjeu de cet article est alors de montrer en quoi la religion devrait être aujourd’hui revalorisée et mobilisée à nouveaux frais pour bâtir une véritable bioéthique.

Loin de nourrir le débat démocratique sur les avancées techniques et biomédicales actuelles, cet ancrage religieux de la pensée de Kass le conduit à un certain rejet des acquis de la modernité politique. Ainsi, contrairement au philosophe Jürgen Habermas qui, dans son ouvrage L’avenir de la nature humaine (2002), exclut toute essentialisation de l’humain[9] afin de « conserver un certain scepticisme face à la sémantique de la personne intangible et sacrée », Kass fait au contraire valoir « l’idée d’une dignité intrinsèque du vivant humain qui s’affirmerait dès sa forme embryonnaire », comme le résume Stéphane Haber (2005 : 237). Une position qui le conduit, souligne à juste titre Haber, à « recourir aux mêmes arguments que ceux qui se trouvent mobilisés par les tenants de la position pro life dans la querelle de l’avortement » (ibid.). Kass établit de fait un lien direct entre l’argument de la « libre disposition du corps » utilisé par les transhumanistes et l’argumentation des militants favorables à l’avortement : « En effet, je crois qu’il y a là un lien. À une certaine époque, dans les débats sur l’avortement et sur la contraception, on a usé du slogan ‘Tout enfant doit être désiré’. Or, cela peut nous conduire à percevoir l’enfant non plus comme un cadeau dont on doit prendre soin et que l’on doit chérir, mais comme un être qui existe afin de satisfaire nos propres désirs. » (Kass, cité dans Robitaille, 2007 : 202)

Entre les droits des femmes à disposer librement de leur corps et les fantasmes d’un être posthumain, il n’y aurait donc d’après Kass aucune différence fondamentale de principe, les premiers ayant en quelque sorte frayé le chemin aux seconds. Loin de stimuler le débat démocratique et de permettre la préservation des acquis progressistes des combats féministes en faveur de l’égalité des droits, la position de Kass conduit alors à une forme de retour à des valeurs traditionnelles prémodernes pour le moins contestables. Pour contrecarrer l’ambiance sociétale actuelle qu’il qualifie de « post-morale », Kass appelle à mettre en oeuvre un ensemble de réformes revalorisant le cycle de la vie, à commencer par l’institution du mariage :

Une vraie réforme en direction d’un rapport sain à la vie requerrait de renouer avec une certaine gravité culturelle à l’égard du sexe, du mariage et du cycle de la vie. Restigmatiser l’infidélité et la promiscuité pourrait aider. Un renversement des récents préjugés anti-natalistes, implicites dans la pratique de l’avortement, et une correction de l’actuelle éducation sexuelle anti-générationnelle pourraient aussi aider, tout comme la revalorisation du mariage comme un idéal autant personnel que culturel.

Kass, 1997 : 61-62

Entre la sacralisation de la vie et la valorisation d’une morale traditionaliste aux accents religieux, c’est la perspective séculière et humaniste moderne qui est ici en définitive évacuée. Or, comme le souligne à juste titre la philosophe Corine Pelluchon (2009 : 11), « La foi et l’enseignement tirés des religions doivent être pris en compte dans les discussions publiques, parce qu’ils éclairent les sources de la moralité et permettent de mieux comprendre la tradition politique qui est la nôtre, mais ils ne sauraient fonder la politique dans une démocratie. » Bien qu’il ne formule pas explicitement une telle orientation politique religieuse, c’est toutefois un même rejet de la tradition humaniste politique moderne que l’on trouve également exprimée chez Francis Fukuyama.

Francis Fukuyama, de la préservation de la démocratie à l’essentialisation de la nature humaine

Penseur remarqué pour la publication en 1992 de son ouvrage mondialement discuté La fin de l’histoireet le dernier homme, le politologue américain Francis Fukuyama compte avec Leon Kass parmi les opposants bioconservateurs aux idéaux d’un humain augmenté les plus importants. Dans le dossier spécial de la revue américaine Foreign Policy publié en 2004 et consacré aux idées jugées les plus dangereuses au monde en ce début de millénaire, Fukuyama, enseignant à la John Hopkins University, faisait ainsi paraître une virulente tribune contre le mouvement. Qualifiant le transhumanisme d’« étrange mouvement de libération », le politologue en appelle à prendre au sérieux le danger qu’il représenterait pour l’espèce humaine. Loin de relever de la pure fiction, les idéaux transhumanistes, prévient-il, sont déjà bien implantés socialement et « technoscientifiquement » :

Un transhumanisme d’une telle sorte est implicite dans le programme de recherche de la biomédecine contemporaine. Les nouveaux procédés et technologies qui émergent des laboratoires et des hôpitaux – aussi bien les médicaments pour modifier l’humeur, les substances pour accroître la masse musculaire ou pour effacer de manière sélective la mémoire que le diagnostic prénatal ou la thérapie génique – peuvent être facilement utilisés autant aux fins de guérir ou d’atténuer la maladie que pour améliorer l’espèce humaine.

Fukuyama, 2004 : 42

Cette critique des idéaux transhumanistes s’inscrit dans une réflexion bioéthique et politique plus large menée par Fukuyama sur les avancées technoscientifiques et biomédicales contemporaines, dont il a rassemblé les éléments principaux dans son ouvrage publié en 2002, Our Posthuman Future – traduit en français sous le titre La fin de l’homme. À la lumière des deux grandes dystopies que sont 1984 de George Orwell et Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley, Fukuyama estime que la menace de l’État totalitaire n’est plus à l’ordre du jour avec le succès irrésistible de la démocratie libérale, mais considère que la prescience politique de Huxley est aujourd’hui plus que jamais d’actualité. De la fécondation in vitro aux progrès de la neuropharmacologie en passant par l’interventionnisme génétique, ces avancées technoscientifiques menacent, au dire de Fukuyama (2002 : 25), l’idéal démocratique moderne et notre rapport politique au monde : « une technique assez puissante pour remodeler ce que nous sommes risque bien d’avoir des conséquences potentiellement mauvaises pour la démocratie libérale et la nature de la politique elle-même ».

L’inquiétude de Fukuyama repose de manière légitime sur l’interrogation des liens qui unissent le politique et la condition humaine vivante. L’instrumentalisation biotechnologique du vivant, de la naissance et de la mort ne risque-t-elle pas en effet de porter atteinte à notre rapport politique au monde ? La question est essentielle et n’appelle pas nécessairement une réponse d’ordre sociobiologique. On sait par exemple que Hannah Arendt (2004 : 314) ancre son concept d’action, qui fonde le rapport symbolique et politique de l’homme au monde, dans la natalité : « Le miracle qui sauve le monde, le domaine des affaires humaines, de la ruine normale, ‘naturelle’, c’est finalement le fait de la natalité, dans lequel s’enracine ontologiquement la faculté d’agir. En d’autres termes : c’est la naissance d’hommes nouveaux, le fait qu’ils commencent à nouveau, l’action dont ils sont capables par droit de naissance. » S’inspirant de cette analyse, Habermas montre aussi très bien dans L’avenir de la nature humaine (2002) comment les manipulations génétiques remettent potentiellement en cause la symétrie des générations qui fonde l’égalité démocratique. Si la naissance constitue un paramètre essentiel dans le rapport politique que l’être humain entretient avec le monde, c’est à l’autre extrémité la mort et son acceptation en soi qui constituent pour nombre de penseurs une donnée essentielle de la chose politique : « Toute vraie politique, écrit en ce sens Cornélius Castoriadis, en tant qu’elle vise l’institution de la société, est aussi une politique de la mortalité : elle dit aux humains qu’il vaut la peine de mourir pour la sauvegarde de la polis, pour la liberté et l’égalité. » (Castoriadis, cité dans Lafontaine, 2008 : 25)

La crainte exprimée par Fukuyama d’une remise en cause du politique par la manipulation et la dénégation des limites biologiques inhérentes à la condition humaine paraît ainsi légitime et essentielle à considérer si l’on veut s’assurer de préserver les soubassements de l’idéal démocratique moderne. Ce n’est toutefois pas dans cette perspective humaniste et incarnée du politique que son analyse se situe. S’inscrivant dans la tradition théorique du droit naturel de son maître Leo Strauss, Fukuyama renoue avec l’idée d’une nature humaine sur laquelle s’édifie selon lui la démocratie libérale. Ce n’est qu’en regard de sa thèse sur La fin de l’histoire que cette perspective peut être pleinement comprise. Renouant avec le grand récit historiciste du dix-neuvième siècle, le politologue soutient dans cet ouvrage que Hegel avait eu raison d’affirmer que l’histoire, avec l’instauration de la démocratie libérale, avait atteint son paroxysme. Pour Hegel, aucun progrès politique n’était plus à attendre au-delà des principes posés par la Révolution française. La chute du Mur de Berlin en 1989 ne faisait selon Fukuyama (2002 : 13) que confirmer ce diagnostic : « L’effondrement du communisme, en 1989, marquait simplement le dénouement d’une plus vaste convergence vers la démocratie libérale à l’échelle mondiale. » Ce triomphe du libéralisme représentait selon lui la fin de la quête humaine de la perfectibilité : « Si nous en sommes à présent au point de ne pouvoir imaginer un monde substantiellement différent du nôtre, dans lequel aucun indice ne nous montre la possibilité d’une amélioration fondamentale de notre ordre courant, alors il nous faut prendre en considération la possibilité que l’Histoire puisse elle-même être à sa fin. » (Ibid.

Si dans Lafin de l’homme le politologue s’inquiète des avancées technoscientifiques et biomédicales, c’est précisément parce qu’elles remettent en cause cette fin de l’histoire qu’il n’avait jusque-là pas envisagée aussi clairement[10]. Précisant le fond de sa pensée, Fukuyama y développe de manière plus affirmée l’idée que le succès de la démocratie libérale n’est pas étranger à la nature même de l’être humain. Au coeur de son argumentation se trouve en effet l’idée que la nature humaine existe en soi et qu’elle constitue le socle de nos valeurs les plus essentielles : « Cela est fondamental, dirai-je, parce que la nature humaine existe, qu’elle est un concept signifiant et qu’elle a fourni une base conceptuelle solide à nos expériences en tant qu’espèce. Conjointement avec la religion, elle est ce qui définit nos valeurs les plus fondamentales. » (Fukuyama, 2002 : 13) Plus encore, soutient-il, « la nature humaine modèle et détermine les différents types possibles de régimes politiques » (ibid. : 25). Si de ce point de vue la démocratie libérale incarne d’après lui le régime politique idéal, c’est précisément parce qu’il serait le régime se conformant le mieux aux décrets de cette nature humaine. La convergence mondiale vers la démocratie libérale en serait la preuve :

À la fin du 20e siècle, presque toutes ses expérimentations ont échoué, et l’on essaye de créer ou de restaurer, à leur place, des démocraties libérales tout aussi « modernes », mais moins radicales sur le plan politique. L’une des raisons fondamentales de cette convergence vers la démocratie libérale à l’échelle mondiale a quelque chose à voir avec la ténacité de la nature humaine. Car si le comportement humain est modelable et variable, il ne l’est pas indéfiniment : à un certain point profondément enraciné, les instincts et les schémas de comportement naturels se reprennent d’eux-mêmes, pour ruiner les plans les mieux conçus de l’ingénierie sociale.

Ibid. : 38

Tout comme les penseurs prétendant écarter l’idée de nature humaine de leur théorie se feraient toujours en dernier ressort rattraper par elle pour voir leur édifice s’écrouler inéluctablement – en vertu du principe : « Chassez le naturel, il revient au galop » –, les régimes politiques contre-nature auraient eux aussi toujours été irrémédiablement relégués aux oubliettes de l’histoire. Parce qu’elle épouserait le mieux les contours de la nature humaine, qu’elle en représenterait la traduction sociale et politique la plus fidèle, du moins la plus légitime, la démocratie libérale ne pouvait, elle, que perdurer et triompher : « La démocratie libérale, insiste Fukuyama, est apparue comme le seul système politique viable et légitime pour les sociétés modernes, parce qu’il évite les deux extrêmes en modelant la politique selon des normes de justice créées historiquement, mais sans interférences excessives avec les schémas naturels de comportements. » (Ibid. : 39, nous soulignons) Plutôt que de nier ou de refouler cette essence humaine, il conviendrait dès lors de l’assumer pleinement et de la défendre.

Si La fin de l’homme a le mérite de rendre explicites les a priori théoriques qui sous-tendaient la thèse de La fin de l’histoire, force est néanmoins de constater qu’à mille lieues d’interroger et d’enrichir notre compréhension des liens essentiels entre la condition humaine vitale et l’idéal démocratique en tant que tel, la perspective de Fukuyama procède en réalité davantage à la négation de toute conception humaniste et politique de la perfectibilité humaine. Ce rejet de l’imaginaire humaniste transparaît clairement dans la critique qu’il formule en direction de la conception rousseauiste de la perfectibilité. En pensant l’être humain comme un être perfectible et donc indéterminé, Rousseau et Kant auraient selon lui renié toute normativité naturelle, seule à même, d’après Fukuyama, de s’opposer au transhumanisme et de réhabiliter un rapport politique au monde :

Comme Hobbes et Locke, Rousseau a cherché à caractériser l’homme à l’état de nature, mais il a également soutenu dans le second Discours que les êtres humains étaient « perfectibles » – c’est-à-dire qu’ils avaient la capacité de modifier leur nature avec le temps. Cette perfectibilité est à la base de l’idée kantienne d’un royaume nouménal libre du principe de causalité naturelle et qui est le terrain de l’impératif catégorique, ce qui a détaché la morale dans son intégralité de tout concept de nature.

Fukuyama, 2002 : 180

À rebours de cette conception humaniste de la perfectibilité, lit selon Fukuyama de toutes les dérives morales et politiques contemporaines, il faudrait au contraire renouer avec un naturalisme assumé : « Selon moi, l’interprétation commune courante de l’illusion naturaliste est fallacieuse et la philosophie a désespérément besoin de revenir à la tradition pré-kantienne qui fonde le droit et la moralité dans la nature. » (Ibid. : 201)

Comme le souligne très bien le philosophe Gilbert Hottois, Francis Fukuyama ne procède ici pas tant à la préservation du politique et de l’idéal démocratique qu’à la légitimation naturelle d’un régime politique, en l’occurrence celui de la démocratie libérale de marché :

L’association entre une certaine conception de la fin de l’histoire que concrétiserait la démocratie […] et la nature humaine définie sur base d’un ensemble de traits génétiques factuels constitue à la fois l’argument central et la grande faiblesse du livre. La nécessité qui va de la nature humaine à cette démocratie comme fin de l’histoire ne serait une nécessité authentique que si la nature humaine était véritablement une essence ou une idée, non un produit contingent, un ensemble de conditions empiriquement données. Fukuyama semble voir la contingence – et donc la « manipulabilité » – de la nature humaine surtout lorsqu’il s’agit de dénoncer des risques ; elle revêt par contre une allure d’essence nécessaire lorsqu’il s’agit de justifier le régime politique qui a triomphé au cours du XXe siècle.

Hottois, 2003 : 279

Loin de renouer avec le politique, Fukuyama encourage en effet le dogmatisme politique. Le recours au concept de « nature humaine » s’inscrit en faux contre la tradition du constructivisme politique moderne qui fonde l’édifice démocratique. N’est-ce pas la reconnaissance de l’indétermination humaine – ce qui ne veut pas dire sa désincarnation – au fondement de la conception humaniste moderne qui rend pour ainsi dire possible cette capacité d’agir réflexivement et politiquement sur le monde ? La démocratie, soutient en ce sens Castoriadis (1999), est la capacité de mettre en doute l’institution de la société telle qu’elle est. Et cela suppose de rejeter le dogme d’une nature humaine pour reconnaître l’autonomie essentielle de l’être humain et le caractère fondamentalement institué de l’ordre social[11]. En ce sens, le naturalisme politique de Fukuyama contribue tout autant que les discours transhumanistes à une biologisation du débat et au rejet de la tradition politique démocratique héritée de la modernité. Le recours à l’idée d’une « nature humaine » intangible et matrice de la démocratie libérale constitue de fait plus le ressort idéologique d’une Amérique messianique portée par les néoconservateurs[12] (Frachon et Vernet, 2004) que le support à une véritable réflexion anthropologique sur les liens entre le politique et le vivant. Pour Hottois (2003 : 278), il ne fait à ce titre aucun doute que La fin de l’homme est « un ouvrage qui, sciemment, instrumentalise des arguments et lieux communs philosophiques au service d’une position politique. Pour Fukuyama, il semble qu’il y a d’abord la politique – la politique américaine capitaliste, libérale et conservatrice – et la philosophie relève de la panoplie idéologique utile à son maintien et à son expansion. »

Conclusion

Dans un récent entretien, le philosophe Jürgen Habermas déplorait l’absence d’un questionnement fondamental sur les présupposés et les finalités éthiques et politiques liés à l’avènement d’une médecine d’amélioration et à la propagation de l’imaginaire transhumaniste d’un humain augmenté. Ainsi écrivait-il :

Dans les départements de philosophie américains, mes collègues se creusent déjà la tête à propos de l’inégalité prévisible de la répartition des technologies eugéniques, en raison du coût élevé des investissements et des prix, car la question ne va pas tarder à se poser. Ils appliquent d’emblée l’ensemble de la théorie politique aux problèmes que posera, à l’avenir, la répartition de ces produits, le jour prochain où ils seront disponibles. Mais ils le font sans s’être demandé sérieusement, au préalable, si cette « augmentation » de l’homme est vraiment souhaitable.

Habermas, cité dans Atlan et Pol-Droit, 2012 : 486

Alors qu’une grande partie des débats contemporains sur les enjeux posés par l’augmentation technique des performances humaines s’oriente vers une approche éthique gestionnaire du phénomène, il importe en effet de développer un regard critique qui aborde les enjeux autant anthropologiques que politiques soulevés par l’humain augmenté. D’une certaine façon, le mérite des penseurs associés au bioconservatisme que nous avons évoqués dans cet article, pour reprendre les mots de la philosophe Corine Pelluchon (2009 : 13), est « de souligner les besoins ‘naturels’ de l’homme et d’articuler les problèmes dits de bioéthique à une anthropologie ».

À l’ère de la bioéconomie et de l’exploitation biotechnologique croissante du vivant et des éléments du corps humain (Lafontaine, 2014), il semble en effet difficile de faire l’économie d’une telle réflexion anthropologique et politique. « L’histoire des sociétés et des cultures humaines, observe la philosophe Sylviane Agacinski (2012 : 13), ne s’explique pas par des propriétés biologiques, mais elle ne flotte pas non plus au-dessus d’elles comme si les corps humains n’étaient pas aussi des corps vivants ». Force est cependant de constater, rappelons-le, que la conception, sinon religieuse, pour le moins dogmatique de la « nature humaine » défendue par les bioconservateurs ne permet pas de répondre véritablement à ce défi de repenser le rapport entre le politique et la vie. La perspective religieuse et traditionaliste défendue par Leon Kass s’inscrit ainsi en faux contre la perspective humaniste et démocratique héritée de la modernité politique. De même, la théorie jusnaturaliste défendue par Francis Fukuyama se révèle tout aussi problématique au regard de l’idéal démocratique et de la conception constructiviste du politique héritée de la modernité. Elle consiste moins en une réflexion fondamentale sur le politique, la vie et la possibilité de penser une biopolitique axée sur la préservation du vivant qu’en une justification naturaliste et néoconservatrice de la démocratie libérale de marché. Penser une politique de la vie capable de tenir compte, dans une perspective séculière, critique et progressiste, de ce que Pelluchon (2015) appelle le « vivre de », c’est-à-dire l’ensemble des conditions vitales qui nourrissent l’être humain, constitue encore, de ce point de vue, un défi majeur à relever pour la science politique et plus généralement l’ensemble des sciences humaines et sociales à l’ère de l’humain augmenté.