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L’ouvrage de Véra Nikolski est puisé d’une thèse soutenue en 2010 portant sur deux mouvements de jeunesse radicaux en Russie, le Parti national bolchévique (NBP) et l’Union eurasiste de la jeunesse (ESM). L’objet de cet ouvrage est d’analyser les « conditions internes » à la société russe qui permettent d’expliquer l’émergence des idéologies nationalistes lors d’un « moment de crise » et leur diffusion subséquente dans le champ politique (p. 54). Pour ce faire, l’auteure se penche tant sur les parcours des « producteurs et promoteurs » de ces idéologies, dont Alexandre Dugin et Édouard Limonov, que sur la « crise » du nationalisme russe faisant émerger « un nouveau contexte intellectuel et politique » (p. 65). Nikolski tente, par ailleurs, d’exposer une triple énigme : l’existence même des « idéologies » en tant que « national-bolchévisme » et « eurasisme » au sein de l’espace public post-soviétique ; l’étonnante labilité de cet ensemble d’idées et leur adaptation aux changements au sein du champ politique russe ; la multiplicité des usages possibles des « idéologies » qui « utilisent un fond d’idées partiellement identiques » (p. 33).
Dans la première partie de l’ouvrage, Nikolski mobilise le cadre conceptuel de Michel Dobry pour démontrer que le processus historique qui est survenu en URSS témoigna d’une « crise multisectorielle » et d’une situation de « fluidité politique » (p. 65). Cet outillage conceptuel particulièrement dense lui permet à la fois de remettre en question les travaux sur les transformations des sociétés post-soviétiques et de relativiser l’usage du discours de la transitologie. Comme elle le mentionne, « au lieu d’une évolution vers le modèle politique occidental, et donc d’une convergence du cercle du ‘pensable’ […] on y voit apparaître une structuration du champ politique sensiblement différente » (p. 182). L’auteure nous invite alors à repenser cette période selon deux considérations majeures. D’une part, que l’ensemble de la période allant de 1985 à 1993 témoigne d’une crise multisectorielle alors qu’elle est marquée « par l’indétermination absolue », par « le phénomène de réévaluation des ressources » et par la « redéfinition du pensable » (p. 93-94). Cette période de flottement et de forte fluidité politique en amont et en aval de la « formalisation d’un nouvel ordre politique » (p. 91) incite l’auteure à penser que cette conjoncture a permis une plus grande circulation des acteurs et des idées entre les différents secteurs de la société. Ainsi, la période de conjoncture fluide « apparaît comme une condition de possibilité de l’entrée d’outsiders en politique, mais aussi, par voie de conséquence, du passage de théories marginales au statut d’idéologies » (p. 94). D’autre part, comme le démontre de façon très adroite Nikolski, toute crise n’apparaît pas dans le vide, mais a des antécédents historiques qu’il faut restituer afin de saisir l’ampleur des changements. L’auteure tente ainsi de souligner que la redéfinition du clivage entre les démocrates/libéraux et les national-patriotes née de la crise permet une grande reconversion des acteurs déjà investis dans le champ nationaliste et entraîne la multiplication des structures et des réseaux nationalistes existants. Par ailleurs, la prise en compte de l’histoire « longue » du champ nationaliste russe permet aussi, et il s’agit sans doute de l’un des points forts de l’ouvrage de Nikolski, de considérer les effets marquants des reconfigurations politiques lors du moment de crise, notamment dans la diffusion des thèses du champ nationaliste au sein de la population et dans la sphère politique (p. 147).
Dans la deuxième partie de l’ouvrage, l’auteure aborde la socialisation intellectuelle de Dugin et le processus de politisation de sa théorie. L’étude de la carrière politique de Dugin lui permet de s’intéresser tant aux différentes étapes de son parcours évoluant en fonction du politiquement « pensable », qu’au « processus de conversion de ses ressources marginales en ressources utilisables dans les secteurs ‘normaux’ et normés de la société » (p. 189). Se profile alors la formation intellectuelle très particulière de Dugin, notamment issue de la rencontre qu’il fait d’un cercle dissident ésotérique. Résolument investi dans des cercles marginaux et des lectures largement apolitiques, Dugin se rapprochera tranquillement des préoccupations des autres acteurs du « champ » nationaliste ; ce rapprochement étant redevable en partie à une série de rencontres déterminantes, dont celle avec Alain de Benoist (une des figures de proue de la nouvelle droite), et à une plus grande exposition aux difficultés du système soviétique. Nikolski réussit aussi à démontrer comment la période de crise permet à Dugin d’entrer dans le milieu intellectuel, en parvenant à convertir ses compétences en « ressources argumentatives pour l’opposition antilibérale » (p. 237). Cette conversion est concomitante à la politisation de la théorie de Dugin qui intègre de plus en plus une lecture de l’expérience soviétique, dont celle de la place d’exception de l’espace russe et eurasien. La portée de l’argumentaire de l’auteure se dévoile, par contre, lorsqu’elle démontre comment la période de grande fluidité offre la possibilité à des marginaux comme Dugin et Limonov, qui se rencontrent pour la première fois au début des années 1990, d’investir des ressources atypiques et hétérodoxes (érudition marginale pour l’un et capacité d’expression artistique pour l’autre) dans la création d’une organisation militante (le NBP). Le lecteur arrive, par ailleurs, à saisir comment il est permis pour une telle organisation, lors d’un moment de crise, de témoigner d’un « haut degré d’hétérodoxie dans son discours » et de faire circuler des idées liées entre autres au traditionalisme et à l’eurasisme (p. 264).
Dans la dernière partie de l’ouvrage, l’auteure se penche sur la trajectoire empruntée par le NBP (qui culmine en un schisme), lui permettant d’explorer les parcours divergents d’acteurs une fois qu’ils intègrent le champ politique ainsi que la réappropriation et l’interprétation des idées dans l’espace social. Nikolski démontre alors comment le mouvement fut habité par des tensions en raison notamment des styles des deux chefs : Dugin et la participation aux cercles de lecture, et Limonov et l’organisation de manifestations cherchant à provoquer. Ainsi, comme l’explique l’auteure, « la différenciation des fonctions s’accompagne d’une différenciation du rapport au rôle des idées » (p. 283-284), qui ultimement entraîne une incompatibilité des positions et des trajectoires entreprises. Elle discute, par la suite, des parcours divergents de Limonov et de Dugin et de leur organisation respective, une fois qu’ils se séparent. Alors que Limonov s’ancre dans un label radical d’opposition au gouvernement et que le NBP délaisse peu à peu ses idées initiales pour se tourner vers la contestation du rôle de l’État et ira même jusqu’à s’allier à l’opposition libérale, l’ESM instaure une mouvance radicale pro-pouvoir et son chef, Dugin, investit de plus en plus le milieu universitaire en témoignant constamment d’une « ambivalence entre mainstream et marginalité » (p. 323). Le lecteur saisit alors comment les idées circulent en fonction à la fois des parcours de leurs promoteurs et des activités des militants qui se les réapproprient.
Nous pouvons reprocher à Véra Nikolski de ne pas avoir retravaillé plus amplement sa thèse pour que l’ouvrage ne soit pas guidé par cette détermination de se référer constamment aux grands auteurs de la littérature existante et de se positionner par rapport à eux. En effet, au fil des pages, nous sommes constamment renvoyés aux travaux d’auteurs aussi divers que Quentin Skinner, Howard Becker, Daniel Gaxie, Michel Offerlé, John G.A. Pocock et Michel Dobry, ce qui a pour effet très souvent d’alourdir la lecture. Par ailleurs, certaines incohérences nuisent un peu aux discussions : notamment, la confusion entre les notions de carrière et de trajectoire lorsque l’auteure discute des parcours de Dugin et de Limonov et sa volonté à certains moments de lier le vocable des opportunités politiques (et sa tentation objectiviste) aux effets des hasards biographiques sur les activités des acteurs en situation d’indétermination et de brouillage des repères. On peut alors se demander comment ces acteurs ont pu « saisir » des opportunités lorsque leur évaluation des ressources en présence était mise à mal. Néanmoins, il s’agit là d’un ouvrage important pour les disciplines de la sociologie, de l’histoire et de la politique et pour quiconque s’intéresse au passage d’idées marginales en théorie se diffusant au sein d’une société. Il en ressort, par ailleurs, une discussion fine des parcours de deux grandes figures politiques russes, permettant d’apporter un regard lucide sur des enjeux contemporains, dont le rapport ambivalent de Dugin à la présidence.