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L’ouvrage Guy Rocher. Le savant et le politique, dirigé par Violaine Lemay et Karim Benyekhlef, se veut avant tout un hommage à ce grand chercheur et penseur québécois. Les initiateurs du projet désiraient, pour souligner la retraite professionnelle de Rocher, saluer son apport tant au monde universitaire qu’à la société québécoise telle qu’elle s’est mise en place au tournant de la Révolution tranquille. Collègues, amis, étudiants d’aujourd’hui et d’hier témoignent, au travers de textes souvent personnels, de la grandeur de l’homme et de son rôle dans la construction du Québec moderne.
D’aucuns pourraient être surpris du manque de modestie du titre de l’ouvrage. Toutefois, à sa lecture, on comprend que le clin d’oeil amical au classique de Max Weber est justifié, et ce, d’autant plus que l’oeuvre de Rocher s’inscrit dans la foulée de celle du sociologue allemand. Le livre comporte deux sections principales qui font écho au parcours professionnel de Rocher. Les cinq textes de la partie « Le savant » dressent le portrait du sociologue, chercheur au Centre de recherche en droit public (CRDP) dès 1979. Les cinq écrits qui composent la seconde partie, « Le politique », s’attardent à l’expérience de Rocher dans l’Administration et à son rôle dans l’élaboration de politiques publiques fondatrices qui contribuent, depuis la Révolution tranquille, à faire du Québec une société distincte.
Enfin, une brève troisième partie, « L’homme », laisse la parole à Rocher et révèle un sympathique album-photo. Cependant, la qualité moyenne de l’impression ne leur rend pas justice, non plus qu’aux dix oeuvres graphiques créées spécialement pour le volume-hommage par l’artiste Maya Pankalla. On trouvera leurs contrastes rehaussés dans la version numérique de l’ouvrage, par ailleurs disponible gratuitement sur le site des Presses de l’Université de Montréal.
Il est délicat de critiquer un ouvrage qui se présente comme un recueil de témoignages de ceux et celles qui ont côtoyé Rocher, qui ont appris de lui et qui s’en sont inspirés. Ainsi, parmi les chapitres de la section « Le savant », deux sont plus personnels. Dans un texte en anglais, Roderick A. Macdonald (chap. 2) commente l’influence qu’a eue Guy Rocher sur sa propre carrière. Andrée Lajoie (chap. 4) évoque quant à elle l’arrivée du sociologue au CRDP.
Les autres écrits dressent un portrait plus éclairant du chercheur et de son oeuvre. Dans le texte le plus substantiel du recueil, Michel Coutu (chap. 1) propose une analyse de la pensée de Rocher à travers ses influences scientifiques. Si les travaux de Talcott Parsons marquèrent très fortement la pensée de l’auteur des trois tomes d’Introduction à la sociologie générale, ceux de Weber influencèrent sans conteste le sociologue du droit. C’est principalement à cette dernière facette que s’attarde Coutu. Ainsi, il examine les concepts clés qui constituent à ses yeux l’apport fondamental de Rocher à la sociologie du droit, tout en situant ce dernier par rapport aux principaux auteurs de ce champ disciplinaire. Les concepts de pouvoir, d’ordre juridique, d’internormativité, d’effectivité et de légitimation sont présentés de manière brève et efficace. L’auteur étaye sa position en recourant abondamment aux travaux de Rocher.
L’originale proposition de Pierre Noreau (chap. 3), légèrement détachée de l’oeuvre de Rocher, n’en est pas moins un hommage à son approche intellectuelle. L’auteur fait état de la relation complexe entre les modes de pensée du sociologue, du juriste et du philosophe moral à travers un « trialogue » fictif entre ces personnages. Par l’intermédiaire de cet amusant exercice, Noreau met en exergue les multiples facettes de l’engagement intellectuel de Rocher tout en discutant diverses notions, dont celle de neutralité axiologique.
En s’appuyant sur les archives personnelles et professionnelles contenues dans le Fonds Guy Rocher, Yan Sénéchal (chap. 5) conclut la première partie en retraçant la manière par laquelle le droit, puis la sociologie du droit, ont marqué son parcours intellectuel et disciplinaire. L’auteur retrace les étapes marquantes de la trajectoire de Rocher en tant qu’étudiant, sous-ministre et chercheur au CRDP. Ce récit biographique met en lumière un itinéraire qui, bien que sinueux, n’en est pas moins cohérent. Sénéchal termine d’ailleurs avec une pertinente analyse de l’interdisciplinarité intrinsèque au parcours, à la pensée et à l’oeuvre de Rocher.
La section « Le politique » insiste sur la contribution de Rocher à certaines des réflexions et des actions qui ont échafaudé le Québec moderne. Yvon Leclerc (chap. 6) expose d’abord comment Rocher a vécu la proximité avec le politique de 1977 à 1979, alors qu’il était sous-ministre de Camille Laurin, ministre d’État au Développement culturel. Sous la forme d’une lettre amicale adressée au sociologue, il retrace les faits saillants de son expérience politique. Au terme de cet intéressant survol, Leclerc oriente habilement son propos vers les analyses sociologiques de Rocher sur l’administration publique, le rôle et les pouvoirs de l’État.
Trois textes de cette section traitent de l’éducation, insistant de ce fait sur le rôle joué par Rocher dans les années 1960 comme membre de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec, mieux connue sous le nom de commission Parent. Certains contributeurs profitent de l’occasion pour dresser un portrait critique de l’évolution et de la situation de l’éducation au Québec. Sur ce point, le ton mordant du texte de Christian Saint-Germain (chap. 7) tranche avec le reste du recueil. L’auteur traite de l’engagement de Rocher sous l’angle du citoyen militant, en s’appuyant sur deux de ses interventions publiques présentées lors du 40e anniversaire de l’UQAM en 2008 et de la grève étudiante de 2012. Singulièrement, les discours de Rocher apparaissent comme de simples prétextes pour critiquer vertement la fonction mythologique des grèves, le développement de l’État québécois et l’administration universitaire.
Dans un tout autre registre, Alexandra Juliane Law (chap. 8) présente avec grand enthousiasme les objectifs du rapport Parent et son importance cruciale pour la démocratisation du système d’éducation québécois. Son texte, en anglais, met de l’avant les ambitions initiales des membres de la Commission quant aux cégeps et au rôle de ces institutions dans le développement d’une citoyenneté réflexive. Ce portrait favorable, voire enchanté, aurait gagné à être accompagné d’un minimum d’analyse critique.
Les deux derniers textes de l’ouvrage portent plus spécifiquement sur l’engagement social et politique de Rocher. Éric Martin et Maxime Ouellet (chap. 9) traitent de l’implication du sociologue dans la lutte étudiante de 2012 et de sa défense du modèle qu’il a contribué à bâtir. En dénonçant les déviations néolibérales du système d’éducation québécois, les auteurs revisitent des thèmes chers à Rocher tels que l’indépendance, le socialisme et la gratuité scolaire. Enfin, le chapitre 10 met en évidence la valeur du legs de Rocher. En soulignant les accomplissements du sociologue, trois « jeunes engagés » témoignent de l’exemple inspirant qu’il représente pour les militants d’aujourd’hui. Rocher est ainsi présenté comme un modèle de militance réfléchie en ce qu’il a su concilier les rôles du savant et du politique, sans pour autant les confondre.
Pour clore le recueil, la parole est laissée à Guy Rocher, qui s’exprime dans le cadre d’un débat sur le pluralisme religieux et les identités culturelles tenu en 2011 en compagnie du philosophe Daniel Weinstock. On peut se demander pourquoi cette intervention est mise en valeur plutôt qu’une autre. Quoi qu’il en soit, le propos est à l’image qui est dépeinte du sociologue : clair, posé et pertinent. En effet, l’ouvrage dresse un portrait si unanimement positif de Rocher qu’il fait regretter, au lecteur externe, de n’avoir pas eu la chance de le côtoyer.
Les témoignages permettent de faire rayonner l’humain qui est intrinsèquement lié à la figure du chercheur. On y dresse un portrait flatteur de Rocher, décrit comme une personne généreuse, ouverte, sensible et brillante. Malheureusement, ils ne sont pas d’égal intérêt. De plus, ils présentent de nombreuses redondances malgré leur disparité. Le recours à une chronologie des faits saillants de la carrière de Rocher aurait évité plusieurs répétitions factuelles inutiles, en plus de permettre au lecteur de visualiser rapidement son parcours. Le principal défaut de l’ouvrage est d’ailleurs de ne pas faciliter la tâche au lectorat qui connaît peu sa vie et son oeuvre. La lecture de plus de 200 pages vantant le sociologue convie évidemment à la (re)découverte de son héritage. Malheureusement, l’ouvrage ne présente pas de liste synthèse ni de ses écrits, ni de ses autres réalisations (communications, conférences, etc.). L’occasion était pourtant belle de faire du volume-hommage un tremplin direct vers l’oeuvre de Rocher.
Cela pose la question de l’auditoire : outre Rocher, à qui ce livre s’adresse-t-il ? Des chercheurs intéressés pourraient puiser dans les témoignages, les anecdotes et les quelques analyses. Cependant, l’intérêt de l’ouvrage tient à ce qu’il permet une incursion dans la vie professionnelle d’un homme remarquable, mais aussi d’une époque cruciale du Québec. À travers l’intellectuel engagé se déploient des pans de notre histoire collective et à travers le sociologue curieux et rigoureux s’impose une figure scientifique inspirante. Qui sait, peut-être que Guy Rocher, maintenant à la retraite, consacrera du temps à une éventuelle autobiographie…