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Le néolibéralisme ressemble aujourd’hui bien plus à une injure politique qu’à un concept heuristique tant ses censeurs échouent à en définir les contours précis. Cet aspect polémique se retrouve également dans son approche par les travaux universitaires, si bien que le néolibéralisme a réussi le sort paradoxal d’une large dissémination sans laisser de prise évidente à sa théorisation. La faute, certainement, en revient au fait qu’il ne recouvre pas une doctrine distincte, mais un ensemble de processus que le chercheur reconstruit tant bien que mal une fois les dégâts perpétrés. La crise actuelle, loin d’en avoir sapé l’avancée, présente une preuve supplémentaire de son enracinement et permet d’en observer la résilience.
Inspiré de leur tome spécialisé de 2011, The Crisis of Neoliberalism (Harvard University Press), cet essai de vulgarisation s’inscrit pleinement dans la déploration actuelle du néolibéralisme. La présente crise offrant l’occasion d’« en finir » avec le néolibéralisme, Gérard Duménil et Dominique Lévy appellent de leurs voeux un réalignement des alliances de classes et l’avènement d’un compromis renouvelé « à gauche ». Héritiers hétérodoxes du marxisme, les auteurs redessinent la division traditionnelle des classes en trois pôles (les propriétaires, les cadres supérieurs ou gestionnaires, les classes populaires), où la classe des gestionnaires agit comme faiseuse de rois, s’alliant tantôt avec les capitalistes, comme c’est le cas aujourd’hui, ou bien avec les classes populaires, à l’instar de la période d’après-guerre. Cette troisième classe est le produit de la révolution managériale du tournant du vingtième siècle qui engendra la séparation de la propriété et de la gestion, ouvrant entre capitalistes et prolétaires une classe intercalaire de gestionnaires qui occupèrent les places prépondérantes au sein des instances aussi bien économiques qu’administratives. Leur progression historique, « structurelle » (p. 48), échoit néanmoins à deux « bifurcations » possibles au-delà de la fin programmée du néolibéralisme : à droite, le néomanagérialisme qui signerait la poursuite de leur alliance avec les capitalistes, à gauche, le recouvrement du gradualisme où poindrait l’effacement final des rapports de classes.
La succession de ces alliances, ou compromis de classes, esquisse une chronologie des « ordres sociaux » d’une durée de 30 à 40 ans, et séparés chacun par une crise majeure. Ces « configurations de pouvoir » (p. 33) manifestent l’articulation des forces sociales à partir du terreau plus profond des transformations infrastructurelles du capitalisme. À partir de la crise des années 1970, le néolibéralisme procéda d’une « séduction » des cadres par les capitalistes, moyennant une augmentation substantielle de leur revenu, qui se superposa à la prépondérance retrouvée de la finance sur les autres types de capitaux. Typique du développement anglo-saxon, les cadres financiers occupent désormais une position stratégique de cheville ouvrière à l’interface propriété-gestion, malgré la résistance de certaines spécificités nationales. Les auteurs évitent soigneusement la conception déficiente d’un avènement du néolibéralisme au profit d’un retrait des États nationaux ; au contraire, écrivent-ils, ceux-ci « furent les instigateurs des réformes et politiques néolibérales aux plans national et international, et continuèrent à imposer les directions du changement » (p. 40).
Au sein de ce cadre matérialiste, l’ouvrage se propose de résumer l’évolution de l’économie politique internationale de la seconde moitié du dernier siècle. Il jette la lumière sur les causes structurelles du passage de l’État providence au néolibéralisme, défini en négatif par rapport au compromis de l’après-guerre qui régulait la mobilité financière, centrait les banques sur l’investissement industriel et offrait une participation accrue des salariés au gouvernement de l’entreprise. Le rétablissement progressif de la finance et les « logiques » de la mondialisation-financiarisation ont eu raison de l’orientation keynésienne des économies développées, où les chefs d’entreprise n’ont pas « résisté » aux « sirènes » néolibérales (p. 75). Chiffres à l’appui, les auteurs font bien de rappeler que la consolidation du néolibéralisme a été tributaire des crises de la dette des pays périphériques. Les élections de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan figurent ici comme autant d’épiphénomènes politiques des lames de fond structurelles qui traversent l’économie-monde. La croissance économique retrouvée des pays du centre, notamment celle des hauts revenus, était nourrie par l’endettement croissant des ménages et du commerce extérieur. Le « néolibéralisme sous hégémonie américaine » s’alimentait de banqueroutes et de crises ; chroniquement instable, la crise de 2008 ne représente que l’apothéose de sa déconfiture.
La deuxième partie de l’ouvrage offre un large panorama des différents accommodements nationaux devant le loup néolibéral, en se focalisant sur la construction européenne et les stratégies divergentes des vieux centres économiques. Leur érosion n’a pas pris les mêmes formes avec les mêmes effets, ce qu’exhibe la reconstruction minutieuse de l’évolution des configurations économiques de chaque pays. Si l’Angleterre représente le cheval de Troie du néolibéralisme, les auteurs contrastent avantageusement l’Allemagne avec la France, où la première a su conserver un pôle industriel fort sans que son actionnariat ne dépende excessivement des flux financiers internationaux. À l’inverse, la financiarisation à la française est descendue en flammes, accusée d’avoir mené à la désertion de son héritage industriel, à la dépendance de son capital vis-à-vis des fonds étrangers, et aux investissements financiers tous azimuts de ses banques. Ainsi, « l’Allemagne a su largement se préserver de la configuration propre au néolibéralisme anglo-saxon, alors que la France a joué la carte de l’entrée dans le grand jeu en privilégiant le secteur financier » (p. 135).
Si le lecteur trouvera là un traité documenté et concis de l’histoire économique d’après-guerre, il aura beaucoup de peine à distinguer les causes de ces transformations, leurs points d’appui souterrains, tant ces basculements apparaissent comme le résultat inévitable de transformations exogènes (la révolution managériale, la mondialisation, le monde multipolaire, etc.). L’acquiescement au nouvel ordre néolibéral s’opère sans que ne soit formulée la trame du changement cognitif et scientifique sur laquelle s’appuie ce discours. À trop prendre les classes comme des blocs uniformes, on en oublie les vecteurs de recomposition interne, qui ne sont pas seulement économiques, mais aussi symboliques et culturels. Et c’est bien ce mode de production interne des relations sociales qui a constitué le cheval de bataille, ultimement victorieux, du néolibéralisme.
Le versant programmatique de l’ouvrage occupe la dernière section où les deux chemins proposés bifurquent, l’un vers le néomanagérialisme (ou néolibéralisme administré) où l’État est forcé d’intervenir toujours davantage pour garantir la marge déclinante de profits (austérité budgétaire, déréglementation, flexibilisation, extraction des ressources naturelles, etc.), l’autre vers un compromis à gauche renouvelé, à même de dénouer l’étau du néolibéralisme. Dans ce projet de « renverser l’hégémonie de la finance » (p. 178) – autonomiser la gestion face à la propriété dans l’entreprise et sortir du capitalisme financiarisé au niveau international –, l’Europe « a vocation à l’exemple » (p. 184) en redonnant une large autonomie aux gouvernements nationaux. Les auteurs soulignent ainsi la nécessité d’une orientation politique qui ne rejetterait ni le progrès technique, ni la mondialisation, ni le projet européen, mais promouvrait une reterritorialisation de la production et une transition écologique et sociale vers, ultimement, un dépassement des hiérarchies.
Malgré l’ambition didactique des auteurs, l’ouvrage échoue à clarifier l’ambiguïté persistante quant à la signification du néolibéralisme. D’un côté, il est perçu comme une période historique, le cycle d’un « ordre social » dont la crise de 2008 marque l’achèvement. De l’autre, il dénote un ensemble de pratiques qui varient selon les pays et qui sont susceptibles d’extension et de révision selon la valence des facteurs structurels. En outre, le modèle d’explication dialectique proposé dans la première partie s’efface progressivement en faveur d’une analyse macroéconomique, comme si, finalement, les alliances de classes ne formaient qu’un résidu incident des grands réalignements économiques de la seconde moitié du vingtième siècle. Le néolibéralisme se confond ici ultimement avec le capitalisme avancé, ne laissant aucune prise au lecteur sur la complexité de son déploiement idéologique et la portée des transformations épistémiques dont il est le vecteur. Il ne fait sens que comme logique perverse de prédation, ce qui diminue d’autant l’intelligibilité d’un phénomène dont l’anthropologie politique est bien plus fine que ses observateurs vulgaires l’entendent. Ces « brèches » et « occasions », le néolibéralisme a su les provoquer et les modeler pour que son discours puisse être entendu, reçu, adopté. Il n’était point tapi dans l’ombre, mais travaillait activement, par ses think tanks, ses réseaux universitaires et ses relais médiatiques, à proposer une alternative à l’ordre social-démocrate dominant. Jamais nous n’entendons que la crise des années 1970 confirma certains diagnostics néolibéraux, contribuant de ce fait à en renforcer le prestige intellectuel. Privé des perspectives de l’historiographie récente, l’ouvrage participe ainsi de la présente confusion de la gauche universitaire française dont les solutions divergentes (le commun, le solidarisme, la démocratie radicale, et maintenant le gradualisme) illustrent chacune leur compréhension partielle du néolibéralisme sans que ne soient considérés ses effets épistémologiques sur la production de la connaissance et sa circulation, là même où il a construit son empire. Dans ce cas-ci, la culture et l’idéologie deviennent des sous-produits accessoires de l’histoire économique et politique, accompagnant ces mouvements sans les susciter, ni les dynamiser. Nous nous retrouvons donc encore une fois devant un diagnostic juste, mais dont la portée programmatique se fonde sur des prémisses viciées. Que le néolibéralisme puisse survivre au capitalisme avancé en serait la meilleure preuve.