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Les Éditions du remue-ménage cultivent depuis longtemps un équilibre entre recherche et militantisme qui a su défier les conventions du livre savant. Le salaire au travail ménager : Chronique d’une lutte féministe internationale (1972-1977) de Louise Toupin, cofondatrice de la maison et militante féministe de longue date, est un savoureux fruit de ces travaux. À travers ce tour d’horizon de la question aujourd’hui injustement oubliée du salaire pour le travail ménager, l’auteure nous fait revivre un épisode important du néoféminisme avec une rigueur qui étale subtilement la complexité de ses débats. Car la revendication pour un salaire au travail ménager n’était pas une simple demande pécuniaire et encore moins un moyen d’enfermer les femmes à la maison. Il s’agissait d’une revendication pour la reconnaissance du travail ignoré des femmes. Malgré le triste fait qu’elle se soit aujourd’hui éteinte, elle nous a néanmoins légué une théorie de la reproduction sociale. La revendication pour un salaire au travail ménager est l’affirmation que la reproduction sociale, et celle du capitalisme, reposent sur un travail imposé aux femmes sans aucune reconnaissance.
Principal véhicule de cette revendication, le Collectif international des femmes (CIF) doit sa fondation à l’émergence, au début des années 1970, d’un marxisme réarticulé autour de la situation des femmes. Louise Toupin nous livre l’histoire de l’émerge du Collectif, de ses débats, de ses réussites et de sa dissipation. Le CIF cherchait à renverser les multiples façons dont les femmes sont exploitées par le capitalisme et les normes de la division sexuée du travail de reproduction sociale. Le salaire au travail ménager a été une de ses principales revendications parce qu’il unit toutes les femmes dans un sort commun. La revendication d’un salaire se voulait une stratégie pour révéler les multiples façons dont le travail ménager hante les femmes, à l’intérieur et à l’extérieur du foyer. Car même lorsqu’elles travaillent à l’extérieur, les femmes sont trop souvent reléguées à des emplois qui dérivent de leur statut de ménagère (infirmière, secrétaire, enseignante, serveuse et, oui, travailleuse du sexe). Il y a certaines précisions à leur revendication, mais le salaire au travail ménager interpelle les femmes racisées et les lesbiennes tout autant que les femmes blanches et hétérosexuelles. L’historiographie du mouvement, pertinemment présentée par Toupin, démontre que sous la revendication pour un salaire au travail ménager se cache un pouvoir de mobilisation capable d’unir toutes les femmes.
Le premier chapitre est consacré à un examen de la situation des femmes dans les années qui ont précédé l’apparition du CIF. Réduire l’oppression des femmes à un dédoublement entre le capitalisme et le patriarcat ne fait pas justice, de l’avis de l’auteure, à la richesse de l’analyse qui se développait dans les cercles féministes au début années 1970. Une telle réduction permet néanmoins de positionner les théoriciennes. Leur approche sera d’allier ces deux critiques, selon des arrangements qui varient d’une théoricienne à l’autre. L’analyse de Margaret Benston est marxienne orthodoxe dans la reconnaissance du travail des femmes comme valeur d’usage. Pour Christine Dupont (Delphy), le patriarcat est un phénomène distinct du capitalisme. Mais pour Mariarosa Dalla Costa, il faut articuler un marxisme qui sait mettre en lumière les façons dont la famille – et la place de la femme en son sein – a été transformée pour satisfaire le capitalisme.
Il est malheureux que la revendication pour un salaire au travail ménager ait parfois été réduite à une revendication pécuniaire. Le second chapitre étale le raisonnement théorique trop facilement occulté par ce déplorable constat. La revendication affirme que toute l’existence des femmes est structurée par le travail ménager. Sa valeur est réprimée par des références à l’amour et à l’instinct « naturel » des femmes à vouloir assister leur mari à participer à la société des salariés. L’entrecoupement du patriarcat, de la marginalisation économique, de la race et de la sexualité peut avoir ailleurs divisé les mouvements féministes. Mais l’analyse « intersectionnelle » du salaire pour le travail ménager révèle qu’il définit toutes les femmes, y compris celles qui prétendraient s’en être affranchies. Pour les théoriciennes du CIF, le salaire au travail ménager doit faire preuve d’autonomie théorique, au chagrin occasionnel de la gauche politique dont une part lui est hostile au nom de l’orthodoxie marxiste.
Le troisième chapitre est consacré à l’histoire organisationnelle et sociale du mouvement. Toupin hésite à surestimer le statut de cette « Internationale » des femmes que fut le CIF. Les difficultés que posait son organisation et l’intense marginalisation dont souffraient les femmes ont éventuellement imposé des limites aux ambitions du mouvement. Or c’est aussi illustrer la puissance mobilisatrice de l’analyse que de constater que le CIF ait réussi, ne serait-ce que momentanément, à surmonter ces difficultés. À partir de la publication de Mariarosa Dalla Costa (Le pouvoir des femmes et la subversion sociale, Librairie Adversaire, 1973), des regroupements locaux, sous des appellations différentes (Montreal Power Women Collective, Wages for Housework, Toronto ; Wages Due Lesbians, Toronto ; Black Women for Wages for Housework, Brooklyn ; Lotta Feminista, Padoue), ont vu le jour en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord. Toupin voit le mouvement s’illuminer autour de celles qu’elle nomme ses « pôles de références », terme révélateur selon elle de l’inconfort des militantes face à la notion de leadership. Le financement y était perpétuellement incertain. L’absence de familiarité à l’égard de l’histoire des mouvements féministes semble avoir été particulièrement problématique. Les solutions élaborées, notamment les « bibliobus » en Ontario, le théâtre et la chanson, faisaient preuve de l’ingéniosité des militantes devant les obstacles à l’organisation. Toupin nous plonge dans un univers où rien n’était prescrit et où tout semblait possible.
Le troisième chapitre rapporte aussi l’histoire du Collectif selon cinq conférences charnières (qui se sont tenues à New York, à Montréal, à Toronto, à Londres et à Chicago). D’abord mobilisatrice, la question de l’autonomie que devaient conserver les regroupements locaux a progressivement transformé ces conférences en lieux de mésententes. La stratégie derrière l’emploi de la revendication a aussi partagé les militantes, notamment au Canada. Pour certaines, la revendication pour un salaire au travail ménager visait l’objet symbolique de sensibiliser la population au travail non payé des femmes. Pour d’autres, la revendication se voulait beaucoup plus littérale. Selon Toupin, l’effondrement du CIF à la conférence de Chicago tenait surtout au désaccord croissant entre les « pôles de référence » à l’égard de ces deux sources de mésententes.
Les chapitres quatre et cinq fracturent la revendication du salaire pour le travail ménager respectivement selon ses incarnations à l’intérieur et à l’extérieur de la maison. Le maintien des allocations familiales au Canada devant la menace de leur abolition en 1975-1976 fut une réussite saillante inscrite à l’intérieur de l’espace symbolique de la maison. À l’extérieur de la maison, la sensibilisation du public ontarien au fait que la pratique du pourboire, et sa référence dans la justification d’un salaire minimum réduit pour les serveuses, est une subvention aux propriétaires des établissements accordée sur le dos des femmes, fut une réussite du même ordre. Le sixième et dernier chapitre livre des détails au sujet des groupes qui ont adopté la stratégie du salaire au travail ménager, mais sans formellement participer au CIF. Revendiquant un versement de 2000 francs par mois, le collectif des Insoumises de Genève a bien illustré qu’il ne fallait pas être membre du CIF pour saisir la revendication littéralement.
Toupin livre l’histoire d’une revendication contrainte à l’échec par un jeu de force que seule une capacité d’analyse forgée dans l’intimité du mouvement peut discerner. Elle a elle-même côtoyé plusieurs des femmes dont elle présente les travaux. Elle sait allier son expérience personnelle à une rigueur des plus savantes et révéler la complexité des débats. Qu’elle fasse preuve d’une profonde conscience historiographique est un atout dans ce travail parfois délicat. Elle taille un objet complexe, qui transcende la division habituelle des mouvements sociaux entre, d’une part, progressisme et socialisation et, de l’autre, conservatisme et individualisation, affirmant que très souvent (mais pas toujours) l’intersectionnalité de la situation des femmes les renverse. C’est un plaisir de l’esprit que de baigner dans la richesse théorique de la revendication pour un salaire au travail ménager. La profondeur à laquelle les théoriciennes du mouvement ont dû puiser pour trouver un outil capable de défier tant le patriarcat que le capitalisme régale magnifiquement.
Pour celles qui ont vécu la deuxième vague du féminisme, le livre sera un rappel de l’intensité des débats qui l’ont animée. Les survols des conférences et des publications évoquent de façon captivante leur ferveur intellectuelle. Richement illustré par un matériel qui saura évoquer la nostalgie du graphisme des années 1970, Le salaire au travail ménager de Louise Toupin remplit plusieurs fonctions. C’est un texte savant d’histoire sociale. C’est aussi, comme le veut l’auteure, un devoir de mémoire, le témoignage d’une expérience vécue. Le livre a une fonction archivistique ; en plus des illustrations et des fac-similés, on y retrouve la transcription d’un important matériel d’entrevues. Les Éditions du remue-ménage ont ici fait honneur à leur tradition de simultanément pousser les frontières théoriques du féminisme, articuler une pensée mobilisatrice et défier l’idée reçue de ce en quoi consiste un ouvrage savant.