Recensions

Political Philosophy. What It Is and Why It Matters, de Ronald Beiner, Cambridge, Cambridge University Press, 2014, 247 p.[Notice]

  • Sophie Marcotte Chénard

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  • Sophie Marcotte Chénard
    Candidate au doctorat en philosophie politique, Centre d’études sociologiques et politiques Raymond Aron, EHESS
    sophie.m.chenard@gmail.com

Dans cet ouvrage d’une clarté et d’une densité philosophique remarquables, Ronald Beiner, professeur au Département de science politique de l’Université de Toronto, spécialiste reconnu d’Hannah Arendt et auteur de nombreux ouvrages en philosophie du jugement politique, se propose d’engager un examen critique de certains « représentants » (exemplars) de la philosophie politique contemporaine à partir de la question de la conception du bien politique et moral que ces derniers, implicitement ou explicitement, avancent dans leurs projets intellectuels respectifs. L’ouvrage comprend deux prologues – l’un sur Isaiah Berlin, l’autre sur Freud et Weber – suivis de douze portraits illustrant la variété et l’unité des thèmes propres à la philosophie politique : de la pluralité humaine rassemblée par l’événement chez Hannah Arendt à la théorisation de l’État chez Michael Oakeshott, en passant par l’histoire de la philosophie politique développée par Leo Strauss, l’interrogation normative sur les principes de justice chez John Rawls et la critique de la modernité d’Alasdair MacIntyre, on retrouve la diversité des motifs et des façons contemporaines d’appréhender le phénomène politique. Les autres chapitres sont consacrés à Karl Löwith, Eric Voegelin, Simone Weil, Hans-Georg Gadamer, Jürgen Habermas, Michel Foucault et Richard Rorty, auxquels s’ajoutent deux excursus portant respectivement sur la correspondance entre Strauss et Löwith et le communautarisme. Beiner ne vise pas à présenter dans cet ouvrage un portrait exhaustif de la philosophie politique contemporaine. Il cherche plutôt à mettre en scène un problème philosophique précis, celui de l’articulation entre la réflexion philosophique sur la politique et l’idéal du bien humain qui en constitue la charpente. Il avance la thèse que la philosophie politique, pour remplir son rôle, doit être conçue comme le lieu privilégié d’élaboration d’une conception englobante de la vie humaine soutenue par une réponse « robuste » à la question de la vie bonne. Argumentant contre Brian Berry, Beiner affirme : « political philosophy exists in order to confront human beings with a range of the most intellectually ambitious accounts of the standard by which to judge what makes a human life consummately human » (p. xxii). L’analyse ne s’appuie cependant pas sur l’idée d’un compromis entre les auteurs étudiés. Loin d’adhérer comme le fait Berlin à un idéal pluraliste, Beiner cherche au contraire à démontrer que le pluralisme normatif lui-même dépend de l’existence de philosophies « monistes » qui, elles, doivent être soumises à un examen philosophique en vue de poser un jugement sur ce qu’elles offrent. Son argument est le suivant : si l’on n’assume pas la dimension proprement normative de la philosophie politique, si l’on ne rend pas explicite l’alternative entre des visions radicalement différentes de ce qui constitue une vie bonne, nous commettons l’erreur de succomber à l’illusion de la neutralité. Refuser de prendre part au débat sur le bien – individuel et politique – reviendrait au bout du compte à ne rien dire (p. 210). L’auteur défend ainsi l’idée que le renouvellement d’une vision « épique » de la philosophie politique est à la fois possible et souhaitable, comme en témoigne l’épilogue qui constitue un appel à raviver la confrontation philosophique sur les finalités morales et politiques par-delà le péril « déflationniste » du pluralisme normatif, du communautarisme et des théories de la justice. La générosité herméneutique de Beiner s’applique à des auteurs provenant d’horizons philosophiques distincts, voire opposés. Sa sévérité est cependant plus manifeste envers les kantiens contemporains et les « bons libéraux » : Rawls est associé à la fin de la philosophie politique, la philosophie habermassienne échoue selon l’auteur à tenir ses promesses normatives, Berlin est congédié d’entrée de jeu et ne mérite pas un …