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L’impulsion fondamentale du travail de Jérémie Cornut est un désir de dépasser les stériles « guerres de paradigmes » qui minent la discipline des relations internationales. Avant d’être une analyse des excuses dans la diplomatie américaine, son ouvrage constitue une proposition originale pour la théorie des relations internationales. En ce sens, le sous-titre de l’ouvrage, Pour une approche pluraliste des relations internationales, est peut-être plus révélateur de son essence que le titre lui-même. Les divers paradigmes de la discipline, se laissant trop souvent « guider par la théorie » dans leur approche des problèmes étudiés, entraînent une simplification systématique des phénomènes internationaux. Pour Cornut, la réalité sociale est toujours complexe, et sa compréhension exige donc des explications multi-causales que seul le pluralisme théorique peut fournir.
À cette fin, il adopte une épistémologie pragmatique qui fait du consensus et de l’utilité les critères de la vérité. La vérité est donc intersubjective, et « une bonne connaissance est une connaissance dont il est possible de se servir pour agir » (p. 32). Ici, « agir » ne signifie pas agir politiquement, ou « conseiller le Prince », mais plutôt agir scientifiquement, une bonne connaissance étant une connaissance qui fait progresser la science. La vérité est contextuelle. De cette posture épistémologique initiale découle le rejet pragmatique des approches theory-driven : le choix d’une théorie doit dépendre du problème analysé et non l’inverse. Se laisser guider par la théorie revient à n’examiner qu’un seul aspect d’un phénomène. Le pragmatisme problem-driven, lui, cherche à combiner plusieurs théories, forcément partielles, dans le but de couvrir le plus d’aspects possibles d’un phénomène. Il sacrifie ainsi la parcimonie au profit d’une explication plus complète. L’horizon du pragmatisme problem-driven est le « texte explicatif idéal ». Conçu comme un objectif inatteignable car l’explication d’un phénomène social n’est jamais « finie », le texte explicatif idéal, en combinant diverses théories, permet cependant de donner une explication d’un événement (ou d’un phénomène) qui comprendra « toute information qui nous renseigne sur la façon dont cet événement s’insère dans le tissu causal du monde » (p. 38).
Combattre le « paradigmatisme » exigera donc de combiner des théories. Mais pour ce faire, encore faut-il montrer que ces théories sont compatibles. Autrement dit, Cornut est amené à demander : comment réunir dans une seule analyse des explications différentes à une même question ? C’est ici que l’érotétique entre en jeu, en montrant que différentes explications concernant une même question répondent en fait à des problématisations différentes de cette interrogation. Chaque théorie posera différemment une question qui, de prime abord, est la même, fait révélé lorsque « l’espace contrastif » laissé implicite par chaque théorie est rendu explicite par l’analyse érotétique. Différentes réponses correspondent aux divers espaces contrastifs d’une même question et « lorsque l’espace contrastif des différentes questions n’est pas identique, les réponses ne peuvent pas elles-mêmes être identiques ou contradictoires » (p. 57).
Concrètement, rendre l’espace contrastif explicite signifie rajouter une clause commençant par « plutôt que » à la question générale. Le cas analysé par Cornut en fournit un excellent exemple. La question générale qu’il pose est la suivante : « Pourquoi les États-Unis obtiennent-ils des excuses d’un autre État ou lui présentent-ils des excuses ? » Dans le but d’écrire le texte explicatif idéal de cette question, Cornut mobilise trois théories qui apportent des réponses différentes : l’école anglaise, le post-structuralisme et la théorie des jeux. D’abord Hedley Bull répond que les excuses diplomatiques sont des
« règles de protection des règles » de la société internationale anarchique dont les États-Unis font partie. Comme il n’y a pas d’entité supérieure pour maintenir l’ordre et punir sa violation, les États sont contraints d’assurer eux-mêmes le respect des règles […] La fonction des excuses est ainsi de réaffirmer l’ordre international, à la suite d’une violation.
p. 91
En termes d’espace contrastif, Bull répond en fait à la question « Pourquoi les États-Unis reçoivent-ils ou donnent-ils des excuses plutôt que de faire la guerre ou de ne rien faire ? » (p. 96, mes italiques) Costas Constantinou, pour sa part, explique que les excuses diplomatiques contribuent à une espèce de « mise en scène grâce à un certain nombre de procédés propres au théâtre, et notamment des ‘fictions diplomatiques’, ce qui permet de constituer l’identité et l’altérité des ‘sujets’ internationaux » (p. 91). Il répond en fait à la question : « Pourquoi les États-Unis reçoivent-ils ou donnent-ils des excuses plutôt que de considérer l’autre État comme faisant partie de lui-même ? » (p. 106, mes italiques) Enfin, Robert Putnam explique que les excuses découlent des pressions que subissent les décideurs, tant de l’intérieur de l’État que de l’extérieur ; elles sont le fruit de négociations à deux niveaux. Il répond en fait à la question : « Pourquoi les États-Unis donnent-ils ou reçoivent-ils des excuses plutôt qu’une expression de regret ou ne font-ils aucune déclaration ? » (p. 118, mes italiques) Ces trois explications répondent à des questions différentes : elles sont donc compatibles.
Si elles n’étaient que compatibles, mobiliser ces trois approches reviendrait à juxtaposer des explications ; pour les combiner dans le but d’écrire le texte explicatif idéal, il faut aussi montrer leur complémentarité. Des explications seront considérées comme complémentaires si elles se situent à différents niveaux dans une « chaîne causale » ou si elles épousent différentes conceptions de la causalité. Cornut affirme que la discipline des relations internationales est prisonnière de la conception humienne de la causalité, qualifiée « d’effective ». Combattre le paradigmatisme exigera d’élargir cette conception pour ménager une place aux différents types de causes élaborées par la philosophie ancienne. Les causes matérielles, formelles et finales s’ajouteraient ainsi aux causes effectives. Cornut montre ensuite que, selon ce critère, les trois théories mobilisées pour expliquer les excuses dans la diplomatie américaine sont complémentaires : Bull identifie une cause « finale », « car il précise ‘les fins et les buts au nom de quoi une chose est’ » ; Constantinou identifie une cause « formelle », « étant donné qu’il s’intéresse à ce qui ‘constitue les choses en définissant les sens et les relations’ » ; Putnam définit une cause « efficiente », car il se concentre sur « les sources du changement », et la négociation et le résultat sont une « cause » du regret exprimé (p. 135).
Cornut reconnaît que les trois auteurs mobilisés n’accepteraient sans doute pas que leurs théories respectives soient considérées comme « complémentaires » les unes des autres : ce sont tous trois des paradigmatistes qui considèrent que les diverses explications théoriques sont en compétition. Cornut défend sa combinaison en revenant aux fondements de son pragmatisme épistémologique : si l’on accepte, à sa suite, que le « paradigmatisme est contraire au but de la science, qui est de comprendre et non pas de simplifier », ainsi que les postulats du pragmatisme problem-driven qui en découlent, on acceptera la complémentarité de Bull, Constantinou et Putnam. Cornut relève trois critiques potentielles de son pragmatisme. La première est « waltzienne » : complexifier et combiner serait contraire à « l’entreprise de théorisation », dont les premiers critères sont la parcimonie, l’élégance et la concision. À cette critique, Cornut donne une réponse qui sera reçue comme une bouffée d’air frais par les étudiants qui se sentent étouffés par les diktats « scientifiques » du néoréalisme : « le but de la science n’est pas d’élaborer des modèles théoriques pour eux-mêmes » (p. 40). Le pragmatisme problem-driven libérera les étudiants de ce carcan en replaçant la réalité au coeur de l’étude des relations internationales. La deuxième critique, que l’on pourrait qualifier de « subjectiviste », souligne que la réalité ne se donne jamais d’elle-même à l’analyste et que les problèmes n’existent pas en dehors des modes d’interprétation théoriques. Prétendre être « guidé par les problèmes » serait donc un non-sens, ce à quoi Cornut répond que le pragmatisme problem-driven ne nie pas l’influence de la théorie dans le choix d’un problème, mais présente son pragmatisme comme un engagement à ne pas se laisser dominer par elle au point de « déformer la réalité empirique » ou de laisser de côté des données. Autrement dit, le pragmatisme problem-driven est un refus de trancher a priori entre des théories et une promesse d’ouverture théorique. La troisième critique est celle de « l’utilité » : contre la prétention du pragmatisme à faire de l’utilité un critère de vérité, cette critique soulève le caractère intrinsèquement subjectif de l’utilité. Pour Cornut, cette critique repose sur une confusion entre une approche problem-driven et une approche de problem-solving : l’utilité à laquelle il se réfère est celle de l’action scientifique et non de l’action politique, et en aucun cas le pragmatisme problem-solving ne cherchera à faire des prescriptions, à conseiller le Prince. Il s’agit peut-être ici d’une occasion manquée. Cornut conçoit sa proposition théorique comme poursuivant la réflexion de l’éclectisme analytique de Rudra Sil et Peter Katzenstein, dont l’un des objectifs était de « rapprocher l’université et les décideurs politiques » (p. 45). Conseiller les décideurs politiques en ayant recours à un éventail de théories améliorerait certainement leur compréhension des enjeux, à défaut de garantir que la décision prise soit « la bonne » ; passer les questions des décideurs au crible de l’érotétique, ce que Jérémie Cornut fait si bien au point de vue strictement scientifique, ne pourrait-il pas offrir le même genre de bénéfices ? Rendre explicites les espaces contrastifs implicites dans une question revient à révéler les présupposés qui informent cette question. Rendre explicites aux décideurs les présupposés des questions qu’ils posent ne serait-il pas un noble objectif ?