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Dans Une idée de l’université, Michel Seymour examine les événements du « Printemps érable » de 2012 en s’appuyant sur les notions de justice sociale du théoricien de la justice John Rawls. Il s’agit d’un texte de philosophie politique appliquée, présenté sous forme d’une « intervention publique alimentée par des réflexions philosophiques » (p. 9). Son analyse démontre qu’au coeur du débat sur la gratuité scolaire se trouve un débat d’idées plus profond sur les valeurs que se donne une société et, plus précisément, sur la conception de l’université et du rôle social des idées.
Cette crise historique atteste d’une attitude anti-intellectuelle et anti-démocratique servant à alimenter et à exacerber la crise sociale, culturelle, politique et économique qui sévit au Québec. Elle tend à marginaliser les universitaires de sorte qu’on néglige leur contribution, laquelle pourrait nous aider à réfléchir collectivement à nos valeurs et façonner des outils visant à atteindre les idéaux de la justice sociale. Une idée de l’université offre une analyse nuancée et pragmatique de la crise en attestant que celle-ci a été mal circonscrite dans les médias et que les injustices encourues au cours du Printemps érable sont survenues parce qu’autant les représentants politiques que les conseils administratifs des universités ont levé le nez sur le rôle que jouent les universités dans la recherche de solutions aux enjeux de société.
Seymour souligne l’urgence de resituer les universités au centre du projet social et de réinvestir culturellement le corps intellectuel. Son ouvrage entame un travail de réhabilitation visant à abattre les murs fictifs érigés artificiellement entre ces deux instances ; selon lui, la philosophie doit informer nos réflexions démocratiques sur nos valeurs et sur la manière de les implanter. La polémique sur la gratuité scolaire donc renferme un débat d’idées concernant la conception de l’université, le rôle des intellectuels et un désir de réintégrer les idéaux de la démocratie et de la justice au coeur du projet de société québécoise.
En ce sens, Seymour offre un texte riche accessible au grand public ; il aborde des notions théoriques complexes avec une grande clarté. Il présente un survol du Printemps érable, circonscrit minutieusement au sein d’une conjoncture politique, économique et culturelle singulière. Puis, il propose des outils de justice vivants et consacre un premier chapitre au principe de la « juste égalité des chances » de Rawls. Seymour juge que les outils rawlsiens sont essentiels pour aborder de manière juste et équitable la question de la gratuité scolaire étant donné qu’il s’agit de réfléchir à la conception de l’université.
Il ressort de ce chapitre que l’université est une institution qui fait partie intégrante du système d’éducation, lequel, selon Rawls, doit être soumis au « principe de la juste égalité des chances ». Puisque le système d’éducation constitue la base même du principe de la justice chez Rawls, au sens où c’est au sein de ce système qu’une personne peut développer ses talents, il s’ensuit que, pour implanter des idéaux de la justice sociale, l’université doit aussi répondre au principe d’égalité des chances, donc être accessible. L’université constitue le lieu où peuvent s’exercer certains droits, notamment à l’éducation, à la culture et à l’emploi. L’accès à l’université est essentiel pour le plein exercice de ces droits et ne peut donc être considéré comme un luxe. Pour Seymour, la crise du Printemps érable révèle d’ailleurs que la population québécoise n’adhère pas à cette conception à prédominance économique, mais préconise plutôt un modèle hybride répondant à la réalité économique et aux idéaux socio-démocrates du Québec. Ce modèle hybride englobe deux conceptions de l’université, soit l’université comme service public et l’université comme instance de développement économique.
Ces deux conceptions ne sont pas mutuellement exclusives, mais le problème survient lorsque l’université se voit réduite à sa fonction économique, selon un modèle entrepreneurial. Selon Seymour, la conjoncture politique-économique néolibérale actuelle contribue à cette lecture réductionniste, faisant en sorte que l’on circonscrit la vocation universitaire au coeur d’une économie du savoir, évacuant ainsi le savoir comme service public dont l’ensemble de la société bénéficie. L’université demeure certes le lieu d’une minorité, mais c’est l’ensemble de la société qui en bénéficie.
C’est sous l’influence du modèle entrepreneurial néolibéraliste que les individus en viennent à envisager le financement des universités principalement sous la modalité d’une hausse des frais scolaires. À partir de la théorie de Rawls, Seymour se demande, déjà, si la hausse est justifiée, à quoi les défenseurs de la hausse répliqueront que les universités sont sous-financées. Advenant que ce soit le cas, signale Seymour, ce ne sont pas nécessairement les étudiants qui doivent payer. Puisque l’université est un bien commun et que, selon Rawls, celle-ci doit être accessible, il importe de considérer des modalités de financement autres que les contributions du corps étudiant.
Selon Seymour, il faut d’abord se pencher sur la validité de cette thèse ; pour ce faire, il examine le cas des universités montréalaises et étaye en quatorze points en quoi la culture entrepreneuriale est bien enracinée au sein des conseils administratifs. Un de ces points est le fait que les gestionnaires sont rarement des chercheurs et que les corps professoral et étudiant sont rarement consultés en matière de gestion universitaire. L’auteur aborde en outre les salaires faramineux des dirigeants et les sommes dépensées en publicité, tout en se référant au corps étudiant comme étant une « clientèle ». Il ajoute à cela la présence accrue des entreprises privées au sein des universités, autant comme membres des conseils d’administration ou s’impliquant dans le financement de la recherche ou le développement immobilier. Enfin, cette situation est particulièrement inquiétante puisque s’y voient combinés un anti-intellectualisme et un manque de transparence anti-démocratique alors que le principe de la « péréquation interfacultaire » est remis en question par les dirigeants. Selon Seymour, ce principe est essentiel pour assurer que les universités adhèrent au modèle hybride ; c’est en vertu de la péréquation interfacultaire que les départements économiquement peu ou pas rentables et dont la mission est de garantir la transmission de la culture aux citoyens demeurent viables.
Certains suggéreront alors que le modèle strictement entrepreneurial n’est peut-être pas aussi antithétique qu’il le semble avec la vision de l’université comme lieu de savoir. Ceux-ci tendent à s’inspirer des cas des États-Unis et du Canada pour soutenir cette thèse, en clamant que la hausse des frais de scolarité n’a que peu ou pas d’incidence sur la fréquentation scolaire et l’acquisition de savoirs, et qu’elle entraîne une meilleure éducation et la richesse sociale, thèse dont Seymour illustre le peu de fondement à l’aide de plusieurs sources.
Devant ces faits dont il démontre le peu de validité, Seymour nous offre un portrait sombre quant aux effets de la hausse ; s’il reconnaît que la culture nord-américaine anglo-saxonne semble animée par une course aux crédits qui ne trouve pas son égal au Québec, le fait de privilégier la hausse comme modalité principale de financement a deux conséquences qui font obstacle à la viabilité de l’université comme service public. D’abord, on assiste à une déresponsabilisation sociale des instances gouvernementales en matière d’éducation lorsque celles-ci ne contribuent pas au financement général des universités. Et la dynamique voulant que les étudiants « paient » pour obtenir un « service » se traduit dans les faits par une compréhension marchande des diplômes en vertu de laquelle le corps étudiant exige un « retour d’investissement » rapide.
Seymour note au passage que les corps étudiants américain et anglo-canadien sont bien mal préparés lorsqu’ils arrivent à l’université, étant donné le désinvestissement gouvernemental, la dévalorisation du système d’éducation pré-universitaire et la mauvaise gestion des ressources. Il signale que la situation du Québec est différente pour deux raisons : d’abord, il semble que la culture québécoise soit moins encline à embrasser cette « course aux diplômes » et il voit là en partie des raisons culturelles issues des effets du statut socioéconomique plus faible caractérisant la réalité des francophones au Québec. Il ajoute toutefois que les cégeps jouent aussi un rôle en matière de préparation universitaire ainsi que comme voie alternative de choix de carrière.
Enfin, Seymour répond à ceux et celles qui s’entêtent à vouloir que les universités québécoises adoptent le modèle entrepreneurial soi-disant généralisé mondialement que ce n’est pas le Québec qui fait exception, mais plutôt les États-Unis et le Canada lorsqu’on les situe au-delà du continent nord-américain.
Après avoir démontré les nombreux effets néfastes que la perspective préconisant la hausse comme modalité principale de financement des universités entraîne, Seymour se penche sur les universités québécoises pour juger de la validité de la thèse du sous-financement. Il se demande si force n’est pas plutôt de reconnaître que les difficultés financières résultent aussi d’une mauvaise distribution des ressources. La situation qu’il dépeint en employant l’exemple des dépenses d’immobilisation illustre effectivement la prédominance du modèle entrepreneurial ayant mené à une série de manoeuvres de gestion aux effets économiques dévastateurs. Au passage, il souligne les projets « échecs » de la gare de triage et de l’îlot Voyageur de l’Université de Montréal.
Il n’en demeure pas moins que les universités sont aux prises avec des difficultés financières ; il importe alors de se demander comment les résoudre. Il s’agira d’abord de réinvestir le rôle des universitaires pour être à même d’examiner adéquatement les enjeux et d’adopter des solutions concrètes et justes allant dans le sens des valeurs que partage la population. Seymour offre alors une série de propositions pragmatiques, au passage l’implantation d’une gestion collégiale de gouvernance (p. 179).
Une idée de l’université est un ouvrage qui arrive juste à point ; Seymour indique qu’il faut repenser le rôle des universités et envisager celles-ci comme des instances essentielles à la vitalité de nos sociétés. C’est en resituant le corps intellectuel au coeur de la communauté qu’il est possible d’oeuvrer ensemble, éthiquement, vers les idéaux de la justice sociale et, ainsi, de bien comprendre les enjeux auxquels nous faisons face. Sa capacité de communiquer des idées théoriques complexes fait que l’auteur démontre bien que la théorie et la pratique sociale sont loin d’être antithétiques ; en fait, la théorie doit être pensée comme une autre modalité, tout aussi essentielle, de la pratique sociale. Il s’agit donc de repenser la responsabilité sociale qui incombe à tous et à toutes, soit de façonner activement une citoyenneté forte et informée – et engagée.
En terminant, Michel Seymour se défend de sa prise de position militante contre l’argument voulant que le corps professoral aurait dû faire « droit de réserve » lors du conflit. Il s’agit là d’un manque de compréhension de la part des journalistes à propos de la mission sociale qui incombe aux lieux de savoir, ce qui révèle, comme le signale Seymour, la tendance du modèle entrepreneurial à infecter nos imaginaires sociaux. Le rôle des intellectuels n’est pas de rester confinés aux salles de classe, puisqu’on scinde ainsi l’éthique de l’exercice citoyen ; c’est au contraire l’une des forces singulières du Québec de compter parmi ses rangs un groupe important de philosophes qui vivent selon leur éthique, qui permettent, par conséquent, à la société de pouvoir faire appel non pas à l’argument d’autorité coercitive, mais plutôt à l’autorité des intellectuels pour bien analyser les enjeux et élaborer des solutions pragmatiques qui permettront de vivre dans une société plus juste.