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Dans Géopolitique du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, publié en 2012, soit un an après le début du « Printemps arabe », Tancrède Josseran, Florian Louis et Frédéric Pichon abordent, dans un style plutôt pédagogique, les réalités géographiques, historiques et culturelles de ces régions ainsi que les grands enjeux qui y sont à l’oeuvre. Le Moyen-Orient s’étend de la Libye à l’Hindu Kush, région montagneuse qui borde l’Afghanistan et le Pakistan. L’Afrique du Nord, elle, se situe entre la Méditerranée et le désert du Sahara. Ces deux ensembles abritent une vingtaine de pays où abondent autant les atouts que les difficultés. Les atouts ont trait aux facteurs culturels, civilisationnels et symboliques, aux richesses en hydrocarbures, ou encore au caractère pluriel de la région des points de vue géographique, ethnique, linguistique, démographique, politique, économique et religieux.
Mais l’envers du décor est moins reluisant et c’est ce que les auteurs essaient de démontrer. En effet, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord doivent faire face à une pléthore de problèmes. Y sont légion les régimes autoritaires, le terrorisme islamiste et les conflits : insurrection en Afghanistan, conflits interétatiques (Iran-Irak, Irak-Koweït), luttes pour l’indépendance (les Kurdes en Irak et en Turquie, le Sahara occidental au Maroc, la Kabylie en Algérie), guerres civiles (Yémen, Irak et Syrie), conflit israélo-palestinien, interventions étrangères, etc., auxquels s’ajoutent une économie peu diversifiée – à l’exception de celle d’Israël et de la Turquie – dépendant essentiellement des hydrocarbures ; une faible croissance démographique et une population jeune – un tiers de la population étant âgé de moins de 15 ans (p. 22) –, ce qui pose d’énormes défis en matière d’éducation et d’emploi ; une agriculture peu performante ; un taux de chômage élevé ; des ressources hydriques rares. Parmi les difficultés que connaît la région, les auteurs prennent bien soin de souligner la faiblesse de l’unité nationale et de la légitimité de l’État, faiblesse qui tient à la prégnance de l’islam et au fait que les frontières nationales héritées de la colonisation ne correspondent pas aux réalités ethnico-religieuses.
L’islam, le christianisme et le judaïsme, les trois religions monothéistes, y cohabitent. L’islam, religion dominante au Moyen-Orient (370 millions de musulmans, dont 75 % de sunnites et 25 % de chiites (p. 37-38), est un élément de cohésion, mais aussi de rivalités entre ses deux principaux courants, à savoir le chiisme et le sunnisme. Paradoxalement, les rivalités s’aiguisent à mesure que l’islam se renforce dans la région. Les conflits actuels en Irak et en Syrie en sont l’illustration. Aussi, sur les plans géographique et territorial, la diversité est à la fois un atout et un cauchemar. Par exemple, le désert, forme géographique qui prédomine dans la région, est un espace commercial (auparavant emprunté par les caravanes d’or et d’esclaves), un champ pétrolier, un lieu de prédilection de groupes terroristes et de trafics de tous genres (comme dans le Sahel et le Sahara), ainsi qu’une zone de rivalités géopolitiques (entre l’Algérie et le Maroc au sujet du Sahara occidental, entre l’Arabie saoudite et le Yémen autour des nappes pétrolifères).
Au Moyen-Orient, tout comme en Afrique du Nord, les États aspirant à l’hégémonie sont nombreux, mais aucun d’entre eux n’est assez fort pour être le leader incontesté, malgré des atouts considérables. La stratégie de l’Iran, seule puissance chiite située au coeur du Moyen-Orient avec une importante démographie (77 millions d’habitants), semble se réduire à l’hostilité contre Israël, qu’il accuse d’être le relais des États-Unis. La Turquie, membre du G20, bien positionnée en Eurasie entre terre et mer avec une économie diversifiée, et Israël, pays où la population est majoritairement juive et seule démocratie de la région avec une armée bien équipée et professionnelle, n’ont pu faire mieux. Il en va de même, dans le monde arabe, de l’Arabie saoudite et de l’Égypte. En Afrique du Nord, l’Algérie, portée par des ressources énergétiques considérables, et le Maroc, qui compte sur ses atouts stratégiques et diplomatiques, souhaiteraient bien devenir leaders. Or, les auteurs constatent que les interactions concurrentes entre Alger et Rabat se posent en obstacles à l’intégration régionale au Maghreb. De plus, tous les pays susmentionnés, qu’ils soient arabes ou non, doivent composer avec des remous liés aux minorités : la mosaïque culturelle iranienne, les Kurdes en Turquie, les enclaves palestiniennes en Israël ou dans les territoires occupés, les Sahraouis au Maroc, ou encore les Kabyles en Algérie.
Cet état de fait pousse les États du Moyen-Orient et du Maghreb à privilégier les relations bilatérales avec les puissances extérieures. De toute façon, la position stratégique du Moyen-Orient, ses enjeux symboliques et les ressources naturelles en font, incontestablement, « l’épicentre de la géopolitique mondiale » (p. 149) et un lieu de concurrence pour les puissances mondiales. Pendant que la Chine exerce une influence croissante dans la région en réponse à sa dépendance énergétique, la Russie veut neutraliser le soutien apporté au radicalisme sunnite en Tchétchénie et « briser l’encerclement dont elle estime être l’objet » (p. 156) de la part des États-Unis. Ces derniers, quant à eux, veulent réduire l’instabilité, sécuriser leur approvisionnement en pétrole, assurer la défense militaire de leurs fournisseurs comme l’Arabie saoudite, contenir l’Iran, protéger Israël, lutter contre le terrorisme et promouvoir la démocratie. Pour leur part, les États de l’Union européenne mettent à profit l’héritage colonial, dans le but de parer à l’immigration clandestine et de maintenir leur présence ainsi qu’une balance commerciale favorable, grâce à l’exportation de produits finis à forte valeur ajoutée au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, notamment dans les pays du sud et de l’est de la Méditerranée, qu’ils ont essayé d’intégrer dans un espace régional euro-méditerranéen.
La structure synthétique adoptée dans ce livre a permis d’analyser, dans un style pédagogique, de nombreuses problématiques. Cela facilite, incontestablement, la compréhension des dynamiques historiques et contemporaines du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Toutefois, les auteurs ont traité brièvement le Maghreb, ce qui est regrettable eu égard aux évolutions qui s’y réalisent depuis quelques années ainsi qu’aux dynamiques en interaction avec le Moyen-Orient. Aucun des huit chapitres du livre ne porte sur le « Printemps arabe », encore moins sur le terrorisme, à peine abordé (p. 148). En dépit de ces lacunes, Géopolitique du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, réalisé dans un style clair avec beaucoup d’illustrations sous forme de tableaux, de graphiques, de cartes et d’encadrés, demeure une introduction pertinente à la géopolitique du Moyen-Orient.