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Avec le réalignement partisan au sortir des élections fédérales de 2011 et le conflit étudiant au Québec en 2012, la valeur heuristique de la dichotomie gauche-droite paraît une fois de plus attestée comme point de repère dans le monde des idées politiques. Toujours d’actualité, ce clivage représente l’objet de La gauche et la droite. Un débat sans frontières, essai d’Alain Noël et de Jean-Philippe Thérien publié en 2010. Il s’agit de la traduction française de l’édition originale anglaise, parue deux ans plus tôt.
Animée par une approche herméneutique inspirée du constructivisme, la thèse des auteurs part de trois postulats : 1) le monde se construit à travers des débats ; 2) la politique aujourd’hui se pense à l’échelle planétaire ; 3) il existe une structure dans les désaccords sociétaux qui donne à la politique contemporaine son intelligibilité. Ce vocabulaire structurant, c’est celui du « débat continu entre la gauche et la droite » auquel se jouxtent tous les autres clivages (p. 14-15). De manière générale, les deux professeurs de l’Université de Montréal parviennent à bien démontrer leur thèse centrale, soit l’effet ordonnançant du clivage gauche-droite dans le discours politique moderne et la « politique-monde ». Accessible à un large lectorat, leur ouvrage représente un exercice d’introduction et de vulgarisation probant. Ils y retracent le parcours étymologique du clivage en remontant à ses sources révolutionnaires françaises, tout en exposant ses évolutions sémantiques ultérieures. Bien documenté, l’argumentaire de l’ouvrage repose sur un imposant corpus de penseurs politiques et de sources institutionnelles.
L’essai comporte huit chapitres. Les trois premiers constituent ce qu’on pourrait nommer l’état des lieux. Le premier chapitre s’attarde sur la nature du clivage lui-même et son enjeu central : le débat sur l’égalité. Basé sur les données de la Word Values Survey (WVS), le deuxième chapitre affirme le caractère universel de la dichotomie gauche-droite en parvenant à ranger les répondants provenant de régions culturellement très différentes dans « l’un des deux camps », leurs réponses reflétant « les positions attendues sur l’égalité, la redistribution et le rôle de l’État » (p. 55). Enfin, le troisième chapitre présente « Les deux récits de la mondialisation » : d’abord celui de la droite des « satisfaits », qui voit le verre du bien-être humain déjà à moitié plein ; puis celui de la gauche des « insatisfaits », qui focalise sur ce qui reste à faire, alors qu’elle dresse un portrait plutôt sombre de la mondialisation prônée par l’autre camp.
Les trois chapitres suivants racontent les tribulations conflictuelles de la gauche et de la droite depuis l’apparition de ces concepts. La période couverte au chapitre 4 (1776-1945) correspond à celle où deux camps distincts émergent graduellement des débats de société autour de quatre enjeux politiques inhérents à la modernité : la démocratie ; la guerre et la paix ; le capitalisme et le socialisme ; l’entreprise coloniale. Le chapitre 5 recouvre la période du consensus keynésien et l’âge d’or de l’État providence (1945-1980), tandis que le chapitre 6 aborde la période d’hégémonie de la droite néolibérale (1980-2007) en réponse aux ratés économiques de la gauche durant les « Trente glorieuses ».
Les deux derniers chapitres portent sur l’actualité. Le chapitre 7 traite d’un rapprochement idéologique entre la gauche et la droite au tournant du XXIe siècle, l’une ayant en quelque sorte appris des erreurs de l’autre vis-à-vis de l’État providence. C’est ici qu’aboutit la lecture dialectique des auteurs amorcée dans les chapitres précédents. Ainsi, de ces deux camps distincts on passe à un compromis keynésien entre capitalisme et socialisme, puis à une période d’hégémonie du néolibéralisme en réponse aux déficiences de l’État providence, pour aboutir enfin à un nouveau compromis : la troisième voie entre social-démocratie et néolibéralisme, telle que promue par le Progressive Governance Movement de Bill Clinton, Tony Blair et Gerhard Schröder.
Le réel apport de l’ouvrage à la compréhension du débat contemporain se trouve incontestablement dans son dernier chapitre. Les auteurs s’intéressent d’abord aux enjeux contemporains qui défient la dichotomie traditionnelle gauche-droite, mais sur lesquels les deux camps ont eu à se positionner. À côté des débats sur le terrorisme et l’environnement, celui touchant aux questions identitaires – qui « reposent sur des bases plus profondes que la logique relativement cartésienne de la politique gauche-droite » (p. 282) – suscite spécialement l’intérêt. Les deux chercheurs en arrivent à la conclusion que les tenants de la gauche tendent à être « plus sensibles à la spécificité et à la légitimité des revendications des plus faibles, qu’il s’agisse de petites nations ou de minorités opprimées » (p. 285). La droite quant à elle privilégie le statu quo et considère injuste le traitement asymétrique des minorités, estimant que les « générations actuelles […] n’ont rien à voir avec les fautes du passé » (p. 288).
Par ailleurs, Noël et Thérien présentent une thèse provocante (quoique pas nécessairement novatrice) sur les biais idéologiques des chercheurs en science politique. Ils constatent que « les politologues eux-mêmes sont divisés en fonction de l’axe gauche-droite, une réalité qu’ils préfèrent généralement ne pas voir, afin de préserver leur prétention à l’objectivité » (p. 280). Dans diverses branches de la science politique, les auteurs identifient une tradition économique adossée à la droite et une tradition sociologique plus proche de la gauche, en fonction de « la façon dont les spécialistes se représentent leur propre communauté » (p. 319). En politique comparée par exemple, une communauté de chercheurs aiguillonnés sur la méthodologie et les choix rationnels s’opposerait ainsi à une communauté de culturalistes connaissant la langue et l’histoire des sociétés qu’ils étudient et s’orientant vers la compréhension des questions sociales.
L’ouvrage nous semble cependant présenter trois principales faiblesses. D’abord, si ce livre constitue une bonne occasion pour le lecteur de se familiariser avec la social-démocratie et le libéralisme (l’ancien et le nouveau), la gauche et la droite ne sauraient néanmoins se limiter à ces deux traditions. Trop peu de pages sont consacrées aux autres grandes familles idéologiques que sont le socialisme, le communisme, la démocratie chrétienne et le fascisme, bien que la plupart de ces tendances soient représentées dans un schéma (p. 45) qui laisse présager une analyse plus approfondie de chacune d’elles. Non seulement les extrêmes sont délaissés (curieusement pas un mot n’est écrit sur l’anarchisme), mais la présentation de la social-démocratie s’appuie sur des cas peu orthodoxes qui risquent de laisser plusieurs chercheurs sur leur faim. À ce sujet, les pays scandinaves brillent par leur absence. La conception évolutive dialectique de la social-démocratie décrite par les auteurs, qui aboutit à celle des pays anglo-saxons, peut également être interprétée plutôt comme son travestissement en regard des expériences vécues sur le continent européen. Si la social-démocratie de la « troisième voie » était aussi consensuelle au XXIe siècle que les auteurs le laissent penser, comment expliquer alors l’apparition de partis comme Québec solidaire ou encore Die Linke [la gauche] en Allemagne ?
D’où la deuxième lacune du livre, à savoir une trop grande focalisation sur l’expérience anglo-américaine, généralisée à l’ensemble de l’Occident, alors que les deux chercheurs de l’Université de Montréal auraient pu très bien documenter les cas français et canadien, voire le modèle social-démocrate québécois. Certes, il est intéressant de faire ressortir la singularité du cas étasunien en matière de planification macro-économique et de souligner l’influence du taylorisme et du fordisme sur la planification soviétique. Il en va de même du rôle précurseur joué par le Royaume-Uni s’agissant du retour aux préceptes du libéralisme classique durant les années 1980. Seulement, la rédaction d’un livre destiné à un public anglophone ne justifie en rien une telle obnubilation, d’autant plus que la littérature sur ces deux pays, notamment en politique comparée, est passablement saturée. Encore une fois, un regard sur la Scandinavie aurait grandement rafraîchi la réflexion.
En plus du manque d’analyse théorique de certaines traditions droitistes et gauchistes de même que l’attention excessive portée aux cas étasunien et britannique, notons finalement la trop grande importance accordée aux partis politiques tout au long du livre. S’il est incontestable que « le système de partis institutionnalisés […] contribue à établir une ligne de partage nette entre la gauche et la droite » (p. 76), de grands pans du livre donnent l’impression au lecteur que la gauche et la droite se réduisent à la compétition partisane. Parallèlement, les auteurs confondent les partis avec les traditions dont ils se revendiquent. À cet égard, la thèse du rapprochement du XXIe siècle semble beaucoup moins solide qu’il n’y paraît, dans la mesure où nous n’assistons peut-être pas tant à une forme de syncrétisme entre la gauche et la droite qu’à une migration des partis de centre-gauche vers la droite sous l’influence du Zeitgeist néolibéral. Quant à savoir si la crise économique de 2008 représente(rait) un tournant dans l’autre direction, les auteurs ne s’aventurent pas sur cette avenue – ce qui aurait été tout à l’honneur de cette édition, pourtant parue en 2010. Cela n’enlève cependant rien à la démonstration faite du caractère structurant de la dichotomie gauche-droite pour le commun des mortels. Malgré certaines imperfections, La gauche et la droite demeure un ouvrage éclairant sur la principale « monnaie de référence » des citoyens dans le monde politique contemporain.