La thèse classique de la construction de la théorie réaliste en relations internationales explique qu’à la suite de l’échec du libéralisme idéaliste de l’entre-deux-guerres, un grand débat s’est ouvert et que le réalisme en est sorti victorieux. Il s’agit d’une explication parcimonieuse reflétant un idéal scientifique où une théorie inapte à expliquer la réalité est remplacée, grâce au choc des idées, par un cadre d’analyse mieux outillé pour comprendre le monde. Cette thèse néglige le fait que la recherche s’inscrit dans un contexte – social, économique, culturel, politique et idéologique – et que les grandes théories en sciences sociales, par leur nature, sont particulièrement influencées par ce contexte. L’ouvrage dirigé par Nicolas Guilhot s’intéresse à ce contexte. Il analyse le processus qui a mené à une tentative « d’invention » des relations internationales lors de la conférence de 1954 sur la théorie, conférence organisée par la Rockefeller Foundation. Pour la première fois, et c’est là l’un des éléments les plus intéressants du livre, des chercheurs ont eu accès aux transcriptions des conversations s’étant tenues lors de cette conférence des 7 et 8 mai 1954. Ces documents sont d’ailleurs reproduits en annexe du livre. Cette conférence est importante parce que, selon les contributeurs à l’ouvrage, il y avait une réelle volonté de la Rockefeller Foundation de fonder une théorie des relations internationales. Pour ce faire, les représentants de la fondation, Dean Rusk et Kenneth Thompson, discutent avec d’illustres penseurs, praticiens et journalistes : Hans J. Morgenthau, William T.R. Fox, Reinhold Niebuhr, Arnold Wolfers, Dorothy Fosdick, Robert Bowie, Walter Lippmann, Paul H. Nitze, Don K. Price et James B. Reston. Guilhot s’entoure de collaborateurs provenant de diverses traditions de recherche pour explorer la signification de cette conférence et des transcriptions des conversations qui y ont eu lieu. Certains de ses collaborateurs proviennent du milieu des théories des relations internationales (Robert Jervis, Jack Snyder ou Ole Waever), d’autres se rattachent plutôt à l’histoire et à la sociologie des sciences sociales (dont Guilhot, mais aussi Inderjeet Parmar et Brian Schmidt) et quelques-uns sont issus de différentes branches de l’histoire (Anders Stephanson et Philip Mirowski). Chaque auteur offre un chapitre où il explore, à sa façon, les documents de la conférence. L’apport des différents collaborateurs à l’ouvrage est inégal. En effet, l’intérêt central de The Invention of International Relations Theory ne repose pas sur le fait qu’il approfondit la compréhension de la théorie réaliste – considérée ici comme l’élément central de la théorie moderne des relations internationales –, mais plutôt sur le fait qu’à travers les transcriptions des conversations on peut voir la genèse intellectuelle ancrée dans un contexte concret de la théorie réaliste. Guilhot lui-même note que, dans leur ensemble, les conversations étaient floues, marquées par des malentendus, des notions et concepts équivoques, des désaccords, des efforts d’introspection et qu’elles ont finalement été peu concluantes (p. 11). C’est dans le domaine de l’histoire intellectuelle du réalisme que ce livre est important et fait sa marque. Ole Waever, dans son chapitre, explique que cette analyse est possible puisque les chercheurs ont accès non pas à un apport public au processus collectif de construction de sens, comme le serait un article scientifique ou un texte canonique en relations internationales, mais bien à la préparation privée d’un apport public, comme une conversation privée (p. 104). Un autre chapitre fort est celui de Robert Jervis qui utilise à bon escient les transcriptions pour étayer son hypothèse que les penseurs réalistes de cette époque étaient profondément préoccupés par la moralité de leur théorie et de la conduite correcte de la société. Il s’inscrit ainsi dans une certaine forme de …
The Invention of International Relations Theory: Realism, the Rockefeller Foundation, and the 1954 Conference on Theory, sous la dir. de Nicolas Guilhot, New York, Columbia University Press, 2011, 299 p.[Notice]
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Jano Bourgeois
Professeur de science politique, Collège Jean-de-Brébeuf
bourgeois.jano@courrier.uqam.ca