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Combats avec Méduse rassemble des textes issus de présentations orales, préparés pour diverses occasions et pour la plupart inédits, qui s’étalent sur près de 25 ans (de 1983 à 2007). Dans un court mais dense « Avant-propos », Emmanuel Terray tisse entre ces textes un lien avec Méduse, cette figure cardinale de la mythologie grecque, qu’il offre ici telle une clé permettant de déchiffrer sinon la parfaite cohérence d’ensemble des textes réunis, du moins l’unité bien réelle qui se dégage d’une appréciation des facettes changeantes du combat que les hommes ont sans cesse mené contre elle.
Méduse, rappelons-le, est l’une des trois soeurs Gorgones. Nées « au royaume de la nuit », vivant là où s’ouvrent les ténèbres de la mort que nul ne connaît vraiment, incarnant l’horreur la plus totale et représentant ce qu’il y a de plus monstrueux, les trois Gorgones s’offrent, selon Jean-Pierre Vernant, qu’évoque Terray dans son « Avant-propos », comme le signe même de « ce qu’il y a de plus contraire à la nature humaine » (p. 11), comme cela même qui brouille systématiquement « les catégories que le monde organisé distingue » (p. 10). Contrairement à ses soeurs, Méduse est la seule à être mortelle, nourrissant ainsi pour les hommes l’espoir de parvenir à un jour écarter le danger qu’elle constitue. Aidé par les Dieux, Persée parviendra d’ailleurs à la décapiter. Pourtant, même morte, Méduse demeure dangereuse : en effet, un seul regard jeté sur elle transformera en pierre celui qui s’y sera aventuré. Ce que le mythe signale, pour Terray, c’est « la présence immémoriale » de cette figure qu’est Méduse et la méprise qu’il y a à tenter de désarmer « une fois pour toutes » le pouvoir foncièrement maléfique de cette tête (p. 11). Pour l’auteur, les efforts déployés pour en venir à bout se seront en effet le plus souvent révélés « pires que le mal » et les tentatives pour la réduire à l’impuissance ou encore pour parvenir à la maîtriser n’ont jamais réussi : « c’est jusqu’à présent Méduse qui est sortie victorieuse » (p. 12).
De tels combats sont-ils perdus d’avance ? Selon toute vraisemblance pour Terray, car ce dont il s’agit au fond, c’est de combats sans cesse recommencés contre cela même qui arrache les hommes à eux-mêmes, contre ce qui fait qu’ils « acquièrent », au contact de Méduse, « la dureté, l’insensibilité, la froideur du roc » (p. 11). Il s’agit ainsi de combats contre l’horreur et le monstrueux dans lesquels les hommes sont pour ainsi dire inexorablement plongés alors même qu’ils tentent d’y échapper et de s’en protéger.
Chacun des textes retenus par Terray, et il est tout à fait illusoire d’espérer en rendre intégralement compte ici, offre une variation sur ce thème. Contentons-nous d’évoquer quelques exemples. Celui de l’étranger qui sous des formes contrastées (hôte « lorsqu’il est amical » et ennemi « lorsqu’il est hostile ») apparaît comme une « condition nécessaire à l’humanisation de l’être humain » (p. 21). Celui des projets du christianisme primitif, de l’essor de l’islam et du mouvement communiste international qui, au-delà de leur contenu respectif et de l’horizon particulier qui est le leur, partagent l’idée qu’une vérité serait fondatrice dont le caractère est « à la fois englobant et absolu » et qui, en soustrayant les hommes « à toute discussion », ouvrira la porte aux excès (p. 68). Celui des tentatives pour faire de la loi, de l’État de droit et du régime démocratique des remparts contre des actes de puissance, de conquête ou d’usurpation tyrannique qui nous rendent bien trop optimistes et nous font perdre de vue « qu’en matière de liberté rien n’est jamais acquis, et tout est toujours à recommencer » (p. 210). Celui du rapport entre histoire et mémoire et des risques qu’il y a à privilégier la mémoire, c’est-à-dire ce dont « nous n’avons rien d’autre que le témoignage » et qui fait qu’un jugement ne peut alors « reposer que sur la foi », aux dépens de l’histoire (p. 214). Celui enfin de l’opposition – du « duel » écrit l’auteur (p. 271) – entre nomades et sédentaires, qui, après avoir occupé le devant de la scène pendant des millénaires pour disparaître au seizième siècle, réapparaîtrait aujourd’hui sous la forme du migrant illégal développant un « contre-nomadisme du travail », faisant contrepoids au caractère nomade du capital financier (p. 283).
Tout à la fois, philosophe et anthropologue, mais aussi historien de la pensée et intellectuel profondément engagé dans divers combats, et tout particulièrement dans la cause des sans-papiers, Emmanuel Terray expose ici les linéaments d’une réflexion sur la politique qui renoue et relance sur de nouvelles pistes celle qu’il avait proposée dans un ouvrage intitulé La politique dans la caverne (Seuil, 1990) dans lequel il s’attardait aux penseurs de la Grèce antique, mais gardant en tête, comme il l’écrivait alors, un constant « souci du présent » (p. 12). Ce qui, dans ce précédent ouvrage comme dans celui-ci, frappe surtout au fil des pages, c’est la puissance des analyses que Terray offre à ses lecteurs. Ce qui frappe aussi, c’est la finesse de ces analyses qui, pour couvrir un terrain proprement étourdissant, éclairent cependant d’une lumière crue notre présent et, parfois même, notre actualité la plus immédiate… sur laquelle planerait toujours la tête de Méduse.