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Si l’Asie est omniprésente dans l’actualité internationale des dix dernières années, c’est surtout la Chine et l’Inde qui sont l’objet d’une attention particulière. Le Japon semble être relégué aux oubliettes alors même qu’il est situé dans une région du monde où la probabilité d’une guerre de type conventionnel est loin d’être nulle. D’une pertinence et d’une actualité indiscutables, l’ouvrage de Dominic Roy a le mérite de nous rappeler le cheminement des options stratégiques de l’archipel au cours de la seconde moitié du vingtième siècle et de la première décennie du vingt et unième. L’option d’une approche de longue durée permet à l’auteur, en bon historien qu’il est, de rendre compte de l’adaptation gradualiste ou des « changements dans la continuité » de la mutation stratégique japonaise.
D’entrée, l’auteur pose clairement la base de son argumentation, qu’il tient à démarquer à la fois de l’approche dite « statique » selon laquelle le Japon refuse de s’engager sur la voie du réarmement et de la perspective de la rupture drastique selon laquelle le Japon aurait depuis une vingtaine d’années renoué avec le militarisme d’antan. Pour Roy, au contraire, « Tokyo a fait preuve d’une grande capacité d’adaptation lente et progressive car aucune rupture n’est apparente en rapport avec les ‘traditions’ ou les pratiques passées » (p. 2). Exprimé autrement, la stratégie de défense adoptée par le Japon a été le fruit d’une adéquation entre les contraintes domestiques (normatives et de l’opinion) et la conjoncture stratégique internationale. Cette évolution stratégique graduelle est perceptible à travers le découpage historique qu’opère l’auteur : on passe en effet d’une « indépendance subordonnée » de 1952 à 1990 (chap. 2) à une période d’« autonomie, bilatéralisme et internationalisme » de 1990 à 2001 (chap. 4) et enfin à la « guerre globale contre le terrorisme » dans la période post-11 septembre (chap. 5).
Acteur incontournable de la politique de défense japonaise, les États-Unis ont pesé de tout leur poids pour contrecarrer les velléités belliqueuses de certains voisins de l’archipel. L’allié américain a également essayé d’influencer les décisions prises par les autorités japonaises en matière de stratégie et de défense. De fait, si l’alliance nippo-américaine a survécu aussi longtemps, les choses ont été plus tumultueuses qu’il n’y paraît d’emblée, notamment du fait des pressions américaines et des résistances japonaises. La méfiance américaine pendant la période d’occupation des années 1940 a laissé la place à des menaces tacites et explicites, voire à du marchandage. Par exemple, les États-Unis redoutent que le Japon ne se rapproche de la Chine au début des années 1950 : « Pour forcer la main aux décideurs japonais, [John Foster] Dulles se rend à Tokyo en décembre 1951, accompagné de deux influents sénateurs (John Sparkman et H. Alexander Smith) avec pour message la menace claire que le Sénat aurait beaucoup de difficultés à ratifier le TPSF [Traité de paix de San Francisco] si Tokyo ne prend pas un engagement ferme à ne pas commercer avec la Chine de Mao » (p. 96). Aussi, devant la réticence japonaise à s’engager activement dans la première guerre du Golfe, le président américain George H.W. Bush menace-t-il « de voir se développer aux États-Unis et surtout parmi les Congressistes un sentiment anti-japonais en réaction à l’inaction de Tokyo » (p .117). L’attitude des dirigeants américains flirte parfois avec le chantage :
À preuve, dans une conférence de presse en septembre 2002, [Richard Lee Armitage, secrétaire d’État adjoint (2001-2005)] Armitage lie explicitement le problème irakien, et la participation japonaise, à la promotion d’un siège permanent pour le Japon au Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU) en soulignant la nécessité d’adopter une attitude proactive.
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Il convient de souligner que l’insistance américaine résultait parfois de la différence de perception qui existait entre les deux alliés, différence que les équipes dirigeantes japonaises n’ont eue de cesse de rappeler. L’attitude japonaise n’a par conséquent pas été celle d’un suivisme béat ; a contrario, l’évolution de la position japonaise a souvent répondu à des impératifs nationaux. Depuis l’occupation du Japon, les gouvernements successifs ont essayé de ménager l’allié américain, partenaire économique de premier ordre et protecteur stratégique indispensable, tout en cherchant à préserver une paix à l’intérieur des frontières nationales. Il est significatif de ce point de vue que les décisions stratégiques prises aient, dans la majorité des cas, été respectueuses des opinions exprimées dans les débats internes. C’est le cas du débat qui a trait à la question nucléaire (p. 84) ; de l’« opposition entre idéalistes et réalistes » concernant la participation du Japon aux missions de paix sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies (p. 89 et 132) ; ou encore à propos des moyens à mettre en oeuvre en vue d’aider les États-Unis à combattre le terrorisme international au lendemain du 11 septembre 2001 (p. 145). Cependant, l’auteur souligne aussi l’ambiguïté des positions japonaises qui doivent jongler entre une « allergie nucléaire » et la volonté de faire « reposer la sécurité du pays sur sa participation au parapluie nucléaire américain tout en continuant à prôner le désarmement nucléaire global » (p. 84).
Au-delà de ces calculs plus ou moins rationnels, notons, somme toute, que si l’attitude japonaise s’est faite davantage réaliste et pragmatique et a convergé avec les intérêts de son allié américain, c’est parce que la réalité coïncide avec un progressif réajustement de sa stratégie de défense. La participation active – quoique hésitante – du Japon aux activités policières et militaires sur la scène internationale est à attribuer à la croissante flexibilité dans l’interprétation des « normes traditionnelles ». La mutation stratégique du Japon semble alors être largement déterminée par la perception que l’archipel a de l’environnement sécuritaire international, de son intérêt national et de ses propres capacités (militaires et économiques). Il en découle que les objectifs d’une telle politique, comme c’est le cas pour d’autres puissances, sont de : préserver ses intérêts nationaux cruciaux ; renforcer le régime onusien ; et affronter, de concert avec les autres membres de la communauté internationale, les défis communs en matière de paix et de sécurité (image et réputation d’une puissance responsable). Il apparaît ainsi impérieux de faire prévaloir les intérêts japonais :
D’autre part, il était de l’intérêt de Tokyo de voir à normaliser la situation dans le golfe persique puisqu’il en allait de sa prospérité économique. Dépendant à plus de 90 % de la production pétrolière de la région, il était capital pour le Japon de prendre les mesures afin de sécuriser ses voies de communication maritimes l’approvisionnant en pétrole.
p. 120 ; 157 et suiv.
Et Dominic Roy de conclure : « Notre analyse soutient qu’il est possible que le pacifisme soit maintenu sans pour autant qu’il interdise une plus grande implication internationale de Tokyo » (p. 197). Bien qu’il insiste sur le fait que le Japon n’a pas forcément besoin d’abroger l’article 9 de la Constitution ni d’acquérir l’arme nucléaire, il remarque néanmoins, avec justesse d’ailleurs : « Certains indices donnent au contraire à penser que les contraintes normatives traditionnelles n’empêcheront pas le rejet de l’option de la rupture dans la politique de sécurité du Japon » (p. 199). Et là réside le paradoxe japonais. C’est peut-être dans cette perspective qu’il conviendrait d’interpréter les récents développements stratégiques au Japon, notamment l’achat d’avions furtifs de combat F-35, l’accroissement de la marine de guerre par l’augmentation du nombre de ses sous-marins et la construction d’un porte-hélicoptères à Yokohama qui devrait être opérationnel d’ici à 2014-2015. Le contexte et les circonstances actuels (développement des forces chinoises, complexité des relations avec les voisins russes et coréens, etc.) amènent les autorités japonaises à rappeler l’importance de l’alliance avec les États-Unis (rapport Defense of Japan 2012, Livre blanc sur la défense du Japon – (http://www.mod.go.jp/e/publ/w_paper/2012.html), mais semblent aussi progressivement faire pencher la balance dans le sens d’une rupture de fait…