Recensions

L’Aigle et le Dragon. Démesure européenne et mondialisation au XVIe siècle, de Serge Gruzinski, Paris, Fayard, 2012, 435 p.[Notice]

  • Jean-François Thibault

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La notion de mondialisation qui s’est imposée dans le lexique des sciences humaines et sociales depuis la fin des années 1980 recouvre une réalité qui est loin de se restreindre à la période contemporaine. Si la fin du dix-neuvième siècle a déjà été caractérisée comme une « première » mondialisation qui n’aurait d’ailleurs pas été très différente de celle que l’on associe à la période contemporaine, ce n’est souvent que de manière oblique que l’on évoque d’autres périodes marquées par des contacts et des connexions accrus entre des régions, des cultures et des sociétés qui étaient auparavant nettement plus fermées sur elles-mêmes. Aussi la période des Grandes Découvertes qui voit les puissances européennes partir à la conquête du globe s’offre-t-elle vraisemblablement comme un moment clé de l’histoire de la mondialisation dans la mesure où les processus de « collision des mondes » (p. 184) qui se dessinent alors ne pourraient justement être « appréhend[és] qu’à l’échelle planétaire » (p. 58). Toute la question consiste alors à mieux apprécier la nature particulière de cette « conquête » et à cerner plus distinctement la signification des contacts et des connexions qui s’établissent. L’ouvrage que Serge Gruzinski consacre à cette collision des mondes et à ce qu’il nomme la mondialisation ibérique – puisque ce sont l’Espagne, le Portugal (et l’Italie) qui en sont les principaux maîtres d’oeuvre – s’offre comme une contribution importante à cette histoire globale de la Renaissance. L’ambition de l’auteur consiste à tenter de « remettre ensemble les pièces du jeu mondial » que ni les historiographies nationales, ni la micro-histoire ne parviennent généralement à agencer d’une manière qui soit entièrement satisfaisante et qui surtout rende réellement justice à ce qui s’est passé (p. 108, 408). La thèse est simple : en 1512, rien n’est encore décidé et l’histoire telle qu’on la récite aujourd’hui n’est toujours pas écrite. L’Espagne et le Portugal s’engagent alors dans de singulières aventures menées par deux hommes (Hernán Cortés et Tomé Pires) qui provoquent de formidables confrontations, avec la confédération mexica (aztèque) pour le premier et l’empire du Milieu pour le second. Mais, cette histoire globale ne saurait pas non plus être simplement l’exposé de l’expansion des puissances européennes qui, avec toute la cohérence que supposent de tels projets, découvrent et cherchent à exploiter et à coloniser tout ce qu’elles trouvent sur leur passage. L’horizon d’une histoire globale est définitivement plus complexe et doit ainsi s’articuler autour de scénarios également plus complexes (p. 408), des scénarios qui feront une place aux ambigüités des volontés et aux destins individuels que masque trop souvent l’affirmation d’une politique de puissance à grande échelle qui serait entièrement préprogrammée. Pour Serge Gruzinski, c’est au fond l’Asie en général et la Chine en particulier qui sont directement visées durant toute cette période, tant par l’Espagne, qui est convaincue que les terres qui sont à l’ouest de Cuba sont asiatiques, que par le Portugal, qui s’est récemment installé de force à Malacca (Malaisie actuelle) (p. 124). Le Nouveau Monde est alors apprécié comme l’avant-poste des Indes orientales qui s’ouvrirait de l’autre côté de la mer du Sud et il n’existe que « dans l’ombre de la Chine » (p. 71). Ce n’est qu’ultérieurement, devant l’échec à dominer la Chine et à véritablement s’imposer en Asie, que l’Amérique deviendra l’Amérique, qu’elle « dérivera » en quelque sorte « vers l’Est » (p. 412), qu’elle cessera d’être un « accident ou un obstacle dans la course de l’Espagne vers l’Orient » (p. 66) et que s’établiront finalement des contacts privilégiés avec le Vieux Monde qui l’intégrera comme une partie de l’Occident euro-américain. Or, avant …