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Depuis une vingtaine d’années, la gouvernance est devenue un champ d’étude dynamique qui attire l’attention des chercheurs de différentes disciplines, dont la science politique, la sociologie, l’administration publique et le droit. Gouvernance et normativité, un ouvrage collectif dirigé par Yves Palau, présente une série de réflexions théoriques originales sur la notion de gouvernance en lien avec les divers systèmes de normativité qui caractérisent l’exercice du pouvoir dans les sociétés contemporaines. Ce livre est composé de sept textes qui ont été présentés lors d’un colloque intitulé « La gouvernance des sociétés contemporaines au regard des mutations de la normativité », organisé par le Laboratoire de recherche sur la gouvernance, territoire et communication (LARGO-TEC) de l’Université Paris-Est Créteil Val-de-Marne en décembre 2007.

Les deux premiers chapitres abordent la problématique de la gouvernabilité des sociétés contemporaines au regard des transformations de la normativité. Yves Bonny situe le phénomène des mutations normatives sous l’influence de trois processus sociologiques de longe durée : d’abord, l’affaiblissement des normes communes s’appuyant sur un univers symbolique culturel traditionnel ; ensuite, l’émergence correspondante d’un univers symbolique et normatif ancré dans le républicanisme et le libéralisme ; enfin, l’avènement d’une dynamique de « la libération des puissances » échappant à tout cadre normatif commun. Cette dernière dynamique poserait ainsi l’hypothèse d’une perte de normativité collective et rendrait difficile – voire impossible – l’exercice légitime d’un pouvoir centralisé et vertical. La réflexion de Pierre Chalvidan dresse un constat similaire, quoique plus théologique, de l’évacuation des normes supérieures et collectives dans la politique contemporaine et de ses repères structurants qui rendent possible « le vivre-ensemble ». Il recommande de combler cette cavité normative avec les grands récits judéo-chrétiens et notamment les normes qu’ils peuvent fournir pour renforcer les liens de solidarité et d’altruisme dans les sociétés contemporaines (du moins en Europe).

Suivent ensuite cinq chapitres qui examinent la notion théorique de gouvernance dans diverses structures et pratiques de la normativité étatique, supra-étatique et infra-étatique. Pierre Vercauteren traite de la notion de la « gouvernemance », qui dépeint la réalité de l’exercice du pouvoir étatique dans un contexte marqué par l’influence grandissante des systèmes, des acteurs et des normes internationaux. Ainsi, la gouvernemance décrit à la fois le glissement inachevé du gouvernement vers la gouvernance ainsi que les efforts des États qui cherchent à résister à ce glissement. Vincent de Briant analyse les incidences de la mutation de la normativité sur la transformation du droit et de la doctrine en France. S’appuyant sur les travaux de Niklas Luhmann et sa conception du droit comme un système de norme autoréférencé, de Briant démontre que les modalités d’énonciation du droit français sont en train de se métamorphoser dans le sens d’une plus grande ouverture envers la normativité générale. Caroline Plançon examine ensuite le phénomène de la mutation normative et de ses rapports avec la gouvernance dans le contexte du pluralisme juridique, lequel admet la coexistence de multiples ordres et cultures juridiques. Traitant tout particulièrement des complexités de la gestion du territoire et des ressources naturelles au Sénégal, Plançon privilégie au final la concertation comme un mécanisme pour gérer les tensions qui peuvent surgir entre les niveaux de gouvernance – local, national et mondial. Dans son chapitre, Bastien Sibille offre une critique foucauldienne de la gouvernance européenne comme une forme de régulation par le savoir. Il cherche ainsi à démontrer comment les pratiques et les mécanismes de la gouvernance européenne, notamment par l’exercice des pouvoirs d’orientation, d’observation et de calcul, constituent une forme de « gouvernementalité ». Yann Ferguson conclut ce tour d’horizon en abordant les transformations qui caractérisent les processus d’élaboration des politiques urbaines. Ce dernier fait état d’une remise en question des processus normatifs centralisés publics à la faveur d’une coproduction des normes interactives par les acteurs publics et privés, laquelle est notamment illustrée par l’exemple de l’agglomération toulousaine.

Le dernier mot revient à Yves Palau. Même s’il reconnaît l’éclatement normatif comme une problématique fondamentale de la gouvernabilité des sociétés modernes, ce dernier cherche tout de même à cerner les méta-normes qui posent les grandes bases de la gouvernance contemporaine dans ses différentes manifestations. Il identifie deux méta-normes, l’autonomie et la responsabilité individuelles, et explique comment ces normes transcendantes et intériorisées représentent la force, plutôt que la faiblesse, des systèmes de gouvernance des sociétés occidentales.

Dans son ensemble, Gouvernance et normativité présente des arguments théoriques originaux et captivants, qui détonnent de la littérature existante sur la gouvernance aux tendances plutôt empiriques et positivistes.