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La plupart des auteurs du livre Le cosmopolitisme : enjeux et débats contemporains sont convaincus que le cosmopolitisme est en quelque sorte un idéal. Ils s’interrogent donc sur la manière de rendre cet idéal effectif, sur la forme spécifique que prendrait un ordre cosmopolite et sur les conceptions éthiques qui sous-tendraient cet ordre. Ce faisant, ils nous font réaliser qu’une fois admise l’idée d’une responsabilité commune à l’égard de toute l’humanité, de nombreuses questions restent en suspens. Au fil de ses onze chapitres rédigés par autant d’auteurs, l’ouvrage dirigé par Ryoa Chung et Geneviève Nootens aborde quelques-unes de ces questions et laisse entrevoir la diversité des points de vue sur le cosmopolitisme.
Monique Canto-Sperber est l’auteure qui se montre la plus sceptique face au projet cosmopolite. Elle dénonce le projet d’une démocratie globale qui contournerait les États et qui serait en mesure de décider des affaires du monde en s’appuyant sur la société civile et sur les individus. Alors que les promoteurs d’une telle démocratie mondiale y voient un moyen d’inaugurer une ère de paix, Canto-Sperber y voit la source probable de nouveaux conflits. En effet, les États, pour elle, ne sont pas à l’origine des problèmes du monde. Au contraire, ils agissent comme force de modération de la violence pour deux raisons principales. D’abord parce que, en tant qu’expression d’une totalité politique fermée, ils ont la légitimité nécessaire pour trancher entre les intérêts et ainsi limiter les conflits. Ensuite parce que la pluralité des États permet de préserver la liberté en évitant que le pouvoir soit concentré au sein d’une seule organisation qui se déploierait à l’échelle du monde.
Canto-Sperber soulève des préoccupations légitimes. On peut toutefois lui objecter que l’idée d’une démocratie mondiale faisant fi des États ne fait pas l’unanimité, même parmi les partisans du cosmopolitisme. Stéphane Chauvier essaie justement de définir un cosmopolitisme qui éviterait les écueils d’une organisation mondiale tentaculaire. Pour lui, une certaine cosmopolitisation du monde est nécessaire pour s’assurer d’un juste partage des biens d’intérêt cosmopolite. Ces biens sont ceux qui sont communs à tous les êtres humains (le climat, les ressources naturelles) ou qui ont une valeur pour tous les êtres humains (les droits fondamentaux, par exemple), par opposition à ceux dont la valeur est relative à une culture (la Légion d’honneur, un permis de conduire). Grâce à un charmant « apologue des hydrophiles », Chauvier démontre que divers mécanismes peuvent être établis pour permettre une juste allocation des biens d’intérêt cosmopolite sans pour autant sacrifier le pluralisme politique. Il propose un cosmopolitisme résiduel, en ce sens que les différentes unités politiques pourraient « continuer de réglementer la vie sociale sur la base de conventions et de valeurs locales, dès lors que cette règlementation n’a pas d’effets externes négatifs sur l’allocation des biens humains au reste de l’humanité » (p. 49). La contribution de Chauvier est sans doute une des plus intéressantes de l’ouvrage. On doit cependant noter qu’il peut être très difficile de déterminer quels biens sont d’intérêt cosmopolite et lesquels ne le sont pas. En outre, si l’on considère, par exemple, que le climat est un bien d’intérêt cosmopolite et que la quasi-totalité des activités humaines émet des gaz à effet de serre responsables des changements climatiques, la liste des objets d’intérêt cosmopolite risque de s’allonger indéfiniment.
Ne se contentant pas de spécifier quels sont les devoirs des plus riches envers les plus démunis de la planète, Daniel Weinstock propose une voie originale pour faire en sorte que ces devoirs soient remplis et pour susciter l’émergence d’un sentiment de solidarité entre tous les êtres humains : celle de l’intérêt bien compris. Ainsi, puisqu’il existe un lien, par exemple entre pauvreté globale et maladies infectieuses (les mauvaises conditions hygiéniques liées à la pauvreté forment un terreau fertile pour des maladies qui ne connaissent pas les frontières), les habitants des pays dits développés ont tout intérêt à ce que la pauvreté soit réduite à l’échelle mondiale. Dans différents domaines, des liens de ce type pourraient être identifiés et exploités pour justifier des politiques de solidarité internationale.
D’autres chapitres de l’ouvrage portent sur des enjeux spécifiques. Ernest-Marie Mbonda aborde la problématique de l’immigration, notamment en analysant le droit universel à l’hospitalité suggéré par Kant. Quant à Véronique Zanetti, elle prend position de manière convaincante pour une codification du droit d’intervention humanitaire, conçu comme un droit que les victimes peuvent faire valoir envers la communauté internationale lorsque leurs droits fondamentaux sont violés par l’État censé les protéger.
Presque tous les philosophes cités par les auteurs des différents chapitres de l’ouvrage sont occidentaux et une grande proportion d’entre eux sont issus du monde anglo-saxon. Ce manque de diversité des références est étonnant pour un ouvrage qui traite du cosmopolitisme. Il n’est pas rare que le cosmopolitisme soit présenté comme un idéal essentiellement occidental. La notion de droits humains universels est parfois aussi critiquée sous cet angle. Il aurait été intéressant de connaître davantage l’avis de penseurs de l’Asie, de l’Afrique ou d’ailleurs sur ces questions.
Bien que chacune des contributions de l’ouvrage soit intéressante, il se dégage de certaines d’entre elles l’impression que la mondialisation est un fait accompli, voire une fatalité. Nous vivons dans un monde où la libéralisation des échanges a accru l’interdépendance entre les peuples, où les frontières sont de plus en plus poreuses et où de nombreux défis concernent toute l’humanité. Pour y faire face, il faut renforcer les mécanismes de coopération et mettre en place de nouvelles institutions internationales. Il faut, en somme, effectuer ce que Jean-Marc Ferry nomme « un rattrapage cosmopolitique de l’économie mondialisée » (p. 79). Peut-on remettre en cause ce constat ? Est-il possible de penser la mondialisation économique comme un processus qui n’est pas inéluctable ? Est-il possible aussi d’envisager que la solution à certains maux communs de l’humanité puisse résider dans une revalorisation du « local » ? À titre d’exemple, un certain protectionnisme couplé à des politiques de souveraineté alimentaire pourrait peut-être atténuer les conséquences dramatiques de la spéculation sur les matières premières agricoles tout en réduisant les impacts environnementaux du transport international des produits alimentaires. Bien sûr, et c’est là le paradoxe, une revalorisation de l’espace local, pour être viable, devra sans doute être en partie coordonnée à l’échelle internationale, d’où la pertinence d’une réflexion sur le cosmopolitisme.