Corps de l’article
L’ouvrage de synthèse que commet le géographe Romain Cruse s’avère utile pour comprendre les trajectoires des pays du bassin caribéen et leur évolution dans la longue durée. Rares sont les travaux qui traitent la question de la Caraïbe dans l’espace francophone. Allant au-delà de la vision superficielle d’exotisme qui maquille la région, l’auteur se propose de décrire et d’analyser le phénomène de « périphérisation » du bassin caribéen, c’est-à-dire à en exposer les déterminants, les objectifs, les variantes et enfin les manifestations. Car « derrière cette parure, cependant, se dévoile à qui prend la peine d’observer un visage profondément marqué par une exploitation frénétique des ressources et de la population de la Caraïbe » (p. 2). L’auteur charpente son argumentation autour du concept explicatif de la « périphérisation » pour expliquer le contexte profondément inégalitaire qui caractérise la région aujourd’hui. Prolongement du modèle centre/périphérie, la périphérisation tend à décrire « un système spatial fondé sur la relation inégale entre deux lieux : ceux qui dominent ce système et en bénéficient, les centres, et ceux qui le subissent, en position périphérique » (p. 3). Cette approche à la fois spatiale et socioéconomique lui permet de mettre en exergue les causes exogènes de ce processus, en l’occurrence la recolonisation des Grandes Antilles au cours du vingtième siècle par les États-Unis – un nouveau centre qui s’est habilement substitué aux puissances coloniales européennes – couplée à l’imposition de zones franches économiques par les institutions financières internationales et les organismes américains d’assistance au développement.
La situation de profonde dépendance économique et géostratégique des pays étudiés (Petites et Grandes Antilles, Guyane, Guyana, Surinam, Colombie et Venezuela) par rapport au centre régional, les États-Unis, ne peut guère s’expliquer par la seule insularité. L’auteur identifie donc une combinaison de facteurs pour rendre compte de la mise à la périphérie des sociétés caribéennes du système-monde : l’histoire, le système économique colonial et les enjeux géopolitiques. Ce faisant, Romain Cruse échappe au piège du tout « géographique » et s’attèle à une véritable genèse d’un phénomène qu’il faut, selon lui, absolument inscrire dans la longue durée.
En comparant le bassin de la Caraïbe à une méditerranée, à l’instar de la mer Méditerranée et de la mer de Chine, l’auteur souligne le rôle que ce bassin peut assumer dans le système-monde. De ce point de vue, le bassin caribéen représente en effet une zone naturelle de contact migratoire ou non (des centaines de millions de touristes chaque année, transit des drogues illicites) qui borde la première économie mondiale, attire les habitants de la région, fournit un marché immense de consommation de drogues illicites et catalyse le commerce illicite transaméricain (p. 23).
Par ailleurs, on ne peut pas comprendre la marginalisation des pays de la région sans en retracer les origines historiques. L’auteur le fait avec rigueur en démontrant dans quelle mesure les métropoles européennes ont façonné l’économie politique des colonies par l’imposition des spécialisations agricoles (canne à sucre, café, indigo, coton, banane, etc.) et d’exploitation minière et de main-d’oeuvre bon marché à leur propre avantage, creusant par le fait même le fossé entre elles et les colonies, d’une part, et exacerbant les clivages et les déséquilibres à l’intérieur des périphéries, d’autre part. Instaurées dans le cadre de la domination impériale, ces spécialisations sont poursuivies par les entreprises multinationales, notamment américaines, qui transforment progressivement l’économie des plantations en domaines touristiques, navires de croisière, zones de dérogations fiscales, tourisme d’enclaves. Ce qui perpétue par voie de conséquence « un nouveau système de domination encore et toujours basé sur les pseudo-avantages comparatifs et l’échange inégal et, plus que jamais, sur une intégration verticale transfrontalière » (p. 47). À la colonisation physique des territoires d’antan se substitue aujourd’hui une omniprésence – moins visible mais tout aussi délétère – d’acteurs privés qui assument le rôle prééminent autrefois joué par « l’État métropolitain ».
Ce passage de la plantocratie à la « corporatocratie » (entendre la domination des groupes privés sur des espaces laissés dans une situation de déséquilibre économique par plusieurs siècles de colonisation) qui est successif à la reprise en main des colonies européennes par les États-Unis se manifeste par la délégation, à un personnel local qu’ils soutiennent, de la tâche d’intermédiaires ou défenseurs des intérêts du ou des centres (gatekeepers). Cette importante reconfiguration du territoire du bassin caribéen dans une perspective néolibérale se manifeste par la mise en place d’une domination de type réticulaire favorisant les entreprises et s’assurant de la docilité de dirigeants locaux installés sous des couverts démocratiques.
S’il insiste sur les facteurs exogènes, Cruse ne néglige pas la connivence des gouvernements locaux dans la perpétuation de l’exclusion des pays du bassin caribéen. Et l’analogie de l’espace africain francophone sied bien à titre de comparaison. De fait, dans le « pré carré » de l’Afrique francophone, il s’est instauré entre pays de la zone et la France une relation sui generis entretenue par des conseillers aussi nébuleux que sulfureux, la spécificité des liens avec la France se fondant sur une personnalisation des relations, un manque de transparence et de contrôle démocratique dans tout le processus avec comme objectif d’accaparer les rentes de l’exploitation de matières premières et de l’aide au développement.
Il existe selon l’auteur une corrélation entre la multinationalisation ou la privatisation à outrance des économies locales et la situation de pénurie qui prévaut au sein des pays du bassin caribéen. Ainsi, les migrations qui en découlent sont les conséquences directes des politiques néolibérales exigées par les pays occidentaux (coupures dans l’éducation, la santé, etc.). À cet égard, il écrit : « Les migrants caribéens vers les métropoles du Nord comblent désormais les postes les plus ingrats du secteur de la santé et de l’éducation, apportent aux agricultures subventionnées la main-d’oeuvre nécessaire à leur survie en dépit d’avantages comparatifs défavorables, fournissent une armée de domestiques et, dans le cas particulièrement abject des États-Unis, de la chair à canon nécessaire à l’expansionnisme néolibéral… » (p. 133). Somme toute, Cruse conclut en restant lucide : « l’indépendance totale et l’autosuffisance complète semblent impossibles à accomplir dans l’économie mondialisée, et on peut légitimement se demander si elles sont souhaitables ». La solution pour un recentrage passerait alors, s’interroge-t-il, par l’abandon des politiques libérales qui renforcent la périphérisation et la réorientation des usines vers le marché local et les bénéfices locaux (p. 140).
Toutefois, l’auteur présente ce processus de mise à la périphérie comme une réalité linéaire et unidirectionnelle. Il ne fait pas état des résistances ou des instrumentalisations locales, à part une phrase laconique en fin d’ouvrage : « Partout, il y en a qui s’insurgent contre ce système. » (p. 137) À ce titre, il eut été souhaitable de développer davantage cette idée afin de rendre compte des interactions, voire des interdépendances à l’oeuvre ici. Au contraire, les pays du bassin caribéen y apparaissent comme des cibles cantonnées à une posture de passivité, mis à part le rôle d’intermédiaire des capitales locales dans la transaction inégale avec le centre de l’économie mondiale. Nonobstant cette remarque, Romain Cruse réalise une intéressante et très utile contribution pour la connaissance des dynamiques et des enjeux contemporains du bassin caribéen.