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La procréation assistée ou le recours aux technologies médicales de reproduction implique une collaboration entre la ou les personnes désirant devenir parent(s) (le[s] parent[s] d’intention) et le donneur (de sperme, d’ovule ou une mère porteuse). Peu importe que le processus reproductif soit médicalisé ou non, le recours à des personnes extérieures à la cellule familiale qui participent à la réalisation du projet[1] des parents d’intention exige une redéfinition légale des notions de « père », de « mère » et même de « famille » (Strathern, 1992 ; Franklin et Ragoné, 1998 ; Rapp et Ginsburg, 2001 ; Belleau, 2004 ; Tahon, 2006).

D’un point de vue légal, le recours à la procréation assistée a révélé l’inadéquation de certaines lois canadiennes sur la famille quand il est question de reconnaître de jure la formation de ces noyaux familiaux non traditionnels. Cet article se penchera sur cette dernière problématique en se demandant comment la famille issue de la procréation assistée est construite légalement au Canada et argumentera qu’en l’absence d’action législative claire, les tribunaux de première instance ont dû intervenir afin de tisser des solutions juridiques au statut de ces familles.

Quand il est question de procréation médicalement assistée (PMA), la sexualité et la reproduction s’avèrent dissociées l’une de l’autre, pour des raisons sociales autant que technologiques. Anciennement basés sur le mariage et la nature, les droits de filiation sont aujourd’hui redéfinis afin de rendre compte de cette séparation de plus en plus claire entre géniteur(s) et parent(s) ou de la faire oublier. La transformation des réalités familiales et l’utilisation des technologies de reproduction en évolution constante demandent une réflexion et une analyse créative des principes de filiation présentés dans les systèmes légaux. Or, au Canada, cette redéfinition s’effectue en grande partie de manière incrémentale par les jugements des tribunaux de première instance.

Au Canada, dès que l’établissement de la filiation n’est pas conclu par le simple chargement de l’acte de naissance tel qu’il est présenté aux nouveaux parents dans les heures qui suivent l’accouchement, les parents d’intention sont responsables de faire reconnaître leur lien à l’enfant en présentant une demande d’adoption par consentement spécial. Bien que les cours n’interviennent habituellement que lorsqu’elles y sont contraintes, dans les cas de filiation par procréation assistée leur intervention est presque systématique. L’absence de loi spécifique ou l’inadéquation entre des lois existantes et la construction des familles impose aux cours de répondre à la question qui reste en suspens : qui des personnes impliquées dans le projet parental sera reconnu légalement comme parent ? Par exemple, une décision peut simplement établir des liens de filiation de manière presque procédurale dans des cas où les parties en cause sont en accord sur les principes de filiation, ou elle peut aller jusqu’à accorder des pouvoirs de tutelle exclusifs à seulement un parent ou à un parent plutôt qu’à un autre dans des cas où il y a différend ou exception.

Au cours des dernières années, plusieurs pays se sont interrogés sur les droits de filiation dans les cas de recours à des techniques de procréation assistée. Quelques États ont tenté d’élargir leurs différentes lois sur la famille afin de reconnaître la multiplicité des configurations familiales, autant celles issues des technologies de reproduction que de la coparentalité. Les gouvernements ont toutefois conservé, en général, la structure traditionnelle biparentale de la filiation, malgré que ce modèle soit en constant requestionnement dans les sociétés occidentales[2].

Contrairement à certains pays comme la Grande-Bretagne[3] ou la Suisse[4], le Canada n’a pas établi d’emblée de relation entre les droits de filiation et les dispositions sur la procréation médicalement assistée. La Commission royale sur les nouvelles techniques de reproduction avait pourtant mis en lien ces deux questions dans son rapport publié en 1993. Toutefois, la loi qui en est découlée en 2004 n’a pas fait de même, laissant à la discrétion des provinces – qui détiennent les prérogatives sur la famille et la filiation – l’ajustement de leurs principes de filiation aux cas spécifiques qui allaient éventuellement résulter du recours à la procréation assistée. Outre la prérogative provinciale sur la famille, l’une des raisons principales de cette omission demeure le système mixte de droit qui subsiste au Canada et qui pourvoit des principes d’établissement et des règles juridiques de demande de filiation différents dans les provinces canadiennes.

De plus, comme cela sera détaillé plus loin, étant donné que l’établissement de la filiation dans les contextes non traditionnels est toujours porté vers les tribunaux dans les provinces canadiennes et que ces enjeux ne sont pas encore pris en considération par les parlements de manière exhaustive, une inadéquation entre la loi et ce qui s’articule à l’intérieur de la famille canadienne est de plus en plus flagrante. D’autant qu’un juge ontarien a lui-même récemment mis en lumière cette incohérence : « La Législature n’a pas pensé à cette possibilité, ce qui fait que plus de trente ans plus tard, l’écart dans la législation a été révélé. Il en résulte que la loi maintenant ne veille pas à l’intérêt de [l’enfant][5]. »

Chaque année, les cours sont mises au fait de cet écart entre la législation et les réalités sociales par l’entremise d’une quantité plus importante de cas qui leur sont soumis. Dans ce contexte, ils ont tendance à être pragmatiques et à reconnaître les limitations du texte de loi. Qu’il naisse dans un contexte monoparental, biparental, homoparental ou pluriparental, l’enfant issu de la procréation assistée verra sa filiation être « construite » ou même « inventée » légalement dans les jugements (Bureau, 2002 ; Roy, 2006 ; Campbell, 2007 ; Leckey, 2009a ; Leckey, 2009b ; Moore, 2009).

J’argumenterai donc ici que l’implication accrue de l’arène judiciaire dans le règlement (en cas de conflit) ou dans l’établissement de la filiation fait en sorte que les cours provinciales de première instance (re)construisent la filiation dans les provinces canadiennes et que ce rôle s’objective par la réinterprétation du principe d’intérêt supérieur de l’enfant. Les décisions et les nouvelles normes légales établies par les tribunaux dans leurs jugements sous-tendent une conception de la famille et des liens de filiation qui s’articule autour des justifications invoquées dans leurs décisions. Tandis que ces technologies ont théoriquement le potentiel de redéfinir qui peut devenir une mère ou un père et dans quelles circonstances, certaines situations familiales sont établies comme étant plus visibles, possibles et, conséquemment, plus désirables que d’autres par les jugements.

Afin de montrer dans quelle mesure les cours canadiennes de première instance sont devenues des organes de mise en oeuvre de la filiation dans les cas de procréation assistée, cet article mettra en lumière trois tendances canadiennes en matière de filiation que l’on retrouve dans les décisions des tribunaux. La première tendance privilégie l’exercice des fonctions parentales, c’est-à-dire la parentalité. Ces cas questionnent le désir et l’intention des parents de remplir leur rôle, la relation du parent demandeur à l’autre parent ainsi que son rapport à l’enfant, cela dans le but d’établir que la filiation est dans l’intérêt supérieur de l’enfant en cause. La deuxième tendance s’inscrit dans la logique du projet parental. Ces cas mettent en valeur les notions de consentement et d’entente au centre du jugement et établissent les conditions essentielles à l’intérêt de l’enfant à court et à long terme. Finalement, la troisième tendance se dégage du principe d’égalité. Force est de constater que le principe d’égalité dans ces décisions est considéré de toute évidence comme étant dans l’intérêt de l’enfant, que l’on parle d’égalité entre futurs parents autant que d’égalité entre enfants.

Procréation assistée et filiation au Canada

La période entre 2000 et 2010 a été très dense en changements sociaux et législatifs au Canada. Au pays, les systèmes de filiation sont établis par les provinces et, bien que les pratiques associées à la procréation médicalement assistée soient encadrées en partie par l’État fédéral, la corrélation entre la filiation et la procréation assistée n’a pas encore été établie par toutes les juridictions. Il ressort même que la législation en matière de filiation par procréation assistée est souvent inadéquate et laisse un flou juridique autour de l’enfant né de telles pratiques. Ce flou est créé d’une part par la dislocation entre la loi fédérale sur la procréation assistée et les lois provinciales sur la filiation et d’autre part par le manque d’adéquation de ces dernières avec la réalité des familles issues de la procréation assistée.

La grande diversité des configurations familiales rendues possibles autant par la technologie que par la remise en question du modèle de la famille nucléaire fait en sorte que la définition d’approches légales rigides en matière de droit de la famille reste difficile, voire impossible à établir. D’un point de vue institutionnel, le partage des compétences entre le fédéral et le provincial en matière de procréation assistée, le patchwork législatif qui persiste au niveau provincial, ainsi que l’administration de la filiation au Canada nous permettent certes de mettre en contexte les décisions des tribunaux dans les différentes provinces canadiennes, mais aussi de justifier l’argument proposant qu’en l’absence d’une structure législative répondant aux besoins de ces familles, celles-ci sont alors construites légalement par les tribunaux de première instance.

La loi fédérale dans sa forme actuelle interdit la rétribution des mères porteuses, défend la commercialisation des gamètes, impose le consentement des donneurs et exige que ceux-ci soient majeurs[6]. L’anonymat du donneur est maintenu de facto malgré l’absence de loi ou d’article de loi sur le sujet ; les sections[7] faisant référence à ce principe ne sont plus en vigueur depuis décembre 2010. Le maintien de cet ancien principe, autrefois inclus dans la loi fédérale, tient aujourd’hui essentiellement dans la pratique des médecins.

En 2004, dès l’adoption de la Loi sur la procréation assistée dans sa forme originale, le gouvernement du Québec a demandé à la Cour d’appel de revoir la loi fédérale afin de déterminer si elle outrepassait les prérogatives provinciales en matière de santé[8]. La Cour d’appel[9] a appuyé l’argument de la province considérant que la loi excédait ses prérogatives, ce qui a entraîné une demande d’appel à la Cour suprême par le gouvernement fédéral. La Saskatchewan, le Nouveau-Brunswick et l’Alberta ont soutenu la cause du Québec en tant qu’intervenants devant la plus haute cour du pays. La Cour suprême a donné raison au Québec en partie, déclarant que seulement quelques dispositions[10] chevauchaient les pouvoirs provinciaux sur la santé tel que l’avait déclaré avant elle la Cour d’appel du Québec, mais que d’autres articles de la loi restaient applicables et, donc, constitutionnels.

Selon plusieurs observateurs, ce recours aux tribunaux par la province de Québec et la longueur des procédures judiciaires a contribué au flou entourant la pratique de la PMA au Canada, entre autres parce qu’il a ralenti énormément la mise en oeuvre de la loi et de ses principes, stoppé presque toute tentative de réglementation au niveau fédéral et limité passablement la marge de manoeuvre des provinces en cette matière. Dans ce contexte, les cliniques ont dû faire preuve d’autorégulation et ont établi elles-mêmes les personnes à traiter et la manière de le faire. En conséquence, la pratique de la PMA a installé des habitudes qui rendent difficiles certains changements législatifs relatifs à la filiation des enfants nés de telles pratiques. Par exemple, l’utilisation de dons de sperme provenant de donneurs anonymes rend très ardue l’ouverture vers la reconnaissance d’un droit de connaître ses origines pour les enfants nés de la PMA. Comme nous le verrons plus en détail plus loin, au Québec et dans d’autres provinces, l’exclusion du donneur dans l’établissement de la filiation tend à renforcer le principe d’anonymat du donneur et à maintenir la prédominance du cadrage médical même quand il est question de filiation.

La loi fédérale sur la procréation assistée n’est pas la seule à avoir eu un effet sur la gestion de la procréation assistée et sur la filiation des enfants qui en sont issus. Lors de leur longue croisade pour acquérir le droit à l’égalité, les couples de même sexe ont élargi leur discours sur le mariage pour faire valoir leur désir de former des familles reconnues au même titre que leur union. Avec la reconnaissance par l’État canadien des couples de même sexe en 2005, une ouverture générale s’est développée envers ces nouveaux noyaux familiaux qui, en plus de s’accroître en nombre, sont devenus socialement plus visibles que jamais. Fréquemment nommé le gayby boom ou le lesbian baby boom (Weston, 1991 ; Lewin, 1993 ; Benkov, 1994), ce phénomène s’est accentué avec l’accès facilité aux banques de sperme, aux procédures d’insémination artificielle et aux pratiques associées offertes par les cliniques de fertilité.

Cependant, même si les questions médicales et conjugales légiférées par le fédéral ont contribué au phénomène, elles ne sont pas les seules à influencer l’accès aux traitements de procréation assistée et à la filiation des enfants qui en sont nés. Au niveau provincial, des dispositions autant spécifiques que génériques[11] sur la filiation s’entrecroisent pour créer le patchwork législatif qui cause en partie le flou juridique à la base de l’intervention des cours de première instance.

En 2002, parallèlement à l’établissement de l’union civile pour les couples de même sexe, « dans un souci d’égalité des personnes homosexuelles et sous le couvert de l’intérêt de l’enfant », le Québec a décidé de reconnaître « l’existence juridique de la parenté homosexuelle » (Pratte, 2003 : 543). Ces changements ont également ouvert la porte à la monoparentalité choisie, étant donné que le père biologique peut être complètement éliminé du système de filiation (Noreau, 2002 : 145-148). Dans ce contexte, les nouvelles normes sur la filiation par procréation assistée aident les couples lesbiens et les mères célibataires à faire valoir leurs droits comme parents (Phillips-Nootens, 2005). Le Québec est devenu un précurseur au Canada en institutionnalisant ces principes dans les articles 538 à 542 du Code civil.

Le Québec n’est pas la seule province à avoir légiféré en matière de filiation par procréation assistée ; l’Alberta[12], le Manitoba, le Yukon et Terre-Neuve se sont aussi pourvus de statuts spécifiques à la PMA. Bien qu’elle l’ait fait dans le but d’aider les couples de sexe opposé à créer la filiation avec leurs enfants nés de la PMA (Leckey, 2009b : 66), l’Alberta est la seule autre province à avoir adopté un règlement stipulant que les accords de gestation pour autrui sont nuls de nullité absolue, exactement comme au Québec avec l’article 541 du Code civil. Le Manitoba reconnaît le droit au deuxième parent du même sexe de s’inscrire sur l’acte de naissance de l’enfant depuis 2008[13]. Le Yukon[14] et Terre-Neuve[15] ont aussi établi des sections spécifiques à l’insémination artificielle dans leur loi, mais celle-ci ne fait que valider que l’homme qui est marié ou en relation de fait avec la femme inséminée devient le père de l’enfant, privilégiant une version binaire hétérosexuelle de la famille et confirmant le principe de présomption de paternité dans les cas d’insémination.

En plus des quelques provinces ayant adopté des législations spécifiques à la reconnaissance des conjoints de même sexe dans la filiation des enfants, plusieurs principes de filiation ont été établis par la jurisprudence dans le reste du Canada. En ce qui a trait à la reconnaissance du deuxième parent de même sexe par exemple, l’Ontario, le Nouveau-Brunswick et Colombie-Britannique[16] ont établi le droit de la co-mère d’être inscrite sur l’acte de naissance, même si cela n’a pas encore mené à un changement législatif. Nous verrons que les tribunaux ont établi des droits pour les enfants nés de la PMA, structuré le recours à une mère porteuse autant dans les provinces où la législation est inexistante qu’au Québec et en Alberta, et ouvert les structures familiales à la pluriparentalité au niveau légal. Nous démontrerons que les tribunaux provinciaux arrivent à des conclusions similaires malgré les disparités dans leurs lois sur la famille en basant leurs jugements sur des principes qui se trouvent dans chacune des lois des provinces, en particulier le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant. En réinterprétant la loi non pas selon le regard strict que le droit porte sur la famille, mais plutôt en plaçant l’enfant et donc son intérêt au centre du jugement, les cours tissent des liens entre parents d’intention et enfants nés de la procréation assistée. Conséquemment, malgré ces variations dans le droit provincial de la famille, il est possible d’observer trois tendances communes au Canada qui se fondent toutes sur des principes de droit partagés par les provinces.

L’arène judiciaire comme milieu producteur de sens

En se basant sur une analyse des décisions judiciaires, ma démarche réinterroge certaines conceptions de la famille et de la parentalité sur lesquelles repose le discours juridique lorsqu’il est question de créer la filiation des enfants issus de la procréation assistée. Or, le but de cet article n’est pas de comprendre le comportement des juges ou les raisons de leur décision, mais plutôt de saisir le sens qu’ils donnent à des nouvelles normes sociales suivant la réinterprétation de principes de droit existants. Ainsi, l’intérêt de se tourner vers les tribunaux dans l’optique de déterminer les tendances canadiennes en matière de filiation réside dans l’identification des principes légaux établis et diffusés dans les différentes décisions. La manière dont les tribunaux décrivent la filiation et justifient leurs jugements met en lumière une organisation de la famille qui s’articule autant dans le droit que dans la société.

De fait, étant donné que les cas de filiation qui nous intéressent produisent peu de controverses à l’intérieur et à l’extérieur de l’arène judiciaire, qu’ils concernent un nombre très restreint d’individus et qu’ils ont rarement lieu dans un climat de litige, ils présentent une nouvelle facette de la judiciarisation des politiques. Cet article tentera donc de démontrer comment la prise de décision incrémentale au niveau des cours d’instances inférieures est tout aussi, sinon plus importante dans certains contextes que lorsque la Cour suprême intervient dans un domaine de politique.

L’étude des cours et de leurs effets sur les processus politiques est grandement dominée par les analyses portant sur le rôle des tribunaux d’appel, y compris les cours suprêmes. Cette littérature met l’accent principalement sur le transfert de pouvoir qui s’exerce des arènes législatives et exécutives vers les tribunaux (Horowitz, 1977 ; Epp, 1998 ; Morton et Knopff, 2000 ; Hirschl, 2004 ; Smith, 2005 ; Rosenberg, 2008). Au Canada plus spécifiquement, les auteurs se sont concentrés sur l’effet de la Charte des droits et libertés, sur l’accroissement du pouvoir judiciaire et sur la mobilisation en termes de droit qui s’en est suivie (Manfredi, 2001 ; Smith, 2002 ; Kelly, 2005). Ces auteurs proposent que la structure d’opportunité se soit ouverte à un nouveau type d’activisme à l’époque de l’enchâssement de la Charte et ait produit une judiciarisation générale du processus politique. Les tribunaux de première instance sont donc très peu considérés par ces études qui les voient comme ayant un potentiel de changement politique moins important.

Les effets de rétroaction ne sont pas limités aux cours supérieures (d’appel et suprême). Celles-ci ont vraisemblablement le pouvoir d’établir des précédents et d’appliquer plus largement des principes de droit. Toutefois, les effets des tribunaux sur le politique peuvent aussi être observés au niveau des cours de première instance. Si l’on considère l’influence de ces jugements sur la mise en oeuvre des politiques publiques, il est d’autant plus aisé de voir leur influence directe sur le statut légal d’une famille. Bien que l’accent mis sur l’implication des cours d’appel dans les débats politiques existe et persiste à dominer dans la littérature, quelques études ont invoqué l’intérêt de se tourner vers les cours de première instance (Songer et al., 1994) ou les cours administratives (de Galembert, 2007), elles aussi porteuses d’un message politique et social. Dans les décisions portant sur la procréation assistée au Canada, ces tribunaux nous incitent à comprendre ce message selon deux niveaux, soit l’articulation de tendances juridiques au niveau provincial ou même national, ainsi que la mise en oeuvre de ces principes dans les jugements qui ont une incidence directe sur les membres d’un noyau familial.

L’approche sociolégale interprétative à laquelle j’adhérerai étudie le droit basé sur un contexte sociohistorique plus large. Suivant Michael W. McCann (1998 : 322), le droit peut être envisagé comme norme, discours, pratique ou convention. Cette approche constitutive du droit poussera la réflexion sur le droit en action comme droit associé à la société et à son évolution, allant à contresens parfois des dictats législatifs, mais participant à l’évolution constante de la loi dans une perspective de concordance avec la société qu’elle encadre. Dans ce contexte d’inadéquation entre les lois canadiennes et les situations familiales issues de la procréation assistée, les tribunaux se sont imposés comme organe de mise en oeuvre des droits de filiation. Le discours juridique fonctionne alors comme un instrument de légitimation des valeurs sociales liées à la famille et à la filiation, du fait de leur reconnaissance de ces « nouvelles » familles par le droit invoqué et construit dans les jugements.

Cette approche considère le droit comme une force pouvant potentiellement avoir de l’influence, bien que cette influence soit variable selon les milieux, les époques et les domaines de politique. Il sera possible de focaliser sur la manière dont les conceptions, les conventions et les assomptions quotidiennes générales structurent les pratiques et les réflexions légales (Sarat et Kearns, 1993 : 10 ; McCann, 1998 : 325). Du coup, les plaignants apportent dans l’arène judiciaire leur propre vision de la problématique et de ce que devrait être la solution apportée par la cour. Les tribunaux deviennent donc un centre de prise de décisions où toutes ces facettes autant légales que sociales sont triées et mises en valeur. Ainsi, les tribunaux peuvent être compris comme un espace où les juges, par leurs décisions, contribuent à valider, à faire évoluer, à épuiser ou à créer des images spécifiques d’un problème politique (Galanter, 1983). En d’autres mots, les tribunaux interprètent la réalité et construisent simultanément la famille en légitimant certaines formes de relations aux dépens d’autres.

Tel que l’exprime Claire de Galembert (2007 : 115), « l’autorité prêtée à une juridiction ne peut être de surcroît comprise que dans ses relations avec d’autres foyers du droit ». Cela demande de situer l’arène judiciaire, précisément les cours de première instance, dans le contexte général de l’établissement de la filiation au Canada. Tel que nous l’avons montré plus tôt, l’absence de prise en charge des questions de filiation par les autres pouvoirs étatiques ainsi que l’administration traditionnelle de la filiation par l’arène judiciaire octroient un pouvoir d’action publique aux tribunaux provinciaux de première instance. Ce contexte permet donc de comprendre plus justement pourquoi les tribunaux sont devenus, à l’instar de ce que la littérature montrait jusqu’ici (Rosenberg, 2008 : 16), législateur et administrateur, dans la mesure où, faisant d’une pierre deux coups, ils (re)construisent la filiation et assurent sa validité institutionnelle par leurs jugements.

C’est pourquoi l’étude des décisions répertoriées fait partie intégrante d’une recherche plus large sur les questions de filiation issues de la procréation assistée qui comporte une recherche détaillée des lois et de la mobilisation politique au Canada. Celle-ci, réalisée dans le cadre d’un travail de thèse, permet de mettre en lien les conclusions décelées dans les décisions judiciaires avec des observations effectuées dans un contexte de politique plus large. Les jugements sont compris comme des productions de sens où « les connaissances spécifiques, les logiques symboliques et les conventions discursives sont développées et exprimées à travers la pratique légale » (McCann, 1999 : 78).

Pour y arriver, l’analyse des trois tendances en matière de filiation est basée sur une analyse documentaire, une revue de littérature et une analyse qualitative systématique de toutes les décisions identifiées dans les bases de données juridiques Canlii et Lexis-Nexis. Afin d’analyser le matériel, une liste de narratifs spécifiques à cet enjeu de politique a été établie. Celle-ci se décline en une liste de mots clés qui ont servi de canevas pour interpréter les processus politiques et les décisions[17]. Les données recueillies se résument à 55 décisions qui peuvent être regroupées en 42 cas. La Cour suprême n’est jamais intervenue et les cours d’appel, trois fois seulement. Les tableaux 1 et 2 illustrent les données recueillies au 1er juillet 2011.

Tableau 1

Répartition des décisions par type de cas[19]

Répartition des décisions par type de cas19
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La décision de la Cour suprême de Colombie-Britannique a été portée en appel par la province au mois de juin 2011. Cette décision n’ayant pas été rendue au moment de mettre sous presse, elle n’est donc pas incluse.

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Tableau 2

Répartition des décisions par province

Répartition des décisions par province

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Nous verrons ainsi que l’idée 1) de parentalité  – intégrant les principes de désir, d’intention et d’investissement au quotidien, 2) de projet parental  – intégrant les principes de consentement et d’entente, et 3) d’égalité – entre les parents et entre les enfants, transcendent les frontières provinciales et se retrouvent dans une majorité de jugements portant sur la filiation par procréation assistée partout au Canada. Ces tendances permettent de soutenir l’établissement de la filiation dans des contextes où les tensions entre le droit des enfants, des parents d’intention et des donneurs/mères porteuses sont souvent mises en lumière par le recours à la procréation assistée[18].

Dans ce contexte, le principe d’intérêt supérieur de l’enfant devient central dans toutes les décisions touchant à la filiation des enfants nés de la procréation assistée, car il est articulé différemment selon les histoires de vie de ces familles. Dans certains cas, la mise en priorité de l’intérêt de l’enfant tel qu’assuré par les liens familiaux est effectuée aux dépens même des liens biologiques[20]. De l’intérêt a priori de l’enfant, on passe par la reconnaissance de l’intérêt a posteriori de l’enfant[21]. Ainsi, le contexte de sa naissance et de son début de vie sera extrêmement important pour définir quels liens légaux doivent être établis pour construire sa filiation. Entre autres, on se souciera davantage de qui prend soin de l’enfant, qui fait figure de mère, quel genre de climat d’entente a mené à la naissance de l’enfant, etc. Pour faciliter leurs décisions, les tribunaux en recherche d’ancrage juridique trouvent en l’intérêt supérieur de l’enfant une logique qui leur permet de valoriser l’intention du parent, son rôle au quotidien et sa permanence dans la vie de l’enfant sans pour autant, en raison des situations exceptionnelles auxquelles ils font face, être soumis à une règle commune qui les limiterait dans leur jugement. On constate en analysant les décisions plus en détail que l’intérêt de l’enfant est établi à partir d’autres principes qui peuvent être testés de fait en se renseignant sur les histoires de vie des parties en cause. Ces principes constituent les trois tendances mises en lumière par cet article ; ils nous permettent de saisir quel genre de famille est (re)construite par les cours canadiennes de première instance à travers leurs jugements de filiation.

La parentalité : désir, intention et investissement au quotidien

Les tribunaux sont férocement attachés aux liens de sang, car c’est une manière claire d’établir la filiation, une évidence incontestable d’un lien entre un adulte et un enfant. Cependant, la procréation assistée annule l’adéquation entre le rôle social d’un parent et son rapport biologique à l’enfant (Iacub, 2002 : 212-213). Les tribunaux canadiens tentent tout de même d’imiter le plus possible la nature quand vient le temps de construire juridiquement la filiation de l’enfant (Campbell, 2007). Les présomptions de parenté offertes au conjoint de la mère ou du père deviennent les bases les plus solides pour créer une filiation non justifiable par le sang. Cette présomption n’est pourtant pas un remède à tous les cas, car le recours à la procréation assistée soutient de manière tangible ce que certains appellent la dislocation entre le projet conjugal et le projet parental (Belleau, 2004 : 13). Devenir parent est maintenant un choix personnel basé uniquement sur la volonté de devenir parent, qui ne requiert plus une relation conjugale stable. Comme si, à cause de la fragilité des relations conjugales, « la filiation génétique constituait en soi une sorte de garantie » (Gavarini, 1985 : 495) pour le tribunal. Conséquemment, en l’absence ou l’insuffisance de ces deux dispositions, les tribunaux mettent en valeur l’importance de soutenir l’enfant et de lui offrir un environnement adéquat pour son épanouissement afin d’assurer une filiation dans l’intérêt de l’enfant.

De plus, dans les cas où, dans les procédures d’adoption spéciale, l’exclusion d’un parent n’est pas possible, l’établissement de la filiation s’effectue dans un contexte de divulgation totale (Boyd, 2007). C’est-à-dire que la construction de la filiation devient possible en positionnant chaque parent par rapport à l’enfant, en les situant dans leur contexte : de la planification de la naissance au soutien quotidien de l’enfant. Ainsi, les principes de désir et d’intention restent les assises les plus courantes pour régler ces cas de filiation.

Dans un contexte législatif où le donneur est anonyme et où l’apport génétique n’est pas considéré d’office comme une participation au projet parental, les cours semblent vouloir déterminer le rôle de chaque acteur afin d’exclure dans une large mesure le « donneur », comme s’il n’avait pas eu à collaborer à la procréation. Comme l’a observé Susan Pelka dans un autre contexte, « les [couples] qui utilisaient le sperme d’un donneur anonyme se faisaient un point d’honneur de souligner qu’ils utilisaient le ‘sperme d’un donneur’ plutôt qu’un ‘donneur de sperme’ » (2009 : 88). Cette manière de dépersonnaliser le donneur et d’instrumentaliser le sperme aide les couples de lesbiennes à revendiquer leur totale indépendance face au modèle patriarcal de la famille tout en reproduisant un modèle biparental. De fait, les tribunaux semblent compatir à cette manière de construire la famille[22] dans la mesure où le donneur n’a ni le désir ni l’intention préalable de s’impliquer dans la vie de son enfant. Les parents sont considérés légalement autonomes les uns par rapport aux autres et ils ont, a priori, des droits égaux sur l’enfant. Ainsi, les cours désarticulent les liens entre les acteurs du projet parental afin de mettre en valeur leur relation individuelle avec l’enfant. L’engagement au quotidien du parent envers l’enfant prend une place plus déterminante que jamais. Les juges expliquent leurs décisions en illustrant leurs propos par des récits portant sur l’implication des personnes qu’ils désigneront comme parents, tout en évacuant totalement le rôle du donneur. Dans ce cas, il devient possible d’intégrer un deuxième parent. En présentant cette deuxième personne comme un parent s’étant impliqué autant dans la planification de la naissance et dans la grossesse que dans les premières heures de l’enfant, la cour énonce clairement qu’il est dans l’intérêt de l’enfant que soit maintenu un lien de filiation entre l’enfant et le parent en question.

Lorsque l’exclusion du donneur n’est pas une option et que les cas sortent un tant soit peu du cadre biparental, les tribunaux effectuent la même désarticulation et donnent une chance aux parents d’intégrer leur relation à l’enfant dans un argument légal typique. Dans ces circonstances, les cours changent l’axe de la décision pour la détourner vers les parents, leur désir d’avoir un enfant et leur intention (Pratte, 2003 : 548). Dans de tels cas, les parents peuvent ancrer juridiquement des arguments qui autrement auraient eu un statut anecdotique, permettant ainsi à la cour de déterminer dans quelle mesure chaque partenaire avait le désir de devenir parent et l’intention de s’impliquer dans la vie et le bien-être de son enfant. C’est avec ces informations factuelles que la cour peut illustrer l’apport d’un argument légal à la décision et émettre un jugement sur les bases exceptionnelles d’un cas, limitant ainsi sa portée jurisprudentielle.

La cause L.C. v. S.G.[23] traitant la filiation d’un enfant né d’une collaboration entre un donneur de sperme et un couple de lesbiennes a révélé l’imprécision des règles québécoises sur la procréation assistée lorsqu’il est difficile d’exclure le donneur. L’enfant en question a été enregistré sur l’acte de naissance comme ayant deux mères : la femme qui a donné naissance et sa partenaire avec qui elle était mariée. L’acte de naissance a toutefois été contesté par le père biologique qui voulait y trouver le reflet de sa paternité. Il fallait alors démontrer devant la cour ce que les parties avaient convenu avec l’homme avant la procédure d’insémination : soit qu’il n’était qu’un « donneur de sperme » externe au projet parental, soit qu’il avait contribué en aspirant à devenir un « père ». Alors que la preuve concernant le projet parental a été mise en doute, la cour a accordé l’accès intérimaire au donneur de sperme, notant particulièrement les contacts réguliers que lui et sa famille avaient eus avec l’enfant. Dans ces circonstances, le donneur n’a pas pu être exclu totalement de la vie de l’enfant et encore moins de la planification de la naissance, puisqu’il avait assisté à presque tous les rendez-vous préalables à l’insémination à la clinique de fertilité. Son désir d’être impliqué et son intention de remplir les conditions d’accès ont considérablement pesé dans la balance et ont incité la cour supérieure à établir non pas la filiation, mais du moins un droit d’accès considéré comme étant dans l’intérêt de l’enfant.

La cause A.A. v. B.B.[24] en Ontario est un autre exemple où le donneur ne pouvait pas être exclu. Dans ce cas, un couple de lesbiennes, A et C, a décidé d’avoir un enfant avec l’aide d’un ami (B). Le couple et le donneur ont discuté longuement avant l’insémination et ont convenu que C serait la mère biologique. Ils ont aussi convenu qu’il était dans le meilleur intérêt de leur futur enfant de connaître son père biologique et pour le père de jouer un rôle actif dans la vie de l’enfant. Tous les trois ont précisé dans leur arrangement qu’A et C auraient la garde complète et prendraient les décisions pour l’enfant, mais que B jouerait aussi un rôle actif dans son éducation. Après la naissance de l’enfant, B l’a visité deux fois par semaine et a participé aux activités familiales. Afin de faire reconnaître légalement le rôle du père biologique, les trois parties ont déposé un recours pour inclure le troisième parent sur l’acte de naissance de l’enfant sans que l’un ou l’autre des trois parents ne soit exclu.

Le pouvoir discrétionnaire en vertu du parens patriae, évoqué dans le jugement, permet aux cours de prendre une décision dans le but de protéger l’intérêt d’un enfant. Ce pouvoir associe clairement les principes de désir et d’intention sous le couvert général de l’intérêt de l’enfant (Laviolette, 2007). Dans la décision A.A. v. B.B., la Cour d’appel, en plus de reconnaître le changement dans les facteurs sociaux et scientifiques qui sont mis en valeur par le cas, a aussi clarifié que les cours doivent considérer le meilleur intérêt de l’enfant en tentant de combler des écarts législatifs, et ce, en justifiant leur décision grâce au parens patriae. La Cour d’appel a constaté que l’enfant prospérait dans une famille pluriparentale fonctionnelle et harmonieuse et qu’il était dans son intérêt que ses trois parents soient reconnus légalement comme tel.

Bref, les tribunaux qui seraient, en temps normal, plus prompts à établir la filiation en se basant soit sur les liens de sang, soit sur les liens conjugaux, doivent faire appel à d’autres outils juridiques pour justifier leur décision. La première étape est souvent d’exclure le donneur en démontrant l’absence de désir et d’intention de parentalité de sa part. Lorsque cela est impossible, le recours à la procréation assistée demande aux cours d’adopter une pratique de divulgation par laquelle le contexte quotidien de l’enfant et la planification de sa naissance sont présentés en preuve. Dans ce contexte, ils doivent évaluer le désir d’enfant de chaque parent ainsi que leur intention de soutenir cet enfant à chacune des étapes de sa conception et de sa vie et, ainsi, s’assurer que la décision finale sera prise dans l’intérêt à long terme de l’enfant. Plusieurs cas, dont ceux mentionnés ici, nous informent sur l’ouverture que les tribunaux démontrent par rapport à la construction de nouvelles formes de famille telles que la pluriparentalité (par l’accès à l’enfant ou la filiation), même si les lois ne sont pas nécessairement en adéquation avec ces situations familiales particulières. Or, dans chacun des cas étudiés, les cours établissent que le désir d’enfant, l’intention du parent de jouer un rôle parental particulier et l’investissement de ce parent depuis la naissance de l’enfant sont considérés être gages que la filiation est dans l’intérêt à long terme de l’enfant.

Le projet parental : consentement et entente

Dans le contexte de la procréation assistée, l’intérêt supérieur de l’enfant est souvent préétabli par le consentement aux traitements ou le rapport non antagonique qui existe entre les parties participant au projet parental. Les cas les plus parlants sur cette tendance sont ceux qui abordent la maternité de substitution. Au Canada, le recours à une mère porteuse est assez courant et est effectué dans la grande majorité des cas dans un climat d’entente, où les parties prenantes sont en accord avec les principes légaux associés à la naissance de l’enfant. Maintenant devant un plus grand nombre de cas, et ceux-ci étant de plus en plus complexes à déconstruire, les juges mentionnent l’importance pour les parents d’être conscients, lorsqu’impliqués dans de tels accords, de toutes les dispositions et procédures légales qui y sont liées[25].

Les cours ont tendance à considérer la procréation assistée comme une extension possible des choix reproductifs, ceux-ci offrant une alternative viable à l’adoption (Blankenship et al., 1993). Dans un souci de justice reproductive, les tribunaux tentent le plus possible d’encourager ces pratiques pour autant que les valeurs canadiennes soient respectées. Dès lors, les cours ont eu tendance, devant des cas de maternité de substitution, à reconnaître les parents intentionnels (soit le couple qui a contracté la mère porteuse) comme les parents de l’enfant, dans l’éventualité où les parents d’intention et la mère porteuse sont en accord avec le plan de filiation. Le tribunal est enclin à considérer que l’entente entre les parents sociaux et biologiques entraîne des retombées positives pour l’enfant. Même au Québec et en Alberta où ces arrangements mis par écrit sont nuls de nullité absolue et dans un contexte canadien où la rémunération des mères porteuses est prohibée, on observe une grande ouverture à reconnaître que l’accord entre les parties prenantes ne peut être que dans l’intérêt de l’enfant[26].

Cela démontre que même si les tribunaux se soucient des dangers de la commercialisation du corps de la mère porteuse, la priorité reste de combler les besoins de l’enfant qui est né. Dans cette perspective, les juges portent leur regard sur le consensus reproductif[27] afin de déterminer la filiation de l’enfant. Ce consensus reproductif est garant à la fois de l’intérêt de l’enfant a posteriori et de l’« éthique » de la procédure, sans la contrainte d’entrer dans une logique juridique de contrat qui serait à l’encontre tant de la loi fédérale que de certaines lois provinciales.

De plus, une rhétorique d’entente préalable à la naissance tend à être utilisée dans les cas qui exigent une analyse du statut, des droits et obligations du donneur de gamètes et des destinataires (Boyd, 2007). Par exemple, dans l’affaire Zegota[28], la cour a reproduit en détail la terminologie de l’accord de consentement signé par un couple avant qu’ait lieu l’insémination artificielle, stipulant que les parents d’intention acceptaient les responsabilités parentales de l’enfant à naître. Les documents qui avaient été signés avant la naissance de l’enfant sont devenus cruciaux pour la cour dans la décision établissant que la mère génétique de l’enfant et son conjoint étaient bel et bien les parents de l’enfant en cause.

En Colombie-Britannique, le cas B.A.N. v. J.H.[29] met en lumière le même type d’entente. Un mari et une femme ont demandé une déclaration de filiation pour des jumeaux qui ont été conçus par fécondation in vitro, utilisant le sperme du mari et les ovules d’une donneuse. Les embryons ont été implantés en clinique à une mère porteuse. La donneuse d’ovules ainsi que la mère porteuse ont produit des déclarations affirmant leur consentement à ce que les parents d’intention deviennent les seuls parents légaux des enfants. Les attestations fournies par les parents, la donneuse et la mère porteuse ont satisfait les exigences de la Vital Statistics Agency, ce qui a permis la création de la filiation par le tribunal. La cour a néanmoins conclu qu’« il y a consentement universel parmi les parents d’intention, la donneuse d’ovule, la mère porteuse et la [Vital Statistic Act]. Si n’importe laquelle de ces parties n’avait pas consenti quant à la substance ou à la procédure, le résultat aurait pu être différent »[30], démontrant par le fait même l’importance de la bonne entente entre les parties pour les cours.

On peut facilement voir ce genre de situation se renverser dans le cas où l’accord n’est pas respecté et où l’entente entre les parties ne tient plus après la naissance. Un exemple de ce genre de situation s’est produit en Ontario dans un différend entre un couple de lesbiennes et un donneur de sperme. Dans le cas M.A.C. v. M.K., le couple a demandé un ordre d’adoption à la cour sans le consentement du père biologique de l’enfant. La mère biologique et le père biologique avaient tous deux accès à l’enfant conçu par don de sperme. Après la naissance de l’enfant, les parties se sont mises d’accord en ce qui a trait à la garde, à l’accès et au soutien financier de l’enfant. Une clause dans l’arrangement portait sur l’adoption et indiquait que si la cour ne consentait pas à l’adoption de l’enfant par la mère d’intention (la conjointe de la mère biologique) sans obliger le père (M.K.) à renoncer à ses droits, il se plierait à la Child and Family Services Act et consentirait à l’adoption. Le père a finalement refusé de consentir à l’adoption. La cour a indiqué que l’accord, bien qu’il soit considéré comme un contrat domestique, n’engageait pas la cour à la procédure d’adoption. Par la suite, la cour a rejeté l’argument du couple selon lequel la clause du contrat constituait un consentement à l’adoption et un accord exécutoire à la procédure. La cour a alors examiné la question d’intention du père biologique et du couple et a constaté que les termes de l’accord indiquaient clairement que, bien que M.K. ne serait pas un parent ayant un droit de garde complet, c’était dans l’intention des parties qu’il joue un vrai rôle parental. « Quand elles [le couple] ont décidé d’avoir un enfant, elles avaient pleinement compris que, bien qu’un donneur de sperme soit une nécessité biologique, un donneur de sperme connu ne l’était pas[31]. »

En somme, il semble que bien que la structure contractuelle ne soit pas reconnue lorsqu’il est question de procréation assistée, les tribunaux ne peuvent ignorer totalement ni les accords établis avant la naissance de l’enfant entre les parties collaborant au projet parental ni le climat d’entente (ou non) qui persiste entre les parties après la naissance. D’une part, le climat d’entente simplifie la décision des cours qui sont plus facilement aptes à déclarer la filiation comme étant dans l’intérêt à la fois de l’enfant et de toutes les parties ayant collaboré au projet parental. D’autre part, un climat de désaccord pousse les cours à retourner en arrière afin de déterminer l’intention des parties avant la naissance. On pourrait penser que l’intention des parties est d’autant plus facile à établir hors de tout doute lorsqu’un accord a été signé avant la naissance. Or, nous voyons dans l’analyse des cas que, étant donné que ces accords écrits ont un caractère non exécutoire, ils ont tendance à l’être encore moins lorsque les parties ne s’entendent pas. Les tribunaux vont donc reconstruire l’histoire de vie de cet enfant, de la planification de sa naissance à sa petite enfance, dans le but de constater, comme nous l’avons expliqué plus haut, dans quelle mesure chaque parent a une relation de parentalité réelle avec l’enfant. Bref, le consentement et la bonne entente entre les parents d’intention et le donneur ou la mère porteuse rendent l’arrangement familial plus clair et donc beaucoup plus avantageux pour l’enfant. L’absence de litige et le consensus parental aident donc le juge à établir quelle filiation s’inscrirait dans l’intérêt de l’enfant en cause.

L’égalité : entre enfants et entre parents

Les principes de désir, de consentement et d’intention évoluent en tant que tendances légales observées dans d’autres pays ayant une tradition de common law (Jackson, 2006) ainsi que par des juristes canadiens (Roy, 2005 ; Boyd, 2007 ; Cameron, 2008 ; Leckey, 2009a ; Leckey, 2009b). Toutefois, à ces principes, les juges canadiens intègrent celui d’égalité. Les tribunaux sont disposés à se soumettre à des principes directeurs inclus dans la Constitution ou dans les dispositions éthiques des règlements fédéraux en matière de procréation assistée. Dans ce cas-là, les tribunaux réévaluent leur interprétation de la loi afin de rendre compte de principes plus larges attachés aux institutions nationales et aux prédispositions fédérales sur la procréation assistée. La Charte des droits et libertés n’est pas étrangère à ce phénomène étant donné que les sections 1, 7 et 15 prévoient l’égalité entre les citoyens canadiens et leur accès aux services médicaux. En conséquence, dans le contexte fédéral, on peut penser à deux cas de figure qui ont, d’une manière ou d’une autre, incité les tribunaux de première instance à cadrer leurs décisions dans des termes d’égalité : lorsque le cas implique des parents de différentes orientations sexuelles (égalité entre parents) ou si cela crée un écart possible entre les enfants issus de la procréation assistée par rapport aux autres enfants (égalités entre enfants).

Il a été établi que même si les femmes seules et les mères lesbiennes ont eu accès aux traitements de procréation assistée à la suite des débats sur les unions civiles et le mariage entre conjoints de même sexe dans les provinces et au niveau fédéral, les gouvernants ont démontré bien peu de volonté d’octroyer à un homme la responsabilité et les droits de filiation, qu’il soit seul ou avec un partenaire du même sexe. Les hommes sont tout simplement absents des narratifs légaux (Moore, 2002 ; Campbell, 2007) et certaines études vont même jusqu’à dire que l’infertilité masculine serait considérée comme étant moins problématique ou moins méritante que l’infertilité féminine. Même au Québec où le Code civil reconnaît explicitement que deux femmes peuvent être les parents d’un enfant sans entrer dans un processus d’adoption, il n’y a aucune trace de cette reconnaissance pour les couples de même sexe masculin. De fait, étant donné que les contrats de mères porteuses ne sont pas reconnus et ne font pas force de loi au Québec, les hommes qui tentent de devenir parent seul ou avec leur partenaire n’ont d’autre choix que de faire appel à l’adoption.

Alain Roy (2005) est d’opinion qu’il est possible que les couples gais, qui ne peuvent avoir d’enfant que par l’intermédiaire d’un jugement d’adoption, puissent se considérer lésés par rapport aux couples de lesbiennes et chercher à faire tomber l’interdiction en invoquant le droit à l’égalité garanti à la section 15 de la Charte canadienne des droits et libertés. De plus, la Loi sur la procréation assistée fédérale pourrait servir, selon lui, de point d’appui à cette cassation dans la mesure où elle n’interdit nullement le recours aux mères porteuses, mais ne fait qu’en interdire la commercialisation. Dans ce contexte, il est envisageable pour deux pères ayant eu recours à une mère porteuse de revendiquer leur droit égal à la paternité et, ainsi, de tenter d’invalider les dispositions québécoises sur la maternité de substitution sur la base de la Charte et des principes de la législation fédérale.

Il n’est donc pas surprenant de lire une décision comme Adoption – 09367[32]dans laquelle deux pères ayant fait affaire avec une agence californienne de mères porteuses, ayant même payé pour le service de l’une d’entre elles, se voient octroyés des droits de filiation malgré l’article 541 du Code civil. Dans un contexte global de processus politique, les tribunaux de première instance permettent aux législateurs de prendre le temps requis afin de rectifier les législations dans un contexte plus propice à l’établissement de principes clairs et propres à la procréation médicalement assistée. De plus, ce cas implique un recours extérieur à une mère porteuse. La mère porteuse et le processus gestationnel n’ayant pas eu lieu au Canada et la mère ayant refusé ses droits sur l’enfant dans un document reconnu, le tribunal n’était pas devant les mêmes conditions que dans le cas d’Adoption – 091[33], par exemple où le juge a refusé de créer la filiation entre la mère d’intention et l’enfant sur le principe qu’il y avait eu rétribution de la mère porteuse. Cadrer la décision sur un droit égal d’accès à la parentalité plutôt que sur le processus de gestation non conforme justifie donc leur interprétation des lois provinciales, et même fédérales ici, afin de maintenir l’égalité comme principe fondamental à la base des droits de filiation.

Pour ce qui est des décisions où les tribunaux ont tendance à mettre en valeur le principe d’égalité entre enfants, deux types de cas servent d’exemples. Le premier cas de figure illustre la volonté des tribunaux de ne pas marginaliser les enfants nés dans un noyau familial homoparental par rapport aux enfants nés de parents hétérosexuels. En 2005, quatre familles homoparentales de l’Ontario se sont regroupées dans l’affaire Rutherford et ont demandé que la deuxième mère de leur enfant soit reconnue immédiatement sur l’acte de naissance et non à la suite des procédures prévues par la section 4 de la Children’s Law Reform Act (CLRA)[34]. L’inclusion des deux mères sur l’acte de naissance assurerait ainsi les mêmes présomptions de parenté aux couples de même sexe qu’aux couples hétérosexuels. La cour a statué en leur faveur en concluant qu’il était plus important de s’assurer de la protection des enfants par la régularisation de leur statut légal que de donner un droit aux parents : « De même, pour les enfants de mères lesbiennes, qui sont encore plus vulnérables que leurs parents en l’absence de symboles de leur famille dans la culture populaire, l’exclusion de leurs parents sur leur acte de naissance favorise cette vulnérabilité [35]. »

Puisque l’objectif de la loi était de fournir l’égalité de statut à tous les enfants et que des lacunes législatives sont apparues comme suite à l’évolution des comportements sociaux et à l’avancée technologique, dans l’affaire A.A. v. B.B., la Cour d’appel a aussi conclu que les enfants conçus grâce aux technologies de reproduction, ou qui ont des modèles familiaux pluriparentaux ou alternatifs, « sont privés de l’égalité de statut que les déclarations de filiation se doivent de fournir »[36]. Ici, l’intérêt de l’enfant passe par l’établissement d’un statut légal clair et reconnu, peu importe le contexte de la naissance de l’enfant ou le milieu dans lequel il sera élevé.

Le second cas de figure démontre l’ouverture des cours à inclure les donneurs de gamètes non pas dans la filiation ou sur l’acte de naissance d’un enfant, mais plutôt en accordant un « droit de savoir » aux enfants issus d’un don, afin de ne pas créer de distance en droit entre les enfants nés « naturellement », les enfants adoptés et les enfants nés par procréation assistée. La Cour suprême de la Colombie-Britannique a récemment débouté, dans l’affaire Pratten v. British-Columbia[37], une loi provinciale qui protège l’anonymat des donneurs de sperme. Plus précisément, il a été jugé que certaines dispositions de la loi et des règlements sur l’adoption de la Colombie-Britannique violaient l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés. En substance, Pratten soutenait que la province avait « reconnu, dans l’expérience des enfants adoptés, que les questions sur les origines biologiques et les sentiments de perte et d’incomplétude sont légitimes ». Compte tenu de la similitude des défis auxquels les enfants adoptés et les enfants nés grâce à un don font face, Pratten s’est mobilisée[38] afin que la province adopte une législation permettant d’assurer que l’information sur les donneurs de gamètes soit enregistrée et conservée. Le tribunal a déclaré « que couper un enfant de la moitié de ses origines biologiques n’est pas dans l’intérêt de cet enfant » et a conclu sur l’importance non seulement des droits de ces enfants, mais aussi de la responsabilité de l’État de leur offrir le plus possible un statut familial et filial égalitaire. La province en a appelé de la décision qui a récemment été entendue par la Cour d’appel de la province. Dans l’intervalle, une injonction permanente a été accordée afin d’interdire la destruction ou l’élimination des dossiers des donneurs de gamètes par les cliniques de fertilité.

Les cas qui font état de cette insistance sur le principe d’égalité n’ont pas nécessairement à faire jurisprudence pour avoir un impact sur les cas qui leur succéderont. Les tendances qu’institutionnalisent les cours par le biais de leurs jugements prennent une place prépondérante dans l’analyse des litiges et la rédaction des jugements. C’est dans cet exercice que s’articule une construction de droit, peu importe le niveau de la cour qui parle ou la province dans laquelle elle se situe. Les questions de procréation assistée poussent les tribunaux à tisser des liens entre ces différents concepts légaux tout en faisant preuve d’une grande créativité dans l’articulation d’une logique prétendument inhérente à la loi, mais qui se cache ici au centre des histoires de vie des enfants nés de la procréation assistée.

Conclusion

Le recours à la procréation assistée construit lui-même de nouvelles formes de famille de plus en plus en contraste avec la famille classique et qui sont difficiles à reconnaître de manière adéquate dans un texte de loi. Contrairement à la famille traditionnelle, les familles créées grâce à un recours à la procréation assistée ne sont plus définies par les principes légaux du mariage, de l’hétérosexualité et de la binarité de la parentalité. Ces nouvelles formes de famille outrepassent les logiques de la nature pour se placer au coeur d’une logique où l’aspect privé et relationnel de la reproduction prend tout son sens. Cela impose aux cours de première instance d’innover et de sortir des structures administratives et juridiques ordinaires, afin de permettre à l’enfant d’évoluer sans que son statut légal n’entre en contradiction avec son statut filial.

En l’absence d’action législative concrète et claire, les cours de première instance ont dû composer des solutions légales à l’établissement de la filiation des enfants nés de la procréation assistée. Bien que plusieurs décisions conclues par les cours de première instance mentionnent que les changements législatifs devraient être entrepris par la législature[39], il n’en est pas moins évident qu’elles contribuent à ce changement en devenant des organes de mise en oeuvre de la filiation par procréation assistée au Canada dans l’intervalle. Malgré que l’impact direct de ces décisions soit limité au petit nombre de familles issues de la procréation assistée, beaucoup de questions soulevées dans ces cas sont en train de changer les conditions légales et sociales affectant un nombre croissant de ce type de familles créées grâce au recours aux techniques de reproduction assistée.

Les trois tendances identifiées – la parentalité, le projet parental et l’égalité – poussent à croire que, malgré la variation dans les systèmes de filiation provinciaux, certains principes directeurs guident les décisions des cours et maintiennent une tendance générale qui indique dans quel sens évolue le débat sur la filiation au Canada. L’analyse sociolégale interprétative de ces décisions démontre bien que les tribunaux sont des acteurs importants dans l’interprétation et la mise en oeuvre des principes discutés dans les cas présentés en analyse. Les cours de première instance s’avèrent être à la source d’une nouvelle construction légale de la famille, notamment en devenant responsables de la mise en oeuvre de la légalité et des valeurs canadiennes quant à la famille et à la filiation. Il semble que, en contextualisant les décisions et les lois dans un récit politique plus large, il soit possible de voir une convergence entre les provinces canadiennes qui, à des degrés divers, font toutes face à un écart entre leurs lois et les configurations familiales qui naissent du recours à la reproduction collaborative.

L’individualisation des cas de filiation par les tribunaux démontre d’une part la volonté d’établir la singularité de chaque histoire de procréation assistée et d’autre part la justification particulière donnée à la filiation sur les bases de cette histoire. Ainsi, le rapport à la loi est établi sans créer de précédent qui pourrait faire état d’un changement législatif précis. Cependant, les tribunaux comme organe de mise en oeuvre de la filiation détiennent le rôle de tisser les liens légaux qui maintiendront une relation institutionnelle entre l’enfant né de la procréation assistée et son(ses) parent(s), tout en démontrant de manière générale que les bases légales existantes peuvent être réinterprétées selon différentes logiques afin de rendre compte de la situation sociale de ces familles. Les trois tendances révélées par l’analyse des décisions rendues par les tribunaux canadiens indiquent que certains principes incontournables, comme celui de l’intérêt de l’enfant, sont au centre de la filiation des enfants nés de la procréation assistée et permettent souvent de contourner les tensions qui existent entre les droits et intérêts des parents d’intention, des enfants et des donneurs et mères porteuses. Or, ces principes mêmes sont redéfinis afin de bien correspondre au contexte particulier créé par le recours à la procréation assistée, d’où l’ouverture vers des principes moins larges tels que l’intention, le désir d’enfant, le consentement, l’entente ou l’égalité.