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Assurément Guy Rocher n’a pas besoin d’être présenté ; véritable monument de la sociologie québécoise, son oeuvre reste très sûrement une référence durable. Ce dernier livre d’entretiens, réalisé avec son neveu François Rocher – politologue à l’Université d’Ottawa –, est l’occasion d’approfondir certains thèmes déjà plus ou moins traités par le passé. Guy Rocher se livre à un véritable exercice de critique : critique de la tendance à vouloir réduire la place de l’État québécois, critique de la volonté de séparer langue et culture, critique de l’instrumentalisation de l’éducation, etc. Or, cette critique – toujours nuancée – doit plutôt être comprise comme la plus haute forme d’éloge au véritable objet de ce livre : le Québec. En effet, tous les sujets abordés s’inscrivent dans une véritable problématisation du Québec contemporain, dans ce qui le constitue et le définit. C’est la question du Québec qui est au coeur de la réflexion et qui ponctue ces entretiens.
Le chapitre 1, qui est l’occasion d’une mise en perspective historique, nous offre le parcours nationaliste de Guy Rocher, qui passe d’une compréhension canadienne-française à une compréhension québécoise de la nation. Ici il faut faire attention : la compréhension « ethnique » du nationalisme canadien-français est évidemment réductrice, pour ne pas dire complètement inappropriée. Guy Rocher critique cette pensée du « péché ethnique » (p. 20) qui entache la réflexion sur le nationalisme au Québec. Il faut se replacer dans un certain contexte – le « nous » québécois est apparu relativement récemment, ce qui ne veut pas dire qu’auparavant la pensée nationaliste était bêtement ethnique – ; la forme d’entretiens se prête particulièrement bien à établir certaines nuances nécessaires à ce sujet. Guy Rocher, dans ce premier chapitre plus personnel, nous traduit le passage du temps sur le Québec et les évolutions sociales qui ont marqué ce paysage. Il nous rappelle judicieusement la particularité d’un Québec qui s’est modernisé rapidement : « L’intérêt du laboratoire québécois pour un observateur et pour un acteur, c’est que les choses ont changé tellement vite. » (p. 87) Cette modernisation, ce mouvement de réformes continuelles, Guy Rocher y fut associé d’une manière privilégiée : de la commission Parent, qui fait le point d’un certain état de la situation de l’éducation au Québec dans les années 1960, au livre blanc sur la politique culturelle de 1978. Le récit de ces changements, qui peuvent être moins présents à l’esprit aujourd’hui, se révèle, à tout le moins, utile.
À partir du chapitre 2 et jusqu’au chapitre 6, Guy Rocher revient sur des thèmes qu’il a eu davantage l’occasion de traiter, soit respectivement : le changement social et les réformes ; la culture et la langue ; l’éducation ; les jeunes et les rapports intergénérationnels ; le droit et la sociologie du droit. La réflexion reste toujours centrée sur le Québec, dans son rapport à lui-même et dans son interaction avec le monde. C’est aussi l’occasion pour Guy Rocher de souligner, en lien avec un effort de contextualisation historique, certains débats incontournables dans l’évolution du Québec qui demeurent toujours pertinents : sur la langue française, sur la place de l’État, sur un certain rôle de l’éducation, etc. Ici particulièrement, la discussion se fait par le détour d’une critique de notre contemporanéité québécoise, qui devient révélatrice d’un certain projet social et politique de l’intellectuel. Le sociologue se permet de remettre vivement en question certains fondements de nos sociétés – néolibéralisme, instrumentalisme, etc. – en affirmant que tout changement n’est pas pour le mieux (p. 78). Si donc il y a un certain pessimisme – pouvant être qualifié de réalisme si l’on veut –, que François Rocher souligne par l’utilisation répétée de termes tels que « fragilité », « insécurité », « risque », « incertitude », « survivance », pour parler de la culture québécoise (p. 108), Guy Rocher ne sombre pas pour autant dans un défaitisme. Son pessimisme est certes discutable, mais a l’avantage de problématiser une certaine situation, qui peut autrement se présenter comme indiscutable, comme allant de soi.
Le sociologue revient de même sur un objet sous-estimé des sociologues : le droit. Il tente, en lien avec l’insistance mise sur la pratique des réformes, de décrire toute l’importance que peut avoir l’État, tout en étant bien conscient des rapports de force qu’on y retrouve. La société québécoise offre à ce sujet un exemple parlant du potentiel d’un État de droit ; Guy Rocher a bien l’occasion de souligner plusieurs exemples touchant la langue et l’éducation particulièrement.
Rappelons que ce n’est pas la première fois que Guy Rocher s’adonne à cet exercice d’entretiens ; il avait déjà publié Entre les rêves et l’histoire. Entretiens avec George Kahn (Chicoutimi, Bibliothèque Paul-Émile Boulet de l’Université du Québec à Chicoutimi, 2007). La forme d’entretiens bien maîtrisée rend ici la lecture fluide, ce qui ne sert que davantage les fins d’une compréhension et d’une problématisation des thèmes abordés. La perspective se veut principalement sociologique, sans craindre pour autant d’entrer dans le politique et le droit – le sujet sous-jacent étant toujours l’État québécois. La perspective est aussi nationaliste – à ne pas en douter –, mais là encore ce nationalisme est davantage une certaine insistance sur une sensibilité du Québec ; Guy Rocher rappelle : « le Québec a été et demeure mon objet premier d’analyse » (p. 97). On peut ne pas partager la conviction nationaliste, sans pour autant être insensible à cet « amour du Québec », si évidemment important pour le sociologue, mais aussi pour le Québécois.