Résumés
Résumé
En 2006, la répression d’une manifestation des instituteurs de l’État mexicain d’Oaxaca déclencha une longue série de protestations qui culmina avec l’intervention musclée de la police fédérale. Cette révolte faisait suite à l’élection très controversée du gouverneur en 2004 et dénonçait la persistance de maintes pratiques autoritaires au niveau subnational malgré la transition démocratique fédérale. Néanmoins, le gouverneur est resté en poste et a terminé normalement son mandat en décembre 2010. Cet article vise à expliquer comment ce genre d’enclave autoritaire subnationale a pu émerger et se consolider en soulignant comment le système néopatrimonial de domination établi en Oaxaca est parvenu à s’adapter aux exigences formelles émanant de la transition démocratique fédérale, sans perdre sa nature autoritaire pour autant. Ce processus d’hybridation a certes transformé les institutions oaxaquènes, mais n’a pas ébranlé les sources sociales de l’autoritarisme subnational.
Abstract
In 2006, the repression of the teachers’ demonstration in the Mexican state of Oaxaca unleashed a long series of protests that culminated in heavy federal police intervention. This revolt followed the intensely contested gubernatorial election of 2004 and denounced the many ongoing authoritarian practices at the subnational level despite the federal transition to democracy. The governor managed to keep his post and headed towards the normal conclusion of his term in December 2010. This paper attempts to explain how this subnational authoritarian enclave survived federal democratization by studying how the local neo-patrimonial domination system managed to adopt formal democratic procedures without calling its authoritarian practices into question. The resulting hybridization process profoundly reformed Oaxaca’s political institutions without substantially affecting subnational authoritarianism’s social sources.
Corps de l’article
En 2006, l’État mexicain d’Oaxaca traversa une longue période d’instabilité politique, déclenchée par la répression violente de la manifestation traditionnelle des instituteurs en juin et qui culmina avec l’intervention musclée de la police fédérale, fin novembre. La révolte faisait suite à l’élection du gouverneur en 2004 – très contestée et marquée par des accusations de fraude – et dénonçait le maintien de l’autoritarisme subnational malgré la transition démocratique fédérale. En dépit des appels répétés exigeant sa démission, le gouverneur de l’État, Ulises Ruiz Ortiz, resta à son poste en s’appuyant sur la répression massive du mouvement et termina normalement son mandat en décembre 2010 (Recondo, 2007b).
Les questions qui se posent alors sont : Comment des enclaves autoritaires subnationales comme celle-ci peuvent-elles émerger dans le cadre d’une transition démocratique au niveau fédéral ? Comment peuvent-elles survivre à des mobilisations de grande ampleur, comme celle qui a secoué l’Oaxaca en 2006 ? Dans cet article, nous entendons répondre à ces questions en adoptant une perspective historique qui tienne compte des dynamiques sociales et politiques profondes de l’Oaxaca, et non seulement de la conjoncture immédiate.
Les réponses reposent en partie sur les liens qu’entretient l’élite autoritaire subnationale avec le gouvernement fédéral. Cette dimension a déjà été étudiée à maintes reprises et ne sera donc pas reprise ici (Moch Arias, 2002 ; Gibson, 2005). Nous concentrerons plutôt notre attention sur la dimension interne, beaucoup moins étudiée, de l’autoritarisme subnational. Nous tenterons d’établir comment l’évolution du système politique subnational contribue à l’émergence et à la consolidation des enclaves autoritaires.
D’après notre hypothèse, le système néopatrimonial de domination de l’Oaxaca, établi lors de la consolidation du régime révolutionnaire mexicain dans les années 1920-1930, sut préserver sa nature autoritaire, tout en s’adaptant aux exigences formelles émanant de la transition démocratique fédérale, entamée au cours des années 1990. Ce processus d’hybridation transforma certes les institutions oaxaquènes, mais laissa quasi intactes les structures sociales et les dynamiques politiques qui les accompagnent. Les sources de l’autoritarisme subnational n’ont donc pas été véritablement remises en question.
Quelques définitions
D’après Max Weber (1922), la domination est un système de hiérarchisation sociale qui détermine l’origine et la nature de la classe gouvernante, ainsi que les caractéristiques générales de l’exercice de l’autorité dans une société. Parce déterminer le type d’obédience qu’elle suscite, l’aspect déterminant de tout type de domination, est sa source de légitimité.
Dans le cas du néopatrimonialisme, un type mixte de domination qui rassemble sous un même régime des secteurs sociaux modernes (généralement urbains) et traditionnels (normalement, mais pas exclusivement ruraux), les sources de légitimité du régime sont simultanément légales et traditionnelles. La légitimité légale est basée sur les règles rationnelles, abstraites et universelles fondatrices d’un État de droit, tandis que la légitimité traditionnelle émerge de conceptions historiques de l’ordre politique qui assignent des positions hiérarchisées, relativement immuables, aux différents acteurs politiques (Weber, 1922 ; Eisenstadt, 1973).
En conséquence, les systèmes néopatrimoniaux de domination combinent, de façon hétérogène, pouvoir arbitraire, tradition et légalité. Les frontières entre les types de légitimité sont floues et déterminées historiquement pour chaque cas. Malgré la pénétration des valeurs universelles et abstraites caractéristiques de la modernité, le néopatrimonialisme ne saurait être nécessairement une étape de transition entre tradition et modernité (Médard, 1991).
Une caractéristique importante des systèmes néopatrimoniaux est leur besoin permanent de médiation politique. Gouverner une société hétérogène demande la présence d’un acteur, ou d’une institution, capable d’interagir simultanément avec les différents secteurs sociaux et de répondre à leurs conceptions divergentes de la légitimité. Ces circonstances offrent aux élites néopatrimoniales la possibilité d’obtenir un contrôle monopolistique de la communication politique à l’intérieur d’une société, puisqu’elles peuvent en retirer des rentes politiques considérables en se présentant comme un facteur indispensable d’intégration sociale (Eisenstadt, 1973).
Cependant, pour garantir la stabilité du système, cette même hétérogénéité oblige les gouvernants néopatrimoniaux à rassembler autour d’eux des coalitions larges, qui chevauchent plusieurs secteurs sociaux. Ces coalitions, complexes par nature, sont fragiles et dépendent d’un flux continu de ressources matérielles pour leur survie à moyen terme (Eisenstadt, 1973 ; Knight, 2005).
Lorsque la transition démocratique se met en marche au niveau fédéral, les systèmes néopatrimoniaux subnationaux font face à des pressions importantes pour se démocratiser à leur tour. Ces pressions peuvent les amener à faire quelques concessions et même à s’engager dans une véritable ouverture politique. Cependant, dans bon nombre de cas, les élites autoritaires peuvent se recomposer, s’adapter et poursuivre leur domination, au moins sur certains aspects du système politique subnational (Karl, 1995).
Ce processus long et ambigu d’adaptation et de recomposition politique, dénommé hybridation, amène à faire coexister des institutions politiques formellement démocratiques avec des pratiques autoritaires qui s’en retrouvent légitimées. L’hybridation accentue la dimension strictement procédurale de la démocratie ; elle est hétérogène et ses résultats dépendent de l’équilibre conjoncturel des forces politiques subnationales. En tant qu’expression de la résistance du néopatrimonialisme aux transformations politiques, elle est caractéristique des enclaves autoritaires subnationales (Diamond, 2002 ; Recondo, 2005).
Une société hétérogène
Du point de vue géographique, l’Oaxaca est isolé du reste du Mexique par d’imposantes chaînes de montagnes qui le séparent autant du centre du pays que des États voisins. Ces chaînes traversent aussi son territoire, donnant naissance à de nombreuses sous-régions distinctes. Cette diversité géographique se traduit en une importante fragmentation politique : l’Oaxaca compte 570 municipalités de toutes tailles. Pendant que deux villes comportent plus de 100 000 habitants, plusieurs municipalités n’en comptent que quelques centaines (INEGI, 2005). Administrativement, l’Oaxaca est aussi divisé en huit grandes sous-régions, elles-mêmes subdivisées en 30 districts.
Sur le plan démographique, l’Oaxaca est tout aussi diversifié. Sur 3,5 millions d’habitants, la population rurale atteignait 53 pour-cent du total en 2005 – contre une moyenne nationale de 24 pour-cent. D’ailleurs, 1,25 million de personnes parlent une des quinze langues indigènes. La taille démographique de ces groupes varie également et les plus nombreux ne jouissent pas de continuité territoriale. Qui plus est, une partie importante de la population rurale oaxaquène n’est pas indigène (Martínez Vásquez, 2004b).
Historiquement, l’économie de l’Oaxaca a été dominée par le secteur primaire (agriculture, foresterie, pêche). Contrairement au reste du pays et grâce autant à son isolement qu’à des conditions géographiques difficiles, en Oaxaca, la propriété communale – autant de la terre que des ressources naturelles – demeure la modalité prédominante de propriété, surtout dans les communautés indigènes (Flores Leyva et Marini Zúñiga, 2004).
Le secteur industriel oaxaquène, relativement prospère avant la révolution mexicaine, mais composé surtout de très petites entreprises, ne put concurrencer l’essor industriel du centre du Mexique après l’abolition des barrières intérieures et la substitution d’importations. Il entra alors dans une longue période de stagnation et ne dépasse jamais 18 pour-cent du produit intérieur brut (PIB) (Miguel, 2004). La mauvaise intégration physique et économique de l’Oaxaca, couplée à la stagnation de son secteur industriel, fit des commerçants l’élite économique de l’État. Spécialisée dans l’exportation des biens primaires locaux et principal fournisseur des biens industriels produits au centre du pays, cette élite commerciale, basée dans la ville d’Oaxaca, tissa le seul réseau économique capable de desservir l’ensemble de l’État (Martínez Vásquez, 1990).
La gestation du néopatrimonialisme
À la fin de la révolution mexicaine (1910-1920), un nouveau régime s’installa en Oaxaca. Paradoxalement, la révolution devint la source autant de la légitimité légale du régime que de sa légitimité traditionnelle. D’un côté, la Constitution révolutionnaire de 1917, base du système juridique mexicain, fut un facteur clé dans l’institutionnalisation du régime postrévolutionnaire, autant au niveau fédéral que subnational. De l’autre, certains chefs militaires tissèrent des liens personnels qui survécurent à la consolidation du nouveau régime et devinrent la source de formes traditionnelles – patrimoniales – d’autorité (Hernández Chávez, 1993 ; Knight 2005).
En 1926, le gouverneur Genaro Vásquez obligea toutes les organisations politiques oaxaquènes à intégrer la Confederación de Ligas Socialistas de Oaxaca [Confédération des ligues socialistes de l’Oaxaca] – qui joignit elle-même le Partido Nacional Revolucionario (PNR – Parti national révolutionnaire), ancêtre du Partido Revolucionario Institucional (PRI – Parti révolutionnaire institutionnel) formé en 1929. Le gouverneur Vásquez créa aussi une centrale paysanne oaxaquène unique relevant du gouvernement subnational, ce qui lui permit de devenir le médiateur d’office dans les conflits agraires, de loin les principaux conflits sociaux (Arellanes Meixueiro, 2004).
Sur cette base, les gouverneurs ultérieurs tissèrent un réseau complexe de liens de médiation sociale et politique basé sur un échange clientéliste de biens matériels et symboliques contre un appui politique inconditionnel. L’avènement du PRI et du système corporatiste mexicain – auquel ce réseau fut largement intégré – renforça le rôle d’intermédiaire du gouvernement subnational (Dalton, 2004).
Après la révolution, l’Oaxaca adopta – comme le reste du Mexique – un système électoral à suffrage universel et secret, formellement compétitif, pour élire le gouverneur, les députés du Congrès de l’État et les 570 maires et conseils municipaux. À partir des années 1920, le calendrier électoral fut strictement observé, même si dans de nombreuses courses électorales le PRI fut le seul parti à présenter un candidat.
Dans les villes, il y eut parfois une véritable opposition électorale, comme ce fut le cas dans les villes d’Oaxaca et de Juchitán à partir des années 1970, après la création de coalitions locales d’ouvriers et de paysans (COCEO) et d’étudiants (COCEI). En 1980, la COCEI fit même élire son candidat à la mairie de Juchitán. Elle répéta l’exploit aux élections tenues entre 1989 et 1998 et de nouveau en 2004. À la ville d’Oaxaca, le Partido Acción Nacional (PAN, Parti action nationale) gagna la mairie en 1998 et Convergencia Democrática (Convergence démocratique) fit de même en 2001 (Rubin, 1997 ; Martínez Vásquez, 2004c).
Néanmoins, dans la plupart des municipalités rurales, le processus électoral se bornait à formaliser des pratiques traditionnelles de sélection des autorités municipales, telles qu’elles avaient évolué historiquement. Le rôle du PRI était de sanctionner ces us et coutumes et de leur octroyer une reconnaissance juridique. Il agissait donc en intermédiaire, assurant la traduction des demandes formelles du système politique subnational en institutions acceptables pour les communautés rurales et indigènes en même temps qu’il recueillait leurs appuis politiques. Pour garantir la reproduction du réseau de médiation, les ressources matérielles furent d’ailleurs investies dans une logique de redistribution clientéliste plutôt que selon une logique productive (Rouquié, 1998 ; Recondo, 2007a).
Formellement, les structures municipales oaxaquènes, tant traditionnelles que modernes, s’inspirent des institutions coloniales espagnoles. Ce sont le mode d’accès (élection, ancienneté, participation antérieure dans l’administration municipale, etc.) ainsi que l’intégration des charges religieuses au domaine civil qui les distinguent. La diversité des formes d’autorité traditionnelle en Oaxaca est énorme et les us et coutumes s’adaptent constamment. Une caractéristique commune des municipalités traditionnelles, cependant, est l’accent mis dans la défense de la communauté et de ses intérêts face à l’extérieur. Les postes municipaux sont donc réservés aux natifs – normalement éprouvés par l’accomplissement de tâches communautaires civiles et religieuses – et reposent sur une structure de médiation contrôlée par les autorités subnationales et fédérales (Kraemer Bayer, 2004 ; Recondo, 2007a).
Malgré son importance, le PRI ne fut pas le seul intermédiaire entre les communautés rurales et l’État, puisque d’autres points de communication politique s’ouvrirent entre les deux. Notamment, l’expansion de l’éducation publique après la révolution fit des instituteurs des acteurs présents partout, sauf dans les plus petits hameaux. Leur niveau relativement élevé d’instruction et leurs contacts avec les structures gouvernementales et syndicales fédérales[2] firent d’eux des intermédiaires naturels entre leurs communautés et le monde extérieur. En plus des services éducatifs, les instituteurs en vinrent à concentrer les relations entre les communautés et les agences sectorielles du gouvernement (notamment celles du café, des produits forestiers et de la pêche) (Kraemer Bayer, 2004).
Les liens corporatistes à l’intérieur du Sindicato Nacional de Trabajores de la Educación (SNTE – Syndicat national des instituteurs) et entre celui-ci, le PRI et les gouvernements fédéral et subnational facilitèrent la concentration des liens de communication politique entre les communautés rurales et le monde extérieur dans un seul groupe de personnes (Recondo, 2007a). L’isolement des communautés rurales oaxaquènes et l’incapacité des gouvernements fédéral comme subnational de les pénétrer firent en sorte que le gouvernement subnational accepta la médiation offerte par les instituteurs, pour peu que le pacte clientéliste soit respecté (Mallon, 1994). La priorité assignée par le système politique mexicain au maintien de l’ordre vint renforcer cette tendance (Medina, 1997).
Dans les villes, l’expansion de la bureaucratie gouvernementale – liée à l’expansion de l’éducation publique et du rôle de l’État dans l’économie – permit l’apparition et la consolidation d’une petite classe moyenne et professionnelle. La transformation de l’institut local des sciences et des arts en véritable université en 1955 permit aussi l’apparition d’un foyer de réflexion intellectuelle.
En milieu urbain, la vie interne du PRI subnational, les élections municipales et législatives de l’État, ainsi que les institutions universitaires fournirent des espaces de contestation politique relativement modernes (dans le sens wébérien). Avec le temps, les ordres professionnels dominèrent aussi bien le PRI régional que les postes subnationaux éligibles (à l’exception de celui du gouverneur, où l’intervention fédérale reste déterminante) (Martínez Vásquez, 1990).
Dans le but de garantir la gouvernance subnationale, le PRI oaxaquène forma une coalition avec l’élite commerciale pour ainsi profiter de son réseau d’influence et assurer l’extension du pacte clientéliste à l’ensemble du territoire oaxaquène (Martínez Vásquez, 1990 ; Zafra, 2004). S’instaura ainsi un monopole de la médiation politique et économique avec les communautés rurales et indigènes. Le maintien plus ou moins effectif de la gouvernance subnationale et la capacité de livrer les votes nécessaires au PRI lors de toutes les élections leur garantirent également le monopole de la médiation politique avec la fédération (Gibson, 2005).
En conclusion, pendant la majeure partie du vingtième siècle, le système politique oaxaquène exhiba les éléments typiques d’un système néopatrimonial de domination : l’hétérogénéité sociale donna naissance à une fragmentation territoriale et politique qui, à son tour, permit l’émergence d’un réseau monopolistique de médiation politique. Pourtant, l’Oaxaca postrévolutionnaire ne connut pas d’élite dominante unifiée, mais plutôt une alliance entre la classe professionnelle et l’élite économique – en l’occurrence, l’élite commerciale. Comme nous le verrons ultérieurement, cette alliance empêcha non seulement l’émergence d’un État subnational autonome, mais aussi la consolidation d’un système politique stable.
Crises de croissance et remise en question
À partir de 1926, l’Oaxaca connut une tranquillité politique relative – bien que la violence sociale, souvent liée à des conflits entre communautés concernant la propriété de la terre, ne baissa point (Sorroza Polo, 1994). Cependant, l’alliance entre les classes professionnelles contrôlant le PRI et le gouvernement subnationaux et l’élite commerciale montra bientôt ses limites.
Lorsque le gouverneur Edmundo Sánchez Cano essaya en 1946 d’imposer une taxe subnationale sur les transactions commerciales, il déclencha une vague de protestations menée par les commerçants, mais aussi appuyée par les étudiants et les médias locaux. Désavoué par le gouvernement fédéral, qui dut envoyer l’armée pour calmer le jeu, Sánchez Cano démissionna. En 1952, la situation se répéta lorsque le gouverneur Manuel Mayoral Heredia chercha à nouveau à imposer une taxe pour financer la modernisation agricole de l’Oaxaca. Lorsque Mayoral Heredia chercha des appuis parmi les organisations paysannes à l’extérieur de la ville d’Oaxaca, le conflit avec l’élite commerciale se radicalisa. Après un affrontement violent entre la police et les manifestants, l’armée fédérale intervint à nouveau et Mayoral Heredia dut aussi démissionner (Murphy et Stepick, 1991 ; Dalton 2004).
Ces deux incidents démontrèrent clairement l’absence d’autonomie de l’État subnational vis-à-vis l’élite commerciale locale. Par la suite, les gouvernements oaxaquènes cherchèrent à ne pas s’aliéner cette élite, quitte à devenir entièrement dépendants des transferts fiscaux fédéraux. Dans ces conditions, le régime néopatrimonial de l’Oaxaca sembla se stabiliser à nouveau entre 1952 et 1971.
À partir des années 1970, l’héritage du mouvement national étudiant de 1968 transforma la scène politique oaxaquène. Les étudiants, jusque-là des acteurs politiques secondaires, s’organisèrent de façon indépendante et, en coalition avec d’autres acteurs également marginaux (notamment des ouvriers et des paysans), créèrent la COCEO dans la ville d’Oaxaca en 1971 et la COCEI à Juchitán en 1973. À long terme, ce serait la COCEI qui aurait le plus grand impact, mais dans l’immédiat, ce fut la COCEO qui déclencha une nouvelle crise politique (Martínez Vásquez, 1990).
Les percées de la COCEO dans les institutions universitaires, d’abord les associations étudiantes, ensuite les organes collégiaux de l’université, ainsi que ses efforts pour mobiliser ouvriers et paysans – notamment en leur offrant de l’assistance juridique gratuite – inquiétèrent l’élite néopatrimoniale, qui vit son monopole de la médiation politique menacé. Le gouverneur, Manuel Zárate Aquino, répondit autant par la réactivation des réseaux corporatistes du PRI que par la répression.
En 1977, lorsque la violence de la répression policière en Oaxaca devint de notoriété nationale et que le conflit menaça de s’étendre, la fédération intervint encore une fois et força la démission du gouverneur Zárate Aquino. Simultanément, elle reconnut – et força le gouvernement subnational à reconnaître – la COCEO et la COCEI comme des interlocuteurs légitimes en échange de leur allégeance publique au régime (Martínez Vásquez, 1990).
La COCEO s’effaça avec le temps, mais la COCEI réussit à se consolider et, avec l’adoption d’une rhétorique indigène et en s’attaquant à des problèmes locaux, notamment la propriété de la terre et l’exploitation des ressources naturelles, devint un modèle d’organisation politique repris un peu partout (Rubin, 1997 ; Hernández Díaz, 2004). Bon nombre de ces organisations reçurent aussi l’appui discret mais effectif de l’Église catholique (Esparza Camargo, 2004).
Si peu de ces nouvelles organisations entrèrent dans l’arène électorale – et moins encore connurent le succès de la COCEI –, elles entretinrent toutes une relation ambiguë de conflit et d’interdépendance avec le gouvernement subnational, mise davantage en relief par l’absence effective des partis d’opposition en Oaxaca. L’intensité du conflit fut toutefois variable selon l’organisation concernée et la capacité de cooptation du gouverneur au pouvoir.
À la fin des années 1970, la guérilla fit aussi son apparition dans la région. Sa présence haussa la disposition des gouvernements fédéral et subnational à négocier avec les groupes reconnaissant ouvertement le régime et son cadre légal, mais aussi leur penchant à réprimer durement ceux qui s’y refusaient. Dorénavant, il y eut un élément permanent de violence et de répression dans le système politique oaxaquène (Martínez Vásquez, 1990).
La section locale du SNTE, traditionnellement une composante essentielle du pacte clientéliste, resserra ses liens avec le PRI oaxaquène et certains de ses leaders y occupèrent des postes de direction. L’émergence d’un mouvement dissident important – réclamant une amélioration de leurs conditions de travail et le respect de l’autonomie syndicale – menaça donc le monopole néopatrimonial de la médiation politique.
Lorsque le mouvement dissident prit de l’ampleur en 1980, le leader de la section oaxaquène du SNTE fut promptement évincé du comité exécutif du PRI subnational. Pour éviter l’isolement, les instituteurs dissidents cherchèrent à établir des liens avec la COCEO, la COCEI et d’autres organisations sociales régionales. Ils profitèrent aussi du caractère national de leur syndicat pour porter leurs demandes au niveau fédéral (Yescas Martínez et Zafra, 2006).
Le gouvernement subnational essaya, sans succès, de rester l’intermédiaire naturel entre les instituteurs oaxaquènes et le gouvernement fédéral. Lorsque le mouvement dissident réussit à s’imposer à l’intérieur de la section oaxaquène du SNTE et à faire reconnaître son indépendance, le gouvernement oaxaquène dut désormais composer avec un acteur indépendant. Cependant, les relations de la section oaxaquène avec la direction nationale du SNTE et le gouvernement fédéral restèrent marquées par son adhésion à un mouvement syndical contestataire d’ampleur nationale, la Coordinadora Nacional de los Trabajadores de la Educación (CNTE – Coordination nationale des instituteurs) (Yescas Martínez et Zafra, 2006).
La multiplication des organisations sociales et l’indépendance de la section locale du SNTE fragilisèrent le monopole de la médiation politique en Oaxaca et remirent l’avenir du système néopatrimonial en question. Néanmoins, l’apparition de tous ces nouveaux acteurs et leur incapacité de faire front commun ou de briser le monopole de la médiation politique fragmentèrent davantage la scène politique oaxaquène et permirent l’hybridation du néopatrimonialisme subnational (Hernández Díaz, 2004).
Néopatrimonialisme et hybridation
L’hybridation du régime oaxaquène commença avec la nomination d’Heladio Ramírez López comme candidat du PRI au poste de gouverneur en 1986. En dépit de l’opposition explicite des commerçants, il fit de ses origines indigènes un élément rassembleur de son discours politique pendant la campagne électorale et tout au long de son mandat. Il puisa aussi dans son expérience des réseaux corporatistes du PRI pour mener de l’avant un projet capable de dépolariser la scène politique oaxaquène et de reconstruire l’autorité du régime néopatrimonial (Dalton, 2004).
Profitant des politiques néolibérales fédérales qui avaient privatisé ou fermé de nombreuses agences sectorielles, Ramírez López renforça l’influence du gouvernement subnational. Ainsi, une commission étatique du café – exportation principale de l’Oaxaca – se substitua à l’agence fédérale, disparue en 1989, et devint le fournisseur exclusif de crédit, d’entreposage et de mise en marché pour les caféiculteurs oaxaquènes, tout en acceptant de négocier avec les organisations locales et en respectant nominalement leur indépendance (Snyder, 2001).
Ramírez López et ses successeurs réussirent aussi à réintégrer, au moins partiellement, les instituteurs au pacte clientéliste. Avec les ressources du processus fédéral de décentralisation de l’éducation publique, le gouvernement oaxaquène accorda des augmentations salariales importantes aux instituteurs et céda à leur syndicat des espaces importants dans l’administration des services éducatifs. En échange, les instituteurs acceptèrent d’utiliser leur influence pour faciliter les négociations entre le gouvernement subnational et les organisations sociales indépendantes, reconstruisant ainsi le monopole de la médiation politique (Martínez Vásquez, 2004a).
Le gouvernement oaxaquène chercha aussi à renforcer son influence auprès des organisations sociales et syndicales en milieu urbain par l’octroi à sa clientèle de ressources matérielles et de permis d’exploitation. Les organisations de chauffeurs de taxi et de vendeurs de rue de la ville d’Oaxaca furent particulièrement ciblées (Martínez Vásquez, 2004c).
Ce modèle de médiation politique est baptisé néocorporatisme, car l’État – l’État subnational dans ce cas-ci – persiste à structurer ses relations avec certains secteurs sociaux sur la base de leur rôle économique, mais en évitant le PRI. Les ressources monétaires du nouveau fédéralisme fiscal mexicain – qui transféra de nombreuses obligations mais aussi de nouveaux fonds aux États subnationaux – facilitèrent cette démarche (Sobarzo, 2005).
Les réformes dans la législation indigéniste ont aussi été très importantes. Un des premiers actes de Ramírez López en tant que gouverneur fut la création du poste de procureur à la défense des indigènes, avec mandat de faciliter leur accès au système de justice. En 1990, une réforme de la Constitution subnationale reconnut formellement le caractère multiculturel de l’Oaxaca. Cela s’ajouta aux démarches du gouverneur pour reconnaître le rôle des autorités traditionnelles dans la solution des conflits agraires, ainsi que l’importance de la propriété et du travail communaux dans les municipalités indigènes.
En 1994, la révolte néozapatiste du Chiapas voisin renforça l’urgence de la situation aux yeux du gouvernement oaxaquène. Afin de satisfaire les nouvelles demandes d’autonomie indigène, le gouverneur Diódoro Carrasco Altamirano (1992-1998) décida de mettre fin à la fiction juridique entourant la sélection des autorités municipales rurales et indigènes et reconnut formellement les us et coutumes entourant ces pratiques. En 1996, 418 des 570 municipalités oaxaquènes avaient adopté le nouveau régime (Cruz Martínez, 2001). Cela impliqua d’enlever au PRI encore un instrument de médiation politique pour le transférer au gouvernement subnational. Ce faisant, le gouvernement de l’Oaxaca profita du réseau de délégations régionales de gouvernement, créé en 1984, pour garantir la distribution des ressources paternalistes et clientélistes aux communautés rurales et indigènes. L’appareil bureaucratique du gouvernement oaxaquène gagna en importance aux dépens du PRI, voué dorénavant à la mobilisation électorale, renforçant ainsi le néocorporatisme (Kraemer Bayer 2003 ; Recondo, 2007a).
À partir de 1988, le PRI déclina sur le plan électoral, tant au niveau fédéral que subnational (bien qu’en Oaxaca, cela soit moins important). Cependant, la fragmentation de l’opposition et surtout sa concentration dans les grandes villes de l’Oaxaca firent en sorte que le PRI continua à exercer son hégémonie politique sur l’État. En dépit des réformes électorales en Oaxaca – toujours à la traîne des réformes fédérales –, le PRI continua à dominer sans conteste non seulement le pouvoir exécutif, mais aussi le Congrès subnational, freinant du coup toute tentative institutionnelle de contrôle législatif (Recondo, 2007a). D’ailleurs, le déclin des mécanismes de contrôle du PRI fédéral fit en sorte que le gouverneur de l’État devint le leader naturel du parti subnational (Hernández Rodríguez, 2008).
S’il ne faut pas négliger la percée de l’opposition en Oaxaca pendant la décennie 1990, qui passa de moins de 25 à presque 50 pour-cent des votes (Alonso Criollo, 2004), il faut remarquer que ce succès cachait deux grandes faiblesses. La première était la concentration du vote en faveur de l’opposition dans les grandes villes, ce qui laissa le champ libre au régime néopatrimonial dans les régions rurales et indigènes. L’isolement des partis politiques en milieu rural facilita la répression gouvernementale, faisant perdre au Partido de la Revolución Democrática (PRD – Parti de la révolution démocratique) oaxaquène plusieurs dizaines de militants dans des assassinats jamais éclaircis (Santibáñez Orozco, 2004).
La deuxième faiblesse des partis d’opposition était leur fragilité organisationnelle, même dans les villes, ce qui mina leur capacité de concurrencer des organisations sociales mieux implantées. Les grands succès électoraux de l’opposition – la reprise de la mairie de Juchitán en 1989 et la capture de celle de la capitale en 1998 – furent en fait dus aux alliances toujours instables tissées entre partis politiques et organisations sociales, notamment la COCEI (Díaz Montes, 1997 ; Juan Martínez, 2004).
Par ailleurs, le lien entre les élites politiques et commerciales resta vigoureux. Si la politique industrielle était erratique et si la production continuait à stagner, la promotion des activités commerciales connut un franc succès et on assista à partir des années 1990 à l’arrivée, dans des conditions nettement avantageuses, des grandes chaînes internationales en partenariat avec l’élite commerciale locale. En contrepartie, cette dernière finança les campagnes électorales du PRI oaxaquène et participa activement au gouvernement (López, 2007).
En conclusion, vers 2000, l’Oaxaca était toujours régi par un système néopatrimonial de domination. Malgré les progrès de l’urbanisation, l’État restait majoritairement rural, avec une forte présence indigène. Économiquement, la région restait aussi mal intégrée et dépendante du centre du pays qu’auparavant.
Un bon nombre d’organisations sociales avaient contesté le monopole gouvernemental de la médiation politique. Cependant, la fragmentation de ces organisations et leur orientation localiste, ainsi que le projet néocorporatiste et la reconnaissance des autorités traditionnelles rurales et indigènes, permirent de rénover l’ancien pacte clientéliste. En concurrence permanente avec les organisations sociales, les partis politiques ne se constituèrent pas en alternative effective de médiation politique, mais contribuèrent à fragmenter la scène politique et à fragiliser l’opposition au régime néopatrimonial[3].
Le régime néopatrimonial oaxaquène réussit à s’adapter aux nouvelles circonstances grâce à un processus d’hybridation. D’un côté, les réformes électorales accordèrent un espace visible aux partis d’opposition, tandis que l’ouverture politique permit de négocier avec eux et, dans des nombreux cas, de les dépolitiser. De l’autre, les réformes indigénistes réduisirent la portée du PRI en le limitant à sa dimension électorale. Toutefois, le gouvernement subnational recomposa le pacte clientéliste en concentrant la distribution des ressources au sein de sa propre bureaucratie. Son contrôle continu sur les élections dans les régions rurales et indigènes et sur les structures locales du PRI lui assura la majorité des voix et limita sévèrement la capacité d’intervention de l’opposition.
Malgré la contestation et la fragmentation du monopole néopatrimonial de la médiation politique, le gouvernement de l’Oaxaca resta l’intermédiaire politique le plus riche et le plus puissant. Grâce au néocorporatisme et à la rénovation du pacte clientéliste, il put continuer à proclamer son caractère irremplaçable pour la gouvernance de l’Oaxaca.
La crise de 2006
L’élection présidentielle de 2000, où Vicente Fox, candidat du PAN, mit fin aux 71 ans du règne du PRI, transforma également le paysage politique oaxaquène. D’un côté, l’alternance au niveau fédéral mit fin au lien organique entre le gouverneur de l’Oaxaca et le président de la République ainsi qu’à ses contraintes politiques informelles, sans pour autant sevrer le PRI oaxaquène du gouvernement subnational (Gibson, 2005). D’un autre côté, les bons résultats relatifs du PRI en Oaxaca et dans quelques autres États subnationaux les transformèrent en bastions de l’ancien parti hégémonique et donnèrent à leurs élites politiques beaucoup de poids à l’intérieur du parti, autant sur le plan des cadres que des politiques poursuivies. Le PRI devint ainsi un défenseur des intérêts politiques subnationaux et, dans une moindre mesure, leur agent auprès des institutions fédérales, inversant son ancien rôle d’instrument fédéral dans la politique subnationale (O’Neill, 2003 ; La Jornada, 2007).
En Oaxaca, l’élite politique continua à dominer aussi bien le PRI régional que le gouvernement subnational. Cela renforça son autonomie et – grâce à la faiblesse du nouveau gouvernement fédéral panista, qui ne comptait pas d’appuis politiques suffisamment solides dans cet État pour faire pression sur son gouvernement – renouvela son rôle d’intermédiaire dominant entre les systèmes politiques fédéral et subnational (Gibson, 2005).
Le gouverneur José Murat tira pleinement profit des circonstances. Dès son arrivée au pouvoir en 1998, il purgea le PRI subnational des partisans de l’ancien gouverneur, Carrasco Altamirano, pour mieux asseoir son contrôle sur les candidatures (notamment celle de son successeur) et les processus de mobilisation du parti. En utilisant tant les ressources budgétaires transférées par la fédération que les instruments gouvernementaux subnationaux pour servir sa clientèle, il réussit à intégrer – ou à réintégrer – au PRI oaxaquène de nombreuses organisations rurales et indigènes, aussi bien qu’urbaines (Santibáñez Orozco, 2004).
Dans ses relations avec la section régionale du SNTE, Murat chercha à rétablir le pacte clientéliste traditionnel et à ritualiser la manifestation annuelle de protestation organisée par le syndicat. Cette manifestation, de plus en plus symbolique, devint le moment de renégocier les salaires des instituteurs ainsi que leur participation à l’administration du système subnational d’éducation publique. Le déclin de la CNTE, le mouvement dissident national et la décentralisation du système d’éducation (que Murat utilisa pour demander davantage de transferts de fonds fédéraux) facilitèrent l’opération (López, 2007).
Par contre, lorsque certains partis ou organisations politiques – notamment le PRD et ses organisations alliées – se montrèrent récalcitrants dans leur opposition, Murat n’hésita pas à recourir à la répression violente, soit de façon directe ou par l’intermédiaire des groupes de choc du PRI (Martínez Vásquez, 2007). De cette façon, le gouvernement subnational encouragea la fragmentation et l’isolement politique caractéristiques de l’opposition oaxaquène.
Cependant, Murat n’arriva jamais à contrôler complètement le système politique oaxaquène ni à freiner la croissance de l’opposition, surtout dans les villes. Son style de confrontation ainsi que la comparaison entre l’évolution politique locale et celle de la fédération alimentèrent une opposition latente qui finit par s’exprimer ouvertement lors de la campagne électorale de 2004.
Une coalition de l’opposition (à laquelle participèrent le PAN, le PRD et Convergencia Democrática ainsi que de nombreuses organisations sociales) dirigée par le maire de la ville d’Oaxaca mena une campagne agressive. Cependant, la fragmentation politique oaxaquène freina ces efforts, car le Partido Unidad Popular (Parti unité populaire), un parti local appuyé, entre autres, par une faction de la COCEI, divisa le vote de l’opposition et garantit la victoire – mince et fort contestée – du PRI (Yescas Martínez, 2007).
Ayant vu son élection contestée, le nouveau gouverneur, Ulises Ruiz Ortiz, dut s’efforcer d’affirmer la légitimité de son exercice du pouvoir. Compte tenu de l’hétérogénéité sociale de l’Oaxaca, les efforts de Ruiz Ortiz touchèrent autant les formes traditionnelles que les formes légales de légitimité. D’un côté, le gouvernement utilisa ses investissements en infrastructure de façon à maximiser sa visibilité, même lorsque leur pertinence était douteuse. Le gouvernement Ruiz Ortiz fut aussi soupçonné d’avoir réduit la taille de certains investissements pour réutiliser ces ressources de façon discrétionnaire et ainsi renforcer le pacte clientéliste le liant à de nombreuses organisations sociales rurales et urbaines (Martínez Vásquez, 2007 ; Recondo, 2007a).
D’un autre côté, Ruiz Ortiz répondit aux demandes de consolidation de l’État de droit provenant des classes moyennes et des intellectuels oaxaquènes en poursuivant les réformes démocratiques hybrides de ses prédécesseurs. La loi d’accès à l’information gouvernementale est représentative de ce processus : dans un premier temps, Ruiz Ortiz bloqua l’adoption du projet de loi soumis par le PRD, mais le reprit à son compte lorsque la pression augmenta, tout en limitant sa portée et en augmentant le nombre d’exceptions admissibles. La loi fut finalement adoptée en septembre 2006 – en pleine crise politique –, mais son contenu ne restreignit que marginalement les activités clientélistes du gouvernement de l’Oaxaca (Johnson, 2006).
Témoignant de sa faiblesse, Ruiz Ortiz durcit sa relation avec les organisations sociales locales qui ne se rallièrent pas ouvertement et explicitement à son gouvernement. De nombreux actes de répression – de l’occupation des bureaux d’un journal d’opposition à l’assassinat de plusieurs dirigeants sociaux – furent répertoriés dès le début de son gouvernement (Martínez Vásquez, 2007 ; Yescas Martínez, 2007). Ce faisant, Ruiz Ortiz semblait chercher à réimposer le monopole néopatrimonial de la médiation politique à tout prix.
Ce durcissement toucha aussi les instituteurs et leur syndicat (le SNTE). Après avoir négocié avec eux en 2005, Ruiz Ortiz opta pour refuser leurs demandes salariales et administratives l’année suivante et fit disperser violemment leur manifestation annuelle au centre-ville d’Oaxaca en juin 2006. Dans une ambiance de tension extrême et étant donné les réseaux sociaux des instituteurs – tissés autour du pacte clientéliste comme en interaction avec les organisations sociales autonomes –, cet acte de répression déclencha une crise politique (Recondo, 2007a).
Dans les jours qui suivirent, une coalition se forma pour exiger la démission immédiate de Ruiz Ortiz. En plus de la section régionale du SNTE, l’Asociación Popular de los Pueblos de Oaxaca (APPO – Association populaire des peuples d’Oaxaca) comprenait d’autres organisations sociales bien établies, des associations étudiantes et des syndicats universitaires, ainsi que des mouvements radicaux proches des guérillas. De juin à novembre 2006, l’APPO mobilisa d’énormes manifestations et paralysa la ville d’Oaxaca à plusieurs reprises (Osorno, 2007).
Si l’APPO attira un bon nombre d’organisations basées dans la ville d’Oaxaca, elle ne réussit cependant pas à s’imposer dans toutes les régions de l’État, restant confinée dans la Mixteca au nord et la Sierra Sur au sud de la capitale. D’ailleurs, seuls quelques courants du PRD, et aucun autre parti politique, adhérèrent à l’APPO.
Essayant de rassembler ces groupes disparates et aux demandes divergentes (sauf en ce qui concerne la démission du gouverneur), l’APPO prit une direction collective multiple et, s’inspirant des us et coutumes indigènes, adopta une politique de délibération ouverte et de prise de décision par consensus. Néanmoins, les activités de l’APPO restèrent concentrées dans la ville d’Oaxaca et sa banlieue (Martínez Vásquez, 2007).
Les tensions entre les tenants d’une ligne révolutionnaire et ceux d’une approche pacifique et modérée finirent par fragmenter l’APPO lorsque les instituteurs, touchés eux-mêmes par d’importantes divisions internes, décidèrent de se retirer en octobre 2006 après avoir obtenu satisfaction quant à leurs demandes syndicales. La radicalisation subséquente de l’APPO et l’émergence de ses liens indirects avec la guérilla menèrent à des confrontations violentes avec la police subnationale et avec la police fédérale, ce qui servit à justifier la répression brutale du mouvement (Yescas Martínez, 2007).
Par ailleurs, l’élite commerciale et un bon nombre d’organisations entrepreneuriales se rangèrent publiquement derrière le gouverneur Ruiz Ortiz et demandèrent à plusieurs reprises le recours à la force publique pour rétablir l’ordre. Lorsque la situation s’aggrava, ces groupes contribuèrent à financer Radio Ciudadana, une radio illégale dont le mandat était de vilipender et d’intimider les partisans de l’APPO (Sorroza Polo, 2006 ; Martínez Vásquez, 2007).
La tenue des élections fédérales de 2006 compliqua la situation en Oaxaca. Au début, le PRD et son candidat présidentiel, Andrés Manuel López Obrador, ne s’intéressèrent pas au conflit, les liens entre le PRI et le SNTE étant bien connus. Cependant, après la répression violente de la manifestation des instituteurs, ceux-ci appelèrent leurs concitoyens à voter pour le PRD, qui obtint ainsi une victoire écrasante.
Sur le plan national, les résultats électoraux furent beaucoup moins clairs et le PRD contesta vivement la courte victoire du PAN et de son candidat, Felipe Calderón. Pour garantir son accession à la présidence, le PAN dut négocier une entente avec le PRI, devenu le représentant de ses bastions subnationaux au palier fédéral. Ainsi, le rapport du Sénat sur la situation en Oaxaca ne recommanda pas d’intervention fédérale, malgré la gravité de la situation. En échange, le PRI reconnut formellement la légitimité de l’élection (Martínez, 2007).
L’élection fédérale de 2006 confirma la faiblesse du PAN en Oaxaca et la dépendance de la fédération vis-à-vis l’élite politique locale pour assurer la gouvernance subnationale – même lors d’une crise de grande envergure. Finalement, la sortie de la crise passa par l’usage de la force publique fédérale pour défendre le gouverneur de l’Oaxaca, tout juste avant la passation de pouvoirs entre Fox et Calderón.
Le PRD national, trop occupé à dénoncer des fraudes électorales au fédéral, n’intervint pratiquement plus dans le conflit oaxaquène. De son côté, le PRD oaxaquène, trop faible et divisé, n’adopta pas non plus de position unifiée dans le conflit. Seules quelques-unes de ses fractions y prirent part, en se situant dans le courant modéré de l’APPO, et furent durement frappées par la répression.
Après l’emprisonnement d’un bon nombre de ses dirigeants, l’APPO se démobilisa rapidement. Les organisations membres récupérèrent leur indépendance et cherchèrent à reconstruire leur relation avec le gouvernement qui puisa dans les ressources mises à sa disposition par le fédéralisme fiscal les moyens de rouvrir le dialogue avec elles et de relancer l’ancien pacte clientéliste. La fragmentation traditionnelle de l’opposition oaxaquène reprit ainsi le dessus (Yescas Martínez, 2007).
Une fois la révolte réprimée, et en accord avec le caractère hybride du régime, les élections législatives de mi-mandat eurent lieu comme prévu en juillet 2007. Ces élections démontrèrent le peu d’impact des partis dans le processus politique subnational et leur dépendance des organisations sociales. Malgré les attentes d’une percée de l’opposition, le PRI gagna tous les postes de député à la majorité relative (25 sur 42) avec 49,6 pour-cent des votes (et un taux de participation de 36,5 pour-cent), confinant l’opposition, divisée et mal organisée, aux postes élus par représentation proportionnelle. Le PRI récupéra en outre la mairie de la ville d’Oaxaca, témoignant ainsi de la réussite, même partielle, des efforts pour relancer le pacte clientéliste (Hernández Navarro, 2007).
Dorénavant, toute tentative de contrôle législatif fut vouée à l’échec jusqu’aux élections subnationales de 2010. Ruiz Ortiz termina ainsi normalement son mandat et ce, malgré un regain de l’activité des guérillas dans certaines régions de l’Oaxaca – actions qui, malgré leur caractère spectaculaire, ne semblèrent pas remettre en question la gouvernance de l’État (López Morales, 2007).
Devenir du néopatrimonialisme oaxaquène
Que reste-t-il du système néopatrimonial de domination de l’Oaxaca ? Il semble malmené par la crise et, dans une perspective plus large, par l’effritement du pacte clientéliste, lui-même mis à mal par la déchéance graduelle du PRI et par les velléités d’indépendance des organisations sociales locales manifestées récemment dans leur participation dans l’APPO (Recondo, 2007a).
Cependant, certains éléments importants du régime néopatrimonial restent en place. L’hétérogénéité sociale de l’Oaxaca est toujours très importante, de même que la fragmentation et l’isolement des forces politiques de l’État – peut-être plus grands encore à la suite de l’échec de l’APPO et de la défaite électorale de 2007. Ainsi, la nécessité d’un intermédiaire politique pouvant garantir la gouvernance subnationale ne semble pas avoir disparu, même si le monopole néopatrimonial de la médiation ne se trouve plus dans les mains du PRI, mais plutôt dans celles de la bureaucratie subnationale, et est fortement contesté dans certaines régions et par certains groupes. Après 2007, Ruiz Ortiz et l’élite politique de l’Oaxaca ne semblent plus avoir de concurrents capables de les déplacer. Qui plus est, leur alliance avec l’élite commerciale a été ratifiée lors de la crise.
La capacité d’hybridation du régime semble être un facteur important de sa survie. Amorcée à la fin des années 1970, lors de la reconnaissance de la place des organisations sociales indépendantes, elle s’est poursuivie dans les années 1980 et 1990 avec la reconnaissance formelle des identités politiques indigènes et les réformes électorales. L’évolution du PRI oaxaquène, désormais contrôlé par le gouverneur, à titre d’instrument électoral, montre bien les éléments de rupture et de continuité dans ce processus.
En particulier, le néocorporatisme semble porter ses fruits. L’expansion du gouvernement subnational lui assura une meilleure extension territoriale, ce qui lui permit de reconstruire son monopole de la médiation politique après chaque cycle de contestation. Pourtant, cette forme d’hybridation semble mieux fonctionner en milieu rural qu’en milieu urbain, où les partis politiques d’opposition sont plus forts et où de nombreuses organisations veillent à préserver leur indépendance effective, quitte à faire face à la répression gouvernementale.
Le processus de recomposition politique faisant coexister des institutions politiques formellement démocratiques avec des pratiques autoritaires a permis au régime oaxaquène d’ouvrir graduellement le système politique sans pour autant remettre en question ni le caractère autoritaire du système de domination, ni sa capacité de se reproduire à long terme. En profitant des interstices entre les institutions formellement démocratiques et les pratiques autoritaires informelles (Helmke et Levitsky, 2006), le processus d’hybridation se poursuit toujours, notamment avec l’adoption de la loi d’accès à l’information en 2006 et le respect inébranlable du calendrier électoral.
Il est clair que la survie du régime oaxaquène dépend aussi de sa capacité de s’assurer le monopole de la communication politique avec les acteurs fédéraux et de bénéficier de leur tolérance à l’égard de ses pratiques autoritaires – et cela malgré la transition démocratique[4]. Le rôle de garant de la gouvernance que le fédéralisme mexicain assigne au gouvernement subnational et la capacité du gouverneur oaxaquène d’obliger le PRI fédéral à représenter ses intérêts assurèrent la survie de Ruiz Ortiz lors de la crise de 2006. Le cycle centrifuge dans lequel se trouve le système politique mexicain en assume donc une part de responsabilité (Hernández Rodríguez, 2008).
Dès sa création, le régime oaxaquène s’est avéré instable. Des cycles de mobilisation contre le système néopatrimonial de domination – dont l’APPO ne représente que le plus récent – peuvent être repérés depuis 1946. Cependant, ce n’est que lorsque l’élite commerciale y participe – ou du moins ne soutient pas ouvertement le gouvernement – que ces mouvements ont obtenu la démission du gouverneur, ce qui ne fut pas le cas en 2006. De toute façon, c’est l’intermédiaire politique et non le système de domination lui-même qui a été remis en question. Celui-ci, grâce au processus d’hybridation, reste toujours capable de se reproduire.
Cependant, deux doutes sérieux subsistent quant à l’avenir du néopatrimonialisme en Oaxaca. Le premier est le recours toujours plus fréquent à la violence, rehaussé par la fermeture au dialogue de Ruiz Ortiz et qui a atteint un sommet lors de la crise de 2006. Ce recours à la violence souligne le déclin de l’hégémonie sociale de la vieille élite néopatrimoniale et révèle une crise dans ses sources de légitimité. Il semble que le gouverneur ait rebroussé chemin depuis et essaye de relancer l’ancien pacte clientéliste. Il est cependant trop tôt pour juger de son succès. Quoi qu’il en soit, si le système politique devient ingouvernable, la fédération pourrait se voir obligée d’intervenir et d’imposer des réformes bien plus profondes que la simple hybridation.
La deuxième menace pesant sur le néopatrimonialisme en Oaxaca est l’évolution du fédéralisme fiscal mexicain. Les ressources provenant des transferts fédéraux ont permis au gouvernement subnational de renouveler le pacte clientéliste interne. Cependant, la permanence de ce flux n’est pas garantie, car elle dépend autant des conditions économiques du pays que de la volonté politique du gouvernement fédéral de le maintenir (Sobarzo, 2005). Sans ces ressources, l’élite oaxaquène ne peut espérer préserver ce qui lui reste du monopole néopatrimonial de la médiation politique.
Reste, à la base, l’hétérogénéité sociale, qui est à l’origine de la fragmentation politique et de la nécessité de médiation de l’Oaxaca. Malgré certaines transformations, l’Oaxaca reste majoritairement rural et détient la plus forte proportion de population indigène du Mexique. La question qui se pose alors devient : sans néopatrimonialisme, comment gouverner l’Oaxaca ? Le poids des structures sociales oaxaquènes est lourd et continuera à influer sur le devenir politique de l’État, quelle que soit la direction que prendra son évolution.
Parties annexes
Note biographique
Julián Durazo Herrmann est professeur de politique comparée des Amériques au Département de science politique de l’Université du Québec à Montréal depuis juin 2007 et directeur par intérim de la Chaire Nycole Turmel sur les espaces publics et l’innovation politique. Il détient un doctorat en science politique de l’Université McGill à Montréal. Ses recherches portent sur la politique subnationale en Amérique latine, le néopatrimonialisme et les enclaves autoritaires, le fédéralisme et les transitions démocratiques. Présentement, il étudie les cas spécifiques d’Oaxaca et de Puebla, au Mexique, et de Bahia, au Brésil. En 2008, il publiait « Frontières territoriales et frontières politiques : la politique subnationale au Mexique » dans la Revue internationale de politique comparée.
Notes
-
[1]
L’auteur remercie Olga Abizaid et Micheline de Sève ainsi que les évaluateurs anonymes de leurs commentaires d’une version antérieure de cet article.
-
[2]
Le SNTE est d’ailleurs le syndicat le plus important du Mexique.
-
[3]
C’est ce que Philip Oxhorn (1998) appelle le néopluralisme.
-
[4]
C’est ce qu’Edward Gibson (2005) appelle boundary control.
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