Résumés
Résumé
Malgré un cadre juridique hostile au pluralisme culturel, la France connaît des mobilisations dynamiques en matière de langues régionales. Ce paradoxe est examiné à partir des mécanismes d’institutionnalisation d’une politique linguistique en Bretagne, qui permettent de comprendre le rôle du droit lorsqu’il est saisi par l’action collective née sur les territoires. La mise en place des pays indique que la question linguistique est peu investie par les principaux acteurs des territoires, les élus. Cela rappelle l’importance de l’action collective dans l’institutionnalisation du droit, mais aussi les faibles perspectives en France d’une gouvernance démocratique.
Abstract
In spite of a legal framework hostile to cultural pluralism, dynamic mobilizations with regard to regional languages take place in France. This paradox is examined through the mechanisms of institutionalization of a linguistic policy in Brittany, which permits to understand the role of the law when it is seized by the collective action generated by territories. The implementation of the pays indicates that the linguistic issue is weakly perceived by the main actors of the territories, the “élus.” This evokes the importance of the collective action in the institutionalization of the law, but also the weak prospects for democratic governance in France.
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Parties annexes
Note sur l'auteur
Yann Fournis est docteur en science politique. Il est actuellement professeur à l’Université du Québec à Rimouski (Département sociétés, territoires et développement). Il travaille sur les nationalismes régionaux, la gouvernance territoriale et la territorialisation du développement économique et social.
Notes
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[1]
. Linda Cardinal et Marie-Ève Hudon, 2001, La gouvernance des minorités de langue officielle au Canada. Une étude préliminaire, Ottawa, Commissariat aux langues officielles.
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[2]
. Jacques Caillosse, 2007, « Questions sur l’identité juridique de la gouvernance », dans La gouvernance territoriale. Pratiques, discours et théories, sous la dir. de Romain Pasquier, Vincent Simoulin et Julien Weisbein, Paris, L.G.D.J, p. 35-64.
-
[3]
. Jacques Caillosse, 1994, « Droit et politique : vieilles lunes, nouveaux champs », Droit et société, no 26, p. 127-154.
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[4]
. Ellen Immergut, 1998, « The Theoretical Core of the New Institutionalism », Politics & Society, vol. 26, no 1, p. 5-34.
-
[5]
. James March et Johan Olsen, 1989, Rediscovering Institutions. The Organizational Basis of Politics, New York, The Free Press, p. 21.
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[6]
. Bertrand Badie et Pierre Birnbaum, 1994, Sociologie de l’État, Paris, Hachette.
-
[7]
. Sidney Tarrow et Charles Tilly, 2009, « Contentious Politics and Social Movements », dans The Oxford Handbook of Comparative Politics, sous la dir. de Carles Boix et Susan Stokes, Oxford, Oxford University Press, p. 435-459.
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[8]
. Cet article est issu d’un travail de doctorat portant sur le régionalisme en Bretagne, qui a été complété par sept entretiens, spécifiquement consacrés aux pays, effectués en novembre 2007 auprès de responsables de structures culturelles à Rennes, dans le pays de Cornouailles et le pays du Centre Ouest Bretagne.
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[9]
. Olivier Nay, 1997, La région, une institution : la représentation, le pouvoir et la règle dans l’espace régional, Paris, L’Harmattan, p. 337-338.
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[10]
. Chris Mantzavinos, Douglass North et Syed Shariq, 2004, « Learning, Change and Economic Performance », Perspectives on Politics, vol. 2, no 1, p. 75-84.
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[11]
. Henry Farrell et Adrienne Héritier, 2003, « Formal and Informal Institutions under Codecision : Continuous Constitution-building in Europe », Governance, vol. 16, no 4, p. 577-600.
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[12]
. Une brève définition s’impose. Par dynamique formelle, nous entendons les processus animés par l’ensemble des politiques publiques territoriales et leurs principaux représentants (les bureaucrates et les grands élus dans les années 1950-1970), puis – pour ce qui nous intéresse ici – strictement les grands élus, c’est-à-dire les acteurs politiques qui, à la tête des institutions locales, sont dotés de la légitimité et des ressources nécessaires à l’incarnation des politiques publiques (ce qui, en simplifiant quelque peu, exclut les élus de base, dont le pouvoir s’exerce plutôt par l’influence). Bref, ce sont les acteurs qui définissent où sont les règles des politiques publiques. Par dynamique informelle, nous entendons les processus liés aux mobilisations des acteurs territoriaux, élus de base ou organisations représentatives d’un secteur particulier de la société territoriale (culturel, économique, etc.), qui participent aux jeux des institutions et des politiques publiques sans avoir l’autorité politique de les définir – ils jouent donc plutôt dans les règles des politiques publiques (éventuellement en décalage par rapport à elles). Les élus occupent donc une place à part, inconfortable, dans ces définitions, en ce qu’ils peuvent participer aux deux types de dynamiques, en fonction de leur position, stratégie ou niveau d’action ou des politiques considérées, ce qui renvoie à leur nature de médiateurs ou « traducteurs » locaux, tôt mise en évidence par Pierre Grémion.
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[13]
. Selon la terminologie de Paul Di Maggio et Walter Powell, 1997, « Le néo-institutionnalisme dans l’analyse des organisations », Politix, vol. 10, no 40, p. 113-154.
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[14]
. Pierre Grémion, 1976, Le pouvoir périphérique, Paris, Le Seuil.
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[15]
. Id.
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[16]
. François Dupuy et Jean-Claude Thoenig, 1985, L’administration en miettes, Paris, Fayard.
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[17]
. Patrice Duran et Jean-Claude Thoenig, 1996, « L’État et la gestion publique territoriale », Revue française de science politique, vol. 46, no 4, p. 580-623.
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[18]
. Albert Mabileau, 1994, Le système local en France, Paris, Montchrestien.
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[19]
. Voir respectivement Patrick Le Galès, 1997, « Gouvernement et gouvernance des régions : faiblesses structurelles et nouvelles mobilisations », dans Les paradoxes des régions en Europe, sous la dir. de Patrick Le Galès et Christian Lequesne, Paris, La Découverte, p. 237-263 et Richard Balme, 1997, « La région française comme cadre d’action publique », dans Les paradoxes des régions en Europe, sous la dir. de Patrick Le Galès et Christian Lequesne, p. 179-198.
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[20]
. Pierre Lascoumes et Jean-Pierre Le Bourhis, 1998, « Le bien commun comme construit territorial. Identités d’action et procédures », Politix, no 42, p. 37-66.
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[21]
. Nay, La région, une institution…, op. cit.
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[22]
. Duran et Thoenig, « L’État et la gestion publique territoriale », op. cit.
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[23]
. Pierre Noreau, 2007, « Mutation de la gestion d’État et mutation du droit public ? Tendances et perspectives », contribution au séminaire virtuel du site collaboratif de recherche disciplinaire sur le droit public « Suis-je l’État ? », [http://dev.ulb.ac.be/droitpublic/fileadmin/telecharger/theme_1/contributions/NOREAU-1.pdf], consulté le 9 décembre 2009, p. 4.
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[24]
. Romain Pasquier, 2004, La capacité politique des régions : une comparaison France-Espagne, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
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[25]
. La dynamique juridique de la régionalisation descendante et l’action collective informelle du régionalisme sont complémentaires en ce qu’elles ont les mêmes objectifs substantiels (le développement de la région conçu comme contribution à la modernisation nationale), elles usent des mêmes méthodes (la négociation resserrée entre élus et bureaucrates autour de l’application régionale des règles nationales) et valorisent les mêmes acteurs (les élites politico-bureaucratiques et socioprofessionnelles).
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[26]
. Selon la littérature de l’époque (P. Grémion, J.-C. Thoenig), le système politico-administratif fonctionne autour de l’adaptation locale de la règle de droit national, qui est une pratique orthodoxe en ce qu’elle est tolérée parce que fonctionnelle : elle introduit une souplesse périphérique – légitime parce qu’activée par les élus – nuançant le cadre juridique homogène du centre. Toutefois, ce jeu prend peu en compte l’action collective que révèle une analyse plus large des territoires ; le cas breton est assez marquant de cette cécité. Le régionalisme breton partage effectivement les objectifs de la politique nationale de développement régional ; mais les objectifs sont déterminés au niveau régional, en vertu d’une mobilisation propre. De même, la création et l’entretien de ce cadre cognitif passent moins par les négociations feutrées des « isolats politico-bureaucratiques » que valorise Pierre Grémion que par de vastes campagnes d’information et de consultation qui trouvent des relais efficaces dans la presse régionale – ce qui se rapproche plutôt du répertoire des mouvements sociaux.
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[27]
. Les épisodes de crise sont particulièrement de révélateurs de l’importance de ces modes d’action collective qui élargissent localement les conflits pour contraindre l’État à une redéfinition profonde des échanges politiques. Ainsi de la mise à sac de la sous-préfecture de Morlaix par des groupes d’agriculteurs en 1961 qui visent – avec succès – à infléchir localement la politique nationale en matière agricole ; ainsi du blocage aux allures insurrectionnelles de la région par la coalition entre les agriculteurs et certains élus locaux en 1968 (le Comité d’Action pour la Bretagne de l’Ouest), qui débouche sur les plus importantes mesures d’aménagement du territoire touchant la région dans l’après-guerre (Plan routier breton, décentralisations industrielles dans le secteur électronique, etc.).
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[28]
. Emmanuel Négrier et Bernard Jouve B. (dir.), 1998, Que gouvernent les régions d’Europe ?, Paris, L’Harmattan.
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[29]
. Structuré autour de villes moyennes rayonnant sur leur arrière-pays, échelon intermédiaire qui jetterait un pont entre les grandes villes (orientées vers l’international) et les zones rurales en difficulté. (Voir Conseil régional de Bretagne, 2000, Contrat de plan État-Région Bretagne, Rennes ; et Conseil régional de Bretagne, 1994, Un Plan pour la Bretagne 1994-1998, Rennes.)
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[30]
. Pasquier, La capacité politique des régions…, op. cit.
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[31]
. Un bilan général, un peu ancien, est proposé par Henri Giordan, 1992, Les minorités en Europe : droits linguistiques et Droits de l’Homme, Paris, Kimé. La question n’a guère évolué depuis, en dépit des avancées au niveau européen. (Voir Dominique Breillat, 2002, « La Charte européenne des langues régionales ou minoritaires : le cas français », La revue juridique Thémis, vol. 35, no 3, p. 697-737.)
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[32]
. Igor Ahedo et Eguzki Urteaga, 2004, La nouvelle gouvernance en Pays Basque, Paris, L’Harmattan.
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[33]
. Si l’action du mouvement associatif est clairement informelle, celle des élus locaux est plus délicate à interpréter puisque, comme on l’a vu, ceux-ci sont les opérateurs majeurs de l’articulation entre les dimensions formelle et informelle de l’action publique. En se concentrant ici sur les politiques publiques de l’échelle régionale, il est possible de considérer que l’action sectorielle et locale des élus de base est informelle en ce qu’elle est seulement l’une des composantes des mobilisations que les politiques régionales viennent formaliser. L’examen de la politique culturelle des pays conduirait au contraire à valoriser la capacité de formalisation des élus au niveau des pays.
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[34]
. Faire l’histoire du mouvement breton dépasse l’objet de cet article ; rappelons seulement que le mouvement breton est né au cours du xixe siècle sous une forme culturelle, avant de prendre une dimension plus politique au début du xxe siècle. L’entre-deux-guerres est une période de consolidation sous ces deux dimensions : tandis que les bases d’un militantisme linguistique, musical et artistique résolument moderne sont posées, la mobilisation politique monte en force (impulsée par le Parti national breton), avant d’être durablement discréditée par une stratégie de collaboration avec les Allemands durant l’Occupation (1940-1944). En conséquence, le mouvement breton se recompose après 1945 avant tout sous une forme culturelle, en investissant le champ de la culture bretonne (langue, musique, danse, etc.), dont le dynamisme contraste fortement avec la marginalité du militantisme politique (nuancée à partir de la fin des années 1960 par l’Union démocratique bretonne, qui s’inscrit dans l’essor local de la gauche française). Actuellement, le regain de la culture bretonne s’identifie largement à celui du mouvement breton lui-même, qui accompagne depuis la fin des années 1960 l’essor des mouvements sociaux et participe un temps à une vigoureuse contestation gauchiste du fonctionnement de l’État et du système politico-administratif local. Sur le mouvement politique breton, lire Michel Nicolas, 1982, Emsav. Histoire du mouvement breton, Paris, édition Syros ; sur le succès actuel de la culture bretonne, voir Jean-Louis Latour et Philippe Le Faou, 2000, La dynamique culturelle bretonne. Lañs sevenadur Breizh, rapport du Conseil économique et social de Bretagne, Rennes, janvier ; sur le mouvement culturel et en particulier en matière linguistique, Yann Fournis, 2004, « Les répertoires du nationalisme culturel breton (1920-2000) », dans Et la Bretagne ? Héritage, identité, projets, sous la dir. de Nathalie Dugalès, Ronan Le Coadic et Fabrice Patez, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 141-179.
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[35]
. Erhard Friedberg et Philippe Urfalino, 1984, Le jeu du catalogue : les contraintes de l’action culturelle dans les villes, Paris, La Documentation française.
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[36]
. Yann Fournis, 2006, Les régionalismes en Bretagne : la région et l’État (1950-2000), Bruxelles, Peter Lang.
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[37]
. Office de la Langue Bretonne, 2003, Brezhoneg 2015 : Le Plan général de développement de la langue bretonne, Rennes, p. 3.
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[38]
. « Le Conseil régional de Bretagne reconnaît officiellement, aux côtés de la langue française, l’existence du breton et du gallo comme langues de la Bretagne. Conscient de ses responsabilités, le Conseil régional s’engage, par ce plan de politique linguistique et en recherchant la plus large association de ses partenaires et, en particulier, des cinq Départements bretons, afin de permettre la pérennisation de la langue et de la culture bretonnes ». (Conseil régional de Bretagne, 2004, Une politique linguistique pour la Bretagne, Rennes, Direction de la Culture, décembre, p. 4.)
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[39]
. Ainsi, certains leaders des associations linguistiques passent du mouvement breton aux nouveaux organismes, tel Per Denez, membre du CELIB moribond, qui passe au Conseil économique et social régional (CESR) avant de gérer l’ICB durant des années ; telle Lena Louarn, dont l’association (Skol an Emsav) négociait avec l’État le contenu de la Charte, et qui passe au Conseil culturel de Bretagne (CCB) puis à l’OLB ; tel Olier Ar Moign, membre lui aussi de Skol an Emsav, qui passe de l’ICB (Service de la Langue bretonne) à l’OLB.
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[40]
. Sur ces questions, voir Nicolas Portier, 2001, Les pays, Paris, La Documentation française – Datar.
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[41]
. Anne-Cécile Douillet, 2003, « Les élus ruraux face à la territorialisation de l’action publique », Revue française de science politique, vol. 53, no 4, août, p. 583-606.
-
[42]
. Voir les documents du Conseil régional : Conseil régional, 2004, Pour une vision stratégique, ambitieuse et partagée de la Bretagne, Rennes ; Conseil régional, 2005, Contrat pour la Bretagne, Rennes ; Conseil régional, 2007, Le Contrat pour la Bretagne – Le contrat en marche, Rennes.
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[43]
. Conseil régional, 2004, Pour une vision stratégique, ambitieuse et partagée de la Bretagne, Rennes, p. 32.
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[44]
. O. Ar Moign, directeur scientifique de l’OLB, entretien 28 novembre 2007 à Rennes.
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[45]
. L’expression est d’Ifig Flatrès, directeur de Ti ar Vro, entretien à Quimper, 30 novembre 2007.
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[46]
. Tangi Louarn, président de Ti ar Vro, entretien à Quimper, 30 novembre 2007.
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[47]
. Marie-Hélène Cosquéric, animatrice culture au COB, entretien à Rostrenen, 29 novembre 2007.
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[48]
. Erwan Le Coadic, agence de développement de l’OLB, entretien à Carhaix, 29 novembre 2007.
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[49]
. C’est-à-dire les projets de la deuxième enveloppe des contrats de pays, qui donne lieu à la négociation entre la région et les pays (la première enveloppe étant consacrée aux seuls projets régionaux et la troisième aux projets revendiqués par les seuls pays).
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[50]
. Conseil régional, 2007, Le Contrat pour la Bretagne – Le contrat en marche, Rennes, p. 42.
-
[51]
. Douillet, « Les élus ruraux face à la territorialisation de l’action publique », op. cit.
-
[52]
. Alain Even et Guy Jourden, 2005, La coopération territoriale : un outil de développement pour la Bretagne, Rennes, Rapport du Conseil économique et social de Bretagne, février.
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[53]
. Philip Pettit, 2007, « Joining the Dots », dans Common Minds : Themes from the Philosophy of Philip Pettit, sous la dir. de Geoffrey Brennan, Robert Goodin, Frank Jackson et Michael Smith, Oxford, Oxford University Press, p. 215-344.
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[54]
. Sidney Tarrow, 2000, « La contestation transnationale », Cultures et Conflits, nos 38-39, p. 187-223.