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Pierre Monette adopte une approche à la fois originale et féconde pour aborder l’histoire du rapport des Canadiens (français) à la révolution américaine. L’auteur de Rendez-vous manqué avec la révolution américaine s’intéresse en effet aux différentes lettres ouvertes adressées aux habitants de la Province of Quebec pendant le conflit impérial, conflit qui oppose treize colonies britanniques d’Amérique du Nord à la Grande-Bretagne dans les années 1770. P. Monette défend dans ce livre l’hypothèse que le Québec est passé à un cheveu de devenir la quatorzième colonie britannique d’Amérique du Nord à se joindre aux États-Unis d’Amérique.
La démonstration de P. Monette est, à cet égard, tout à fait convaincante. Étant donné que treize colonies ont choisi de former les États-Unis d’Amérique, on tend spontanément à décrire l’histoire des États-Unis, avant comme après l’Indépendance, comme s’il était évident que seules ces treize colonies allaient un jour former un unique corps politique. Mais il s’agit d’une illusion, puisque les colonies britanniques en Amérique ne se limitaient nullement à ces treize colonies. La Grande-Bretagne possédait en effet des colonies dans les Antilles, en Nouvelle-Écosse, en Floride, à Terre-Neuve, au Québec, etc. En d’autres termes, lorsqu’on parle de l’Indépendance américaine, il faut toujours garder à l’esprit que seulement treize parmi toutes les colonies britanniques ont choisi l’aventure de l’Indépendance en 1776. Les autres colonies avaient elles aussi des éléments patriotes plus ou moins importants prêts à en découdre avec la Grande-Bretagne et plusieurs d’entre elles ont sérieusement envisagé la possibilité de la rupture. Le livre de Pierre Monette nous apprend que les Canadiens, conquis seulement quelques années plus tôt, ont été sollicités très tôt par le Congrès américain pour s’engager à ses côtés dans l’opposition à la Grande-Bretagne et qu’un certain nombre d’entre eux sont ainsi allés grossir les rangs de l’armée rebelle.
Mais la sollicitation n’est pas venue seulement du côté américain. L’auteur nous apprend en effet que, pendant toute la période de la guerre révolutionnaire, 18 lettres et adresses ont été écrites de part et d’autre de ce conflit à l’intention des Canadiens, dans le but de les convaincre soit de se joindre aux rebelles américains, soit de prendre les armes en faveur de la couronne britannique. Le plus grand mérite de l’auteur est d’avoir eu l’idée de colliger ces textes dans un seul ouvrage. Tous les textes sont en effet intégralement reproduits dans le livre, délicatesse digne de mention. L’intuition de P. Monette, qui se vérifie assez aisément au fil des pages de son ambitieux ouvrage de 550 pages, est que la soi-disant neutralité – voire l’indifférence – des Canadiens de l’époque a été surfaite, en partie par une historiographie ultramontaine qui cherchait avant tout à dissocier les Canadiens de l’aventure républicaine américaine. L’auteur cherche à montrer que, au contraire, la participation canadienne à la Révolution américaine a été beaucoup plus importante qu’on l’a cru jusqu’ici, c’est-à-dire que beaucoup de Canadiens étaient sympathiques à la cause américaine.
P. Monette se heurte cependant à une difficulté importante, soit la relative rareté des documents d’époque qui attestent de cette sympathie à la cause américaine. Son analyse se révèle particulièrement astucieuse à ce chapitre, car il retient comme matériaux de son enquête les lettres elles-mêmes adressées aux Canadiens, notamment celles écrites par les autorités britanniques et ecclésiastiques canadiennes. On savait que ces lettres sont révélatrices de l’importance du Canada pour les belligérants, mais P. Monette nous fait voir qu’elles dévoilent tout un pan de la réalité de la participation canadienne elle-même. On suppose en effet que Mgr Briand ne se serait pas livré à une sévère invective des « sujets rebelles pendant la guerre américaine » si un nombre négligeable de Canadiens avaient contribué à l’invasion américaine du Canada en 1775.
Ce livre intéressera les politologues de bien des façons. Une des thèses secondaires de l’auteur est que les constantes sollicitations et le conflit impérial lui-même ont mené à une politisation accélérée des Canadiens. Les lettres adressées aux Canadiens sont en effet d’abord et avant tout des exercices de réflexion sur la nature du meilleur régime, les belligérants de ce conflit tentant les uns comme les autres de convaincre les Canadiens des qualités intrinsèques du modèle politique qu’ils défendent. Par exemple, la première lettre que le Congrès adresse aux Canadiens comporte une large description des mécanismes (tels le tribunal par jury et l’habeas corpus) qui garantissent la liberté politique des Anglais. Ces descriptions, sur le mode du maître d’école qui fait la leçon à son élève, sont révélatrices non seulement du regard que portent les Américains sur leurs voisins du Nord, mais aussi des conditions de possibilités supposées par eux d’une union politique entre des peuples aussi différents. Pour qu’ils s’unissent politiquement à eux, les Canadiens devront d’abord recevoir une éducation politique. Le livre de P. Monette pullule de tels éléments susceptibles d’intéresser ceux qui se consacrent à l’étude de la chose publique.
Cela dit, l’ouvrage comporte quelques lacunes. D’abord, l’éditeur a choisi de reproduire les textes d’époque non pas à la fin de l’ouvrage, mais directement dans le texte. Ce choix a certains avantages, puisqu’il permet d’avoir directement sous les yeux les textes de l’époque avant d’accéder à l’analyse de P. Monette. Au final, cependant, il s’agit d’un important défaut. En effet, le lecteur qui choisit de tout lire (à la fois la lettre de l’époque et le commentaire sur la lettre offert tout de suite après par P. Monette) se rend vite compte que les commentaires de l’auteur sont pour l’essentiel de longs résumés. Cela donne une impression constante de redondance et de redite. Le lecteur cultivé aura l’impression assez désagréable de se faire constamment expliquer ce qu’il vient juste de (très bien) comprendre en lisant l’original.
Une deuxième difficulté, plus importante cette fois, se situe sur le plan de l’analyse. L’ouvrage comporte une préférence idéologique assez marquée en faveur d’une compréhension de l’histoire de la période en termes de « lutte de classes » (p. 244). Passons sur le cas américain, où une telle compréhension comporte plusieurs difficultés. Dans le cas canadien, il y aurait, selon P. Monette, d’un côté le « peuple », largement défini, qui aurait été sympathique à la cause américaine et, de l’autre, l’élite bourgeoise et cléricale, qui aurait pour sa part appuyé la couronne anglaise. Évidemment, cette thèse n’est pas totalement farfelue. La difficulté tient plutôt au fait que l’auteur ne fournit que très peu de preuves satisfaisantes de cette hypothèse. Non pas aucune, mais très peu. Cela l’amène à invoquer comme preuve la moindre trace potentielle de cette prétendue lutte de classes, parfois jusqu’à commettre des anachronismes. Par exemple, en fonction de cette volonté de prouver que le conflit est « de classes » et non « linguistique », P. Monette se surprend à de très nombreuses reprises que les lettres adressées aux Canadiens pour qu’ils se joignent aux Américains « ne présente[nt] pas la moindre allusion à un éventuel enjeu linguistique » (p. 209). S’il est parfaitement légitime de faire ce constat étant donné nos sensibilités actuelles sur cette question, d’y revenir à de nombreuses reprises devient carrément agaçant. Le fait que les Américains ne mentionnent jamais la question linguistique s’explique pourtant très facilement. D’abord, il n’y pas à l’époque d’unité linguistique nationale comme on la connaît aujourd’hui. À la Révolution française, par exemple, près de la moitié des sujets de Louis XVI ne parlent pas le français. Les Américains eux-mêmes sont beaucoup moins homogènes linguistiquement qu’ils ne le sont devenus. Environ le tiers de la population de la Pennsylvanie en 1776, pour ne retenir qu’un exemple, est de langue maternelle allemande. En d’autres termes, une unité politique ne requiert pas, dans l’esprit des acteurs de l’époque, d’être accompagnée d’une homogénéité linguistique. Les rois eux-mêmes souvent ne parlent même pas la langue de leur peuple. Le fait que cet ouvrage revienne constamment sur le constat de la non-pertinence de l’enjeu linguistique de l’époque, sans par ailleurs en fournir une explication satisfaisante, ne prouve rien d’autre qu’il ne s’agissait pas là d’un enjeu pour l’époque…
Ces commentaires ne doivent pas, cependant, porter ombrage aux nombreuses qualités de l’ouvrage. Il importe de mentionner les efforts louables de l’auteur pour rendre le livre agréable à consulter de la première à la dernière page. Ainsi, il revient de manière épisodique sur plusieurs personnages importants de la période, comme Ethan Allen, Samuel Adams ou Benedict Arnold, un peu comme dans un roman. Il nous permet de les suivre pendant les différentes étapes de la Révolution américaine, toujours de manière très pertinente. Qui plus est, l’auteur a fait un effort de vulgarisation tout à fait admirable des enjeux de la période révolutionnaire américaine. Étant donné la qualité générale de l’ouvrage, l’inclusion d’une chronologie à la fin, la qualité de la bibliographie, l’excellente vulgarisation des enjeux de l’époque et la grande lisibilité du livre, celui-ci constitue un excellent point de départ pour toute personne désireuse de comprendre les enjeux de la Révolution américaine pour le Québec de l’époque. Il ne reste qu’à souhaiter que ce livre devienne le point de départ d’une nouvelle réflexion sur les processus de politisation des Canadiens (français).