Les travaux d’Axel Honneth, nouveau directeur de l’Institut de recherche sociale depuis 2001 (École de Francfort), sont de plus en plus connus du public francophone. Après les importantes traductions La lutte pour la reconnaissance parue en 2000 et La société du mépris parue en 2006, voici qu’est maintenant disponible ce court essai à la fois dense et compact, subtil et d’une belle érudition sur une des idées-phares de toute la pensée critique, à savoir très justement celle de réification. Qu’est devenue cette idée qui fut naguère un véritable leitmotiv et qui s’est surtout vue cristallisée dans les écrits de Georg Lukács ? C’est pour répondre à cette question que Honneth a préparé ce Petit traité de théorie critique (suivant le sous-titre de l’ouvrage). Mais, plus qu’une simple histoire des idées, le texte se veut une réplique au renouveau pour le moins inquiétant de certains phénomènes réifiants aujourd’hui. Se demander « si le concept de “réification” peut être aujourd’hui utilisé avec pertinence » (p. 21) force à revoir ce qu’en a dit G. Lukács et plus particulièrement dans son Histoire et conscience de classe qui date de 1923. D’aucuns se souviendront de toute l’importance accordée au capitalisme comme explication de la réification dans ce livre. Pour Lukács, le devenir-chose des relations humaines n’est que le fruit de l’extension des échanges marchants ; c’est cette extension qui fait que les objets ne sont plus considérés que comme source possible de profit, qu’autrui se voit tellement instrumentalisé qu’il en vient à être considéré comme objet et que soi-même, c’est-à-dire les propres capacités et les besoins de l’homme, se réduit à la seule dimension de la rentabilité économique. Assurément, ce Zeitdiagnose, cette critique du temps présent chez Lukács, est tout à fait inséparable d’une anthropologie philosophique. La thèse procède par généralisation successive en ce que la réification s’est répandue à l’ensemble de la quotidienneté moderne, de sorte qu’elle est « devenue une “seconde nature” de l’homme dans le capitalisme » (p. 24). Il ne saurait être question d’une simple erreur de catégorie ni d’une seule faute morale ; la réification relève plus fondamentalement d’une praxis manquée pour Lukács. Ce qui n’est cependant pas sans soulever la question de ce que pourrait être, a contrario, une praxis vraie ou authentique. Celle-ci serait-elle plus « directe », « organique », « intersubjective » ? Et comment pourrait-elle l’être ? Ce sont désormais ces questions qui doivent indiquer le projet « honnethien », c’est-à-dire celui de penser l’envers de la réification à partir des traces laissées par Lukács, tout en dépassant les apories de sa pensée. Parlant d’anthropologie philosophique, Honneth ne peut passer sous silence toute l’affinité intellectuelle qui unit les réflexions de Lukács avec celles à peu de chose près contemporaines de Martin Heidegger et de John Dewey. Ces philosophes aussi cherchent quelque chose comme une solution de rechange à la représentation par trop traditionnelle opposant un sujet neutre et un monde objectif. Pour l’auteur d’Être et temps, d’abord, c’est bien toute la philosophie moderne qui est marquée par une sorte de « cécité ontologique » dans son incapacité à voir que « le monde est toujours déjà ouvert pour l’activité du Dasein » (p. 35). C’est alors le concept de « souci » ou « d’engagement soucieux » qui doit venir marquer cette participation existentielle, première, indéfectible au monde, venant, du coup, se lover sous n’importe quelle forme de réification (c’est là la grande force de Heidegger selon Honneth, son ontologie épurée, mais également sa plus grande limite puisqu’elle est difficile à traduire en termes sociologiques). En ce qui a trait …
La réification. Petit traité de théorie critique, d’Axel Honneth, traduit de l’allemand par Stéphane Haber, Paris, Gallimard, 2007, 141 p.[Notice]
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Jonathan Roberge
Université d’ Ottawa