Résumés
Résumé
Quand il est reconnu que les pratiques des partis politiques ne correspondent pas à leur discours, il y a perte de crédibilité de la part des partis. Les caractéristiques des partis les rendent plus susceptibles que les administrations et les groupes d’être accusés de ne pas agir conformément à leur discours. On peut distinguer cinq fonctions que le discours remplit par rapport à la pratique : les fonctions d’affichage, d’occultation, de légitimation, de contestation et de traitement des contradictions. Pour chacune de ces fonctions des exemples sont donnés d’écarts entre le discours et les pratiques des partis, puis des correctifs sont proposés. Ces correctifs consistent, dans les termes de Max Weber, à tempérer les excès qui sont dus aux convictions, sincères ou calculées, des partis par le sentiment de leur responsabilité face aux publics.
Abstract
When it is recognized that the actions of the parties are different from their speech, these organizations suffer from a loss of credibility. The parties’ characteristics are such that these political actors are more prone than administrations and groups not to act in conformity with their speech. Five functions of speech in relation with action can be singled out : display, concealment, legitimation, contestation, and treatment of contradictions. Some examples are given in the article showing how the actions of the parties can differ from their speech in each of these functions. Some correctives are suggested, all of them consisting, in Max Weber’s words, in moderating the parties’ convictions—sincere or calculated— through the sense of their responsibility regarding the public.
Corps de l’article
Le propos de cet article est de présenter quelques réflexions sur les écarts entre le discours et les pratiques des partis politiques. Ces écarts sont une des causes de la perte de crédibilité des partis politiques et de la baisse de la participation électorale, un problème de taille pour ce qui est du fonctionnement de nos systèmes politiques. Il vaut donc la peine d’aborder cette question et de suggérer des correctifs appropriés.
Même si le problème est important, il a surtout fait l’objet jusqu’à maintenant de jugements sommaires et moralisateurs. Parmi les rares analyses rigoureuses qui ont porté sur le sujet, la plupart ont été faites avant les années 2000[1].
Notons d’abord qu’il arrive le plus souvent que les partis politiques ont des pratiques qui sont conformes à leur discours. Il arrive aussi que les écarts que manifeste le discours des partis par rapport à leurs pratiques ont des effets positifs, quand ils sont reconnus et font l’objet d’autocritiques. Ces autocritiques feront d’ailleurs partie des correctifs que nous suggérerons à la fin du présent article, après nous être concentré sur les actions des partis qui ne sont pas conformes à leur discours, et ce à propos de cinq fonctions que remplit le discours par rapport à la pratique.
Pourquoi avoir choisi les partis
Le choix des partis pour traiter des écarts entre le discours et la pratique s’explique par l’intérêt que nous leur portons [2], mais aussi par le fait que, parmi les acteurs politiques, ce sont ceux qui sont les plus susceptibles d’être accusés de ne pas toujours agir de façon conforme à leur discours. Il y a plusieurs raisons à cela. Elles tiennent au caractère particulier de ces organisations que sont les partis politiques, ce sur quoi on n’insiste pas suffisamment quand on traite des écarts entre le discours et les pratiques. Trois caractéristiques des partis apparaissent particulièrement significatives à cet égard.
Premièrement, les partis, contrairement aux autres organisations politiques, sont des organisations multisectorielles, en ce sens qu’ils doivent prendre position sur des problèmes qui relèvent un peu de tous les secteurs d’activité : la santé, l’éducation, la culture, les transports, la sécurité publique, le développement économique, les relations internationales, etc. Plus une organisation est multisectorielle, plus il y a de risques qu’il y ait quelque part des écarts entre son discours et ses pratiques. Les deux autres types d’organisations qui participent à la politique et aux politiques dans la société, soit les administrations et les groupes, sont beaucoup moins exposées à ces risques parce qu’elles sont le plus souvent unisectorielles. C’est évidemment le cas des administrations, mais c’est aussi le cas de la plupart des groupes. Même quand ils s’intéressent à plus d’un secteur d’activité, ils ne sont jamais aussi multisectoriels que les partis.
Deuxièmement, les partis sont des organisations qui sont plus publiques que les administrations et les groupes. Ils fonctionnent le plus souvent à visage découvert sur la place publique, bien plus que les deux autres types d’organisations. De façon paradoxale, on peut dire qu’il n’y a rien de moins public que les administrations publiques. Elles sont des milieux relativement fermés, à l’exception de leur sommet politique et de leur base faite de fonctionnaires de contact, si bien qu’elles peuvent voiler plus facilement que les partis les écarts entre leur discours et leurs pratiques. Pour des raisons différentes, les groupes sont eux aussi des organisations moins visibles que les partis, surtout quand ils pratiquent le lobbying, une activité qui est cependant devenue plus transparente parce que plus réglementée qu’elle ne l’était il y a quelques décennies.
Troisièmement, les partis sont des organisations qui sont plus en compétition entre elles que les administrations et les groupes. Cette compétition est aussi plus décisive car, dans l’élaboration des politiques et des autres actions publiques, ce sont les partis et en particulier les partis de gouvernement qui ont le dernier mot, même s’il arrive qu’il leur soit soufflé par d’autres. Deux grands auteurs, A.M. Hocart[3] et Paul Veyne[4], nous aident à comprendre pourquoi entre les partis en compétition l’existence d’écarts jugés négatifs entre le discours et la pratique est tout particulièrement préjudiciable. Hocart, au terme de sa grande enquête sur l’origine du gouvernement, arrive à la conclusion que ce que veulent les gens, ce n’est pas le gouvernement, mais la vie. Autrement dit, ils veulent que le gouvernement assure le bien-vivre en le développant ou en le protégeant contre ce qui le menace. C’est ainsi, selon Veyne, que les gouvernants manifestent leur supériorité, qu’ils sont applaudis par des publics qui cherchent à être rassasiés de « pain et de cirque ». Cette supériorité est menacée quand les gouvernants et ceux qui aspirent à le devenir n’ont pas des pratiques conformes à leur discours, qu’ils promettent le bien-vivre sans arriver à l’assurer.
Notons que les trois caractéristiques que nous venons de présenter s’appliquent surtout aux grands partis, ou partis majeurs[5], et que les écarts jugés négatifs par les publics électoraux ou autres sont particulièrement préjudiciables dans le cas des partis de gouvernement.
Les fonctions du discours par rapport aux pratiques
On peut distinguer un certain nombre de fonctions que le discours remplit par rapport aux pratiques. Nous entendons ici par fonctions ce à quoi sert le discours quand il parle des pratiques. Nous allons traiter de ces fonctions pour donner des exemples des écarts entre le discours et les pratiques des partis politiques et pour ensuite proposer des correctifs à ces écarts.
Il n’existe pas à notre connaissance de typologie des fonctions ainsi entendues, c’est pourquoi nous en avons construit une qui n’est pas fondée sur une théorie, mais plutôt sur l’observation de la conduite des acteurs sociaux.
De façon provisoire nous proposons qu’il y a cinq fonctions remplies par le discours à propos des pratiques des acteurs, soit les fonctions d’affichage, d’occultation, de légitimation, de contestation et de traitement des contradictions.
La fonction d’affichage
La fonction d’affichage consiste dans la présentation de pratiques passées, présentes ou futures pour montrer qu’elles ont été, qu’elles sont ou qu’elles seront conformes au discours tenu sur elles.
Il peut s’agir du passé. Ainsi le Parti libéral du Québec prétend que dans le passé les sept valeurs qui le caractérisent, selon Claude Ryan[6], se sont traduites dans des pratiques politiques de la part de ce parti qui ont permis de faire progresser le Québec. Ces sept valeurs sont les libertés individuelles, l’identification au Québec, le développement économique, la justice sociale, le respect de la société civile, la vie politique à l’enseigne de la démocratie et l’appartenance canadienne.
Évidemment, l’adéquation entre ce discours sur les valeurs et les pratiques du Parti libéral est contestée par les adversaires du parti et, parfois même, à l’intérieur du parti. C’est le cas en particulier de la valeur d’identification au Québec et, plus récemment à l’occasion du premier mandat du gouvernement Charest, de la valeur de respect de la société civile[7].
Il arrive que l’affichage qui est fait de pratiques à être réalisées dans le futur se traduise par des promesses ou des engagements électoraux qui sont formulés de façon telle, dans la frénésie d’une campagne électorale, qu’ils seront démentis quelques années plus tard. Ainsi on déclare « nous allons mettre fin à l’engorgement des urgences » ou encore « nous allons faire diminuer le décrochage scolaire au niveau secondaire ». Ces engagements peuvent avoir un effet positif sur les électeurs au moment où ils sont pris, mais, s’ils ne sont pas tenus, l’effet peut être désastreux sur ces mêmes électeurs à l’élection suivante.
Quand des engagements jugés importants par les électeurs ne sont pas respectés, le gouvernement se montre incapable d’assurer le bien-vivre qu’il promet. Au lieu d’être applaudi, il est hué. Il fait la preuve de son infériorité plutôt que de sa supériorité, ce qui le condamne généralement à l’opposition.
Il y a aussi des affichages de la part des partis qui ne retiennent que des aspects partiels dans les résultats des pratiques. Il en est souvent ainsi à propos de la croissance économique. On retient les indicateurs positifs, mais on ne retient pas les indicateurs négatifs, alors que les partis d’opposition font le contraire. Ils parlent des indicateurs négatifs plutôt que des indicateurs positifs.
Cet affichage partiel qui consiste à minimiser ou à maximiser les écarts entre le discours et la pratique a cependant des effets limités sur les électeurs, d’une part parce que le sentiment est répandu qu’on peut faire dire toutes sortes de choses aux chiffres et d’autre part parce que les électeurs sentent bien que « tout cela est de la chanson », comme le disait un vieux paysan de l’île d’Orléans dans les années 1960.
Ajoutons que d’autres acteurs que ceux des partis politiques peuvent contribuer à montrer le caractère mensonger de ces affichages partiels. On pense aux journalistes et aux experts, qui n’ont toutefois pas toujours la visibilité ni l’habileté requises pour faire passer leurs messages.
La fonction d’occultation
La fonction d’occultation est le contraire de la fonction d’affichage. Il ne s’agit pas de présenter des pratiques passées ou présentes, mais de les voiler ou de les dissimuler totalement ou partiellement.
Nous venons de voir qu’il peut y avoir dissimulation partielle dans l’affichage, ce qui montre bien que les fonctions de dissimulation et d’affichage se recouvrent en partie. Ainsi, comme le montre André Pratte[8], s’il y a des divisions dans l’organisation interne des partis ou encore si un sondage est défavorable, les responsables du parti chercheront à occulter totalement ou partiellement dans leur discours les résultats des pratiques en cause, pour ne pas nuire à leur recherche de supériorité sur les adversaires.
Murray Edelman[9] est sans doute l’auteur qui a le mieux cerné cette fonction d’occultation des pratiques politiques par le discours. Cela fait partie, selon lui, de la fonction symbolique de la politique :
Une manoeuvre très courante, en la matière, consiste à promulguer des lois qui promettent de résoudre ou d’atténuer les problèmes, même si tout indique qu’ils n’y réussiront pas. Bien que ce stratagème ait été abondamment étudié, il s’est de tout temps révélé très efficace pour calmer les mécontents et conférer une légitimité aux pouvoirs établis : les réglementations qui laissent les consommateurs à la merci des grandes entreprises, les traités de désarmement qui autorisent ou encouragent l’accumulation des armes, les aides sociales qui n’améliorent guère la condition des nécessiteux, les lois contre la criminalité qui n’ont que peu d’impact sur la fréquence ou l’incidence des crimes, tous ces gestes présentent un intérêt politique évident[10].
Cette occultation de pratiques non conformes à ce qui avait été promis dans des discours rassurants est surtout susceptible de se produire en l’absence de groupes influents capables de veiller aux intérêts des publics visés par l’occultation.
Aux domaines signalés par Edelman on peut ajouter celui de l’accès à l’information gouvernementale. Les gouvernements rassurent les citoyens en prétendant que cet accès est garanti, à certaines conditions, mais ces conditions sont tellement contraignantes que seuls des spécialistes, comme les journalistes, peuvent profiter de cet accès. Le discours gouvernemental occulte des pratiques qui ne correspondent pas à ce qu’il prétend.
L’occultation de pratiques politiques dans le discours des partis caractérise également les phénomènes de clientélisme. À ce propos, il est intéressant de noter qu’avant les années 1960, au Québec, le clientélisme n’était pas occulté, mais affiché par les partis de gouvernement. Il en était ainsi, tout au moins, pour le « petit » patronage et le patronage collectif au profit des municipalités et des commissions scolaires[11]. Les pratiques de clientélisme étaient considérées comme de la philanthropie, si bien qu’il n’était pas question de les dissimuler. Il fallait au contraire les afficher pour qu’elles aient le plus d’impact possible. Il n’en est plus de même maintenant que le clientélisme est considéré comme une pratique inéquitable qui profite aux proches et aux amis du régime et que leur révélation a toutes les chances d’avoir des impacts plus négatifs que positifs.
La Commission Gomery a révélé des pratiques de clientélisme que le Parti libéral du Canada avait occultées. Des partisans disposant de contacts utiles avec des autorités politiques ou administratives ont profité de contrats gouvernementaux ou bien pour s’enrichir eux-mêmes, ou bien pour verser des sommes d’argent à l’organisation du parti. Cette occultation une fois révélée a eu, comme on le sait, des impacts négatifs sur les résultats électoraux du Parti libéral fédéral au Québec.
La fonction de légitimation
Les fonctions d’affichage et d’occultation ne comprennent pas, explicitement tout au moins, des jugements de valeur sur les pratiques qu’elles révèlent ou qu’elles dissimulent. Les fonctions de légitimation et de contestation, au contraire, comportent des jugements qui viennent justifier ou contester les pratiques politiques des partis.
La fonction de légitimation est très courante de la part des partis. Elle consiste à justifier des pratiques ou des absences de pratiques, passées, présentes ou futures, même si certaines d’entre elles ne sont pas conformes à des normes qu’on peut tenir à leur propos.
La justification peut porter sur des pratiques passées. Par exemple, le Parti québécois se défend d’avoir incité des employés du secteur public à prendre une retraite hâtive en disant qu’il voulait ainsi favoriser l’atteinte du déficit zéro. Ou encore, des fédéralistes légitiment les interventions des forces fédérales lors du référendum de 1995, même si elles contreviennent à des normes du Québec, en disant qu’elles étaient nécessaires pour sauver le Canada.
La fonction de légitimation peut aussi s’exercer à propos de pra- tiques présentes. C’est ainsi qu’il arrive fréquemment que les partis qui accèdent au gouvernement disent ne pas pouvoir réaliser certains de leurs engagements parce que la situation financière que leur a laissée le gouvernement sortant est pire que ce qu’ils avaient prévu. Ou encore on justifie la pratique du bâillon en fin de session, même si on l’avait dénoncée dans l’opposition, en faisant valoir que ce geste est rendu nécessaire par les manoeuvres dilatoires des partis adverses.
Il peut aussi arriver que la fonction de légitimation soit exercée pour justifier que des pratiques valorisées ne soient pas mises en oeuvre dans le présent, mais reportées dans le futur quand des conditions prétendues plus favorables seront remplies. On pense aux positions du Parti québécois sur la réforme du mode de scrutin, mais aussi sur la décentralisation politique au Québec, deux réformes qui ne pourraient advenir selon ce parti que dans un Québec indépendant.
Enfin, il est fréquent que les partis de gouvernement justifient leur action en lui attribuant des résultats qui sont dus surtout à d’autres facteurs. Ils prétendent, par exemple, qu’ils ont créé plus d’emplois que le gouvernement précédent durant une période comparable de temps, alors qu’il est reconnu par les spécialistes que les gouvernements ont une influence limitée sur la création d’emplois en dehors du secteur public.
Comme dans le cas des promesses excessives qui sont affichées, mais qui ne peuvent pas être tenues tout à fait, ces prétentions risquent de se retourner contre les partis de gouvernement qui les expriment. Les électeurs, qui ne sont pas fous, ne peuvent manquer de penser que si les gouvernements prétendent créer des emplois, ils doivent être également tenus pour responsables de ne pas en créer ou de ne pas en créer suffisamment.
La fonction de contestation
Un peu comme la fonction d’occultation est l’inverse de la fonction d’affichage, la fonction de contestation est l’inverse de la fonction de légitimation. Elle consiste pour un parti à critiquer les écarts entre le discours et la pratique chez ses adversaires.
L’exercice des fonctions de légitimation et de contestation dépend généralement de la position occupée par un parti au parlement. Et comme ces positions sont interchangeables, les deux fonctions le sont également. Comme l’écrit André Pratte,
On peut jauger l’absence de sincérité des parlementaires à l’occasion des changements de régime. Il ne faut que quelques semaines pour que l’ancien parti gouvernemental, devenu l’opposition, lance à la face du nouveau gouvernement exactement les mêmes critiques que celles qui lui étaient auparavant adressées. Arrivés au gouvernement, les membres de l’ancienne opposition entreprennent, eux, de défendre avec acharnement les politiques qu’ils décriaient quelques jours plus tôt[12].
Pratte donne l’exemple des débats sur les taux d’intérêt élevés au Canada, au début des années 1980. Les conservateurs, alors dans l’opposition, ne cessent de demander au gouvernement libéral d’intervenir pour faire baisser ces taux. Mais une fois qu’ils sont portés à la direction du gouvernement, en 1984, le ministre conservateur des Finances déclare que le Canada vit en système financier ouvert et que les taux d’intérêt réagissent aux forces du marché. Autrement dit, le gouvernement ne peut rien faire.
Le Parti libéral de Jean Chrétien promet un peu plus tard, au début des années 1990, d’abolir la taxe sur les produits et services (TPS) et de lui substituer un dispositif qui produira des recettes tout aussi élevées et qui sera plus juste à l’égard des consommateurs et des petites entreprises. À mesure qu’approchent les élections de 1993, les propos deviennent plus évasifs et finalement le gouvernement libéral élu concède, en mai 1996, que la taxe introduite par les conservateurs ne disparaîtra pas.
On pense également à l’opposition libérale, à Ottawa, qui a reproché au gouvernement conservateur de ne pas prendre de mesures suffisantes pour que le Canada respecte autant que possible le protocole de Kyoto, alors que le gouvernement libéral précédent n’avait pas fait mieux en ce sens.
Au Québec, la contestation par le Parti québécois des mesures prises par les libéraux en santé n’a pas été conforme aux pratiques péquistes. Après que les gouvernements Parizeau et Bouchard eurent fait des coupures dans ce secteur, contrairement à leurs promesses, l’opposition péquiste de 2003 à 2007 a reproché au gouvernement libéral de ne pas corriger suffisamment une situation que le Parti québécois avait lui‑même créée en bonne partie de 1994 à 2003.
La fonction de traitement des contradictions
Cette fonction désigne à la fois l’usage du discours qui vise à révéler des contradictions dans les pratiques et celui qui nie ces contradictions ou prétend pouvoir les résoudre.
À la différence des fonctions précédentes, la fonction de traitement des contradictions porte sur plus d’un ensemble de pratiques pour les relier en montrant que ces contradictions peuvent ou non être résolues.
La complexité des actions gouvernementales ou encore le manque de coordination entre elles sont à l’origine de ces contradictions affirmées ou niées. C’est ainsi que le développement de l’agriculture va souvent dans le sens contraire de la préservation de l’environnement ou, de façon plus subtile, que la décentralisation fonctionnelle en santé, en éducation, dans le domaine de la culture, du tourisme… est contraire à une décentralisation politique qui permettrait de coordonner sur le territoire ces différentes activités.
C’est le propre des idéologies ou des utopies de chercher à démontrer qu’on peut faire tenir ensemble ou non des pratiques plus ou moins incompatibles. Karl Mannheim définit bien la différence entre les tenants d’une idéologie et ceux d’une utopie[13] :
Quand une idée est étiquetée « utopique », elle l’est ordinairement par un représentant d’une époque déjà dépassée. D’autre part, la représentation des idéologies comme idées illusoires, mais adaptées à l’ordre actuel, est généralement l’oeuvre de représentants d’un ordre d’existence qui est encore en voie d’apparition. C’est toujours le groupe dominant, en plein accord avec l’ordre existant, qui détermine ce qui doit être considéré comme utopique, tandis que le groupe ascendant, en conflit avec les choses telles qu’elles existent, est celui qui détermine ce qui est jugé comme idéologique.
On peut dire que dans les années 1970, au Québec, le Parti libéral considérait comme utopique le projet souverainiste en prétendant que le développement économique du Québec était incompatible avec l’indépendance du Québec. À l’inverse, le Parti québécois, en rupture avec l’ordre existant, considérait le fédéralisme comme une idéologie incompatible avec la volonté du Québec d’assumer son destin et de se donner les politiques de son choix.
À l’heure de la mondialisation, le traitement idéologique ou utopique des contradictions se retrouve fréquemment dans le discours des partis, ici ou ailleurs. Ainsi, il y a ceux qui prétendent que le nationalisme est incompatible avec la mondialisation et ceux qui prétendent le contraire. Ou encore il y a ceux qui prétendent que l’intervention des forces armées en Afghanistan est compatible avec la reconstruction de ce pays et ceux qui soutiennent que la présence des militaires étrangers est incompatible avec cette reconstruction.
On pense aussi aux débats sur les fusions municipales au Québec, au début des années 2000. Des partisans utopiques des fusions faisaient valoir qu’elles entraîneraient des économies d’échelle. Les adversaires, défenseurs de l’idéologie de l’autonomie municipale, prétendaient au contraire que le renouvellement des conventions collectives dans les nouvelles municipalités fusionnées rendrait impossibles les économies d’échelle.
Pour une réconciliation du discours et des pratiques
Nous avons présenté les cinq fonctions du discours comme autant de moyens pour les partis politiques de traiter de leurs pratiques et de celles des autres partis, qu’elles soient présentes, passées ou futures, en insistant sur les écarts qui existent entre le discours et la pratique des partis.
Nous notions en commençant que ces écarts étaient une des causes de la perte de crédibilité des partis et qu’ils portaient ainsi atteinte à leur recherche de supériorité et à leur capacité d’être applaudis par des électeurs à la recherche d’un bien-vivre assuré par les partis.
On peut aussi voir les écarts entre le discours et les pratiques comme Max Weber[14], qui oppose l’éthique de la conviction à celle de la responsabilité. Les deux sont nécessaires, mais difficilement conciliables. Il y a selon Weber deux péchés mortels en politique : ne défendre aucune cause et ne pas avoir le sens de sa responsabilité. Et il attribue à la vanité des personnages politiques la tentation de commettre l’un ou l’autre de ces deux péchés mortels, ou les deux à la fois.
Nous pouvons montrer que la correction des écarts entre le discours et les pratiques dans les cinq fonctions que nous avons distinguées peut se faire par des règles ou des lignes de conduite qui permettent de réconcilier l’éthique de la conviction et celle de la responsabilité, et d’augmenter ainsi la crédibilité des partis.
Les correctifs aux écarts dans la fonction d’affichage
Nous avons noté que dans l’affichage de leurs pratiques les partis s’engagent souvent de façon trop absolue envers des actions qu’ils risquent d’être incapables de réaliser s’ils sont appelés à former le gouvernement. Ils le font généralement pour montrer qu’ils défendent des causes et que, dans le langage du management public, ils se donnent des obligations de résultat. Dans un article récent, Ian D. Clark et Harry Swain[15] montrent les limites de cette technique dans la mise en oeuvre des politiques à l’intérieur de la fonction publique. Ces limites sont encore plus grandes quand on considère l’ensemble des processus de réalisation des politiques.
Les engagements avec obligation de résultat, s’ils ne sont pas tenus ou s’ils ne sont tenus que partiellement, se retournent contre les partis qui les ont faits alors qu’ils étaient dans l’opposition ou qu’ils formaient le gouvernement sortant. Les électeurs estiment alors avec raison que les partis ne sont pas fiables et qu’ils n’ont pas le sentiment de leur responsabilité dans les promesses qu’ils font.
Parce qu’ils sont des acteurs parmi d’autres dans la réalisation des politiques, les politiciens devraient se limiter à des engagements qui portent sur le processus de conversion des inputs en outputs plutôt que sur les résultats de cette conversion, pour reprendre les termes de l’évaluation des politiques[16]. Autrement dit, les engagements, surtout dans les secteurs que les partis maîtrisent mal, devraient se limiter à dire quelque chose comme ceci : nous allons tout faire pour que nos promesses se transforment en résultats, tout en étant conscients de la difficulté de la tâche. Les convictions exprimées dans un tel discours risqueraient moins d’être niées dans la pratique.
Les correctifs aux écarts dans la fonction d’occultation
La fonction d’occultation est celle qui a les conséquences les plus négatives sur les perceptions par le public des convictions et du sens de la responsabilité des politiciens, quand ce qui était caché est révélé. Des deux volets que nous avons distingués dans l’occultation, celui qui tient au caractère symbolique de la politique et celui qui tient au clientélisme, le second est évidemment le plus menaçant pour les politiciens.
Quand des phénomènes de clientélisme sont révélés, les coupables sont déconsidérés pour ce qui est de leurs convictions comme de leur sens de la responsabilité. La meilleure façon de corriger ces déviations est évidente. Il s’agit de rendre transparent ce qui était dissimulé ou occulté. Le gouvernement du Québec a agi en ce sens, en 2002, après qu’eurent été révélées les démarches d’un partisan du Parti québécois pour favoriser l’octroi d’une subvention à une organisation pour laquelle il était démarcheur et pour s’enrichir personnellement à la suite de ces démarches. Un poste de commissaire au lobbyisme a été créé et les lobbyistes ont été appelés à s’inscrire à un registre public, accessible à ceux qui veulent bien le consulter.
Le volet qui tient à ce qu’Edelman a nommé le caractère symbolique de la politique exige des correctifs moins radicaux, auxquels pourraient contribuer les partis, mais aussi les groupes et les administrations, en facilitant l’accès à l’information manquante sur les politiques dites symboliques. Les pratiques mal connues qui découlent de ces politiques symboliques menacent moins les partis que le clientélisme, sauf si elles laissent croire qu’ils ont manqué au sens de leur responsabilité, c’est-à-dire à leur capacité de répondre aux attentes des citoyens.
Les correctifs aux écarts dans la fonction de légitimation
Nous avons vu que la fonction de légitimation pouvait consister pour un parti à justifier son inaction par les contraintes qu’il a héritées d’un parti adverse, ou encore à légitimer son action par une lecture partielle des résultats positifs atteints, attribués plus ou moins faussement à son intervention.
Un élément commun à ces variantes de la fonction de légitimation réside dans l’illusion qu’un parti de gouvernement donne qu’il a le pouvoir de tout faire pour satisfaire ses publics dans les causes qu’il défend, à moins que d’autres partis ne lui imposent des contraintes qui limitent son action.
Quand ils tiennent un tel discours, les partis de gouvernement trompent leurs publics sur ce dont ils sont vraiment capables et responsables. Heureusement, le discours des partis a commencé à changer à cet égard, du moins de la part de ceux qui sont en faveur d’un État réduit, ou plus modeste, pour reprendre les termes de Michel Crozier[17]. C’est dans cette direction qu’il faut, selon nous, apporter des correctifs aux écarts dans l’exercice abusif de la fonction de légitimation.
Les correctifs aux écarts dans la fonction de contestation
La fonction de contestation, nous l’avons dit, est l’inverse de la fonction de légitimation. Un parti conteste les positions de ses adversaires en rendant ceux-ci responsables de pratiques sur lesquelles ils n’ont pas de contrôle, ou encore en leur reprochant de ne pas avoir réalisé des politiques qu’il n’a pas réalisées lui-même quand il dirigeait le gouvernement.
Lijphart[18] a montré que la contestation systématique par l’opposition caractérisait les systèmes politiques qui fonctionnent selon la règle majoritaire, à la différence de ceux qui agissent par voie de consensus et qui sont pour cela plus portés à la collaboration qu’à la confrontation. Une caractéristique centrale des systèmes consensuels est l’existence fréquente sinon permanente de gouvernements de coalition. Dans de tels systèmes, les protagonistes sont plus portés à se ménager entre eux parce que les partis, du moins ceux qui ne sont pas trop éloignés les uns des autres par les positions qu’ils prennent, sont toujours susceptibles d’être appelés à se coaliser. Dans les systèmes majoritaires, au contraire, cette possibilité n’existe que très rarement, si bien que la confrontation entre les partis est plus grande et la collaboration plus restreinte.
Les abus auxquels mène la fonction de contestation, quand elle est exercée systématiquement, peuvent être corrigés partiellement, tout au moins par des systèmes électoraux proportionnels ou mixtes qui favorisent, par des coalitions ou autrement, la recherche du consensus et donc la collaboration plutôt que la confrontation.
Les correctifs aux écarts dans la fonction de traitement des contradictions
Rappelons que le traitement des contradictions, pour les dénoncer ou pour chercher à les résoudre, a souvent un caractère idéologique ou utopique, selon qu’il se fonde sur des idées reçues ou sur des idées nouvelles contraires aux idées reçues.
Dans les deux cas, vu la complexité des pratiques qui sont confrontées les unes aux autres, leur opposition ou leur association a toujours un caractère réducteur. Ainsi, il n’est pas aussi simple qu’on le prétend de démontrer à propos des fusions municipales que l’équité n’est pas contraire à l’efficacité, ou encore à propos de la mondialisation que le nationalisme peut s’y inscrire sans problèmes.
Cette difficulté, particulière à la fonction de traitement des contradictions, de concilier le discours et la pratique, doit inviter les partis à reconnaître qu’ils peuvent se tromper, la démocratie étant selon E.E. Schattschneider[19] un système politique pour des gens qui ne sont pas certains d’avoir raison. En reconnaissant leurs incertitudes et leurs interrogations, les partis ne portent pas atteinte à leur recherche de supériorité. Ils envoient plutôt le message que c’est leur responsabilité qui importe avant tout, qu’elle soit conforme ou non à leurs convictions.
Conclusion
Nous avons voulu montrer dans cet article que les partis politiques étaient tout particulièrement exposés à ce que des écarts se creusent entre leur discours et leurs pratiques, ce qui mine leur crédibilité. Ces écarts se retrouvent dans les cinq fonctions du discours par rapport à la pratique que nous avons distinguées puis illustrées. Dans la dernière partie de l’article nous avons suggéré des correctifs dans l’exercice de ces fonctions, qui pourraient avoir pour effet de restreindre les écarts entre le discours et la pratique.
À bien y regarder, ces correctifs consistent tous à favoriser chez les partis le sentiment de leur responsabilité, de façon à tempérer les excès où peuvent les entraîner leurs convictions, qu’elles soient sincères ou calculées. Ce qui est une autre façon de dire qu’en cas de conflit le sens de la responsabilité doit l’emporter sur la force des convictions dans la défense des causes politiques.
Parties annexes
Note sur l'auteur
Vincent Lemieux
Vincent Lemieux (doctorat d’études politiques, Paris) est professeur émérite au Département de science politique de l’Université Laval. Il a publié plusieurs ouvrages sur les réseaux, les coalitions, la décentralisation et les politiques publiques ainsi que trois livres sur les partis politiques : Systèmes partisans et partis politiques (1985), Le Parti libéral du Québec. Alliances, rivalités et neutralités (1993) et, plus récemment, Les Partis et leurs transformations. Le dilemme de la participation (2005).
Notes
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[1]
Notons entre autres l’essai d’André Pratte, 1997, Le syndrome de Pinocchio. Essai sur le mensonge en politique, Montréal, Boréal. Pratte rapporte que déjà, en 1993, 92 % des Canadiens estimaient que les politiciens sont prêts à dire n’importe quoi pour se faire élire. Voir aussi : Denis Monière, 1988, Le discours électoral : les politiciens sont-ils fiables ?, Québec/Amérique ; Sissela Bok, 1978, Lying : Moral Choice in Public and Private Life, New York, Pantheon Books ; Pierre Lenain, 1988, Le mensonge politique, Paris, Economica ; Jean-Francois Kahn, 1989, Essai d’une philosophie du mensonge, Paris, Flammarion ; Alain Etchegoyen, 1993, La démocratie malade du mensonge, Paris, Éditions F. Bourin ; Roger-Gérard Schwartzenberg, 1998, La politique mensonge, Paris, Éditions Odile Jacob.
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[2]
Voir Vincent Lemieux, 1985, Systèmes partisans et partis politiques, Québec, Presses de l’Université du Québec ; et 2005, Les partis et leurs transformations. Le dilemme de la participation, Québec, Les Presses de l’Université Laval.
-
[3]
A.M. Hocart, 1978, Rois et courtisans, Paris, Seuil.
-
[4]
Paul Veyne, 1976, Le pain et le cirque, Paris, Seuil.
-
[5]
Sur la notion de parti majeur, voir Vincent Lemieux, Les partis et leurstransformations, p. 42.
-
[6]
Claude Ryan, 2002, Les valeurs libérales et le Québec moderne, Montréal, Parti libéral du Québec.
-
[7]
Sur ce point et plus généralement sur le premier mandat du gouvernement Charest, voir Francois Pétry, Éric Bélanger et Louis M. Imbeau (dir), 2006, LeParti libéral. Enquête sur les réalisations du gouvernement Charest, Québec, Les Presses de l’Université Laval.
-
[8]
André Pratte, 1997, Le syndrome de Pinocchio…, p. 27-28.
-
[9]
Murray Edelman, 1964, The Symbolic Uses of Politics, Urbana, University of Illinois Press ; et 1991, Pièces et règles du jeu politique, Paris, Seuil.
-
[10]
Murray Edelman, Pièces et règles du jeu politique, p. 57.
-
[11]
Sur ce point voir Vincent Lemieux et Raymond Hudon, 1975, Patronage et politique au Québec, 1944-1972, Sillery, Les Éditions du Boréal Express.
-
[12]
André Pratte, 1997, Le syndrome de Pinocchio…, p. 42.
-
[13]
Karl Mannheim, 1956, Idéologie et utopie, Paris, Librairie Marcel Rivière.
-
[14]
Max Weber, 1959, Le savant et le politique, Paris, Plon.
-
[15]
Ian D. Clark et Harry Swain, 2005, « Distinguishing the Real from the Surreal in Managing Reform : Suggestions from Beleaguered Administrators in the Government of Canada », Canadian Public Administration, vol. 48, no 4, p. 453-476.
-
[16]
Sur ce point voir Vincent Lemieux, 2002, L’étude des politiques publiques. Les acteurs et leur pouvoir, Québec, Les Presses de l’Université Laval, p. 131-145.
-
[17]
Michel Crozier, 1991, État modeste État moderne, Paris, Éditions Fayard.
-
[18]
Arend Lijphart, 1984, Democracies. Patterns of Majoritarian and Consensus Government in Twenty 0ne Countries, New Haven, Yale University Press.
-
[19]
E.E. Schattschneider, 1967, Two Hundred Millions Americans in Search of a Government, New York, Holt, Rinehart and Winston, p. 53.