Corps de l’article
Et exspecto resurrectionem mortuorum.
Et vitam venturi saeculi. Amen.
Le symbole de Nicée
Traduction de quatre entretiens menés par le journaliste Thomas Knoefel, Politique de l’immortalité permet au public francophone de mieux connaître Boris Groys, professeur à la Staatliche Hochschule für Gestaltung de Karlsruhe. Le titre du livre – qui est aussi celui du premier entretien – provient d’un thème omniprésent dans la pensée de B. Groys et qui lie l’ensemble des quatre entretiens. À cet égard, les trois autres entretiens viennent simplement compléter certains points insuffisamment abordés dans le premier et permettent au lecteur de se familiariser avec les principaux concepts et notions développés par l’auteur : la banalité, la nouveauté, la comparaison, l’étude du totalitarisme et de la déconstruction, le soupçon, ainsi de suite.
Sous le vocable de « politique de l’immortalité », B. Groys définit l’action même de philosopher, ce qu’il résume à une quête pour la conservation de soi. Évidemment, il ne s’agit pas d’une immortalité ontologique – à travers l’esprit du monde ou la croyance en Dieu –, mais d’une immortalité littéraire, résultant de la reconnaissance par un public. Toute l’histoire de la philosophie ne se résume donc qu’à être un espace de conservation, ce que lui permet la spécificité de son langage : la philosophie pose des questions qui ne peuvent pas être résolues, elle est ainsi toujours requestionnée. Étant toujours déjà là, cet espace historique de la philosophie détermine en amont les contributions singulières qui lui sont faites. En effet, contrairement à ce que croit Pierre Bourdieu, le but du philosophe est non pas d’entrer en compétition avec les vivants, mais avec les morts. S’il n’est pas utile au philosophe de croire en ce qu’il dit, il lui faut toutefois bien choisir le « domaine céleste » (p. 27) – la tradition – dans lequel il veut s’insérer. Les autres philosophes de cette tradition y seront des meubles choisis pour leur utilité ou leur confort (p. 12). La nouveauté de la contribution du philosophe – absolument nécessaire, la répétition étant inacceptable – se résumera à la « consommation » des concepts tels qu’ils s’expriment dans les questions philosophiques et non, comme le croient Gilles Deleuze et Félix Guattari (p. 11), à une « production ». Savant dosage, cette insertion – en termes mathématiques – doit équivaloir à une « somme nulle » (p. 56).
L’opposé de la politique de l’immortalité, c’est la banalité et, si la politique de l’immortalité est le propre de la compétition dans le domaine littéraire et philosophique, la banalité est ce qui caractérise aujourd’hui le domaine des médias (la culture de masse comme tautologie) et de la politique (toujours plus au « centre »). Cette banalité, pourtant, ce n’est pas l’absence de la différence – c’est-à-dire l’identité comme concept philosophique –, la banalité est ce qui se trouve entre les deux, c’est le moment de l’indistinction. Les prouesses des politiciens ou des publicistes aujourd’hui, dit B. Groys, c’est « d’inventer et de mettre au monde de telles banalités à la fois semblables et dissemblables » et, que de ceux qui votent ou qui achètent, la moitié doivent le faire parce que c’est nouveau, l’autre moitié parce que ça ne l’est pas, de sorte que, « au bout du compte tout le monde l’achète –, il faut vraiment être un génie » (p. 153).
Si l’on choisit la politique de l’immortalité, on écrit donc en fonction des morts. Le résultat, les livres, sont des momies et les bibliothèques, leur chambre funéraire. Le deuxième entretien parle plus longuement de la notion d’archive, essentiellement pour comprendre le fonctionnement de la politique de l’immortalité. Si celle-ci nécessite une comparaison continue entre les contributions singulières de la philosophie et la tradition dans laquelle les contributeurs veulent s’insérer, néanmoins, les choses s’avèrent souvent trop éphémères pour permettre cette comparaison. La modernité a résolu le problème avec les archives et à la politique de l’immortalité répond une police des archives. Les archives étant un endroit toujours surveillé et protégé, y faire son entrée nécessite toujours une certaine violence.
Les archives sont donc l’incontournable lieu de la comparaison, rendant obligatoire la nouveauté et impossible la sortie de la tradition. Même une hypothétique destruction des archives nécessiterait, comme événement, d’être archivée, reproduisant le même modèle. Mais les archives ne sont pas statiques. Elles évoluent constamment et leur mouvement est dynamisé par un « mana » (notion emprunté à Marcel Mauss) ; ce mana, c’est le soupçon (tel qu’il est expliqué dans le dernier entretien, p. 193). Le soupçon – métaphysique – est donc le point de départ obligatoire de tout le mouvement de la politique de l’immortalité. Mais, face au soupçon inscrit dans les objets, comment une subjectivité peut-elle se former ? Comment la réponse au soupçon peut-elle être nouvelle, disons, sans être vraiment neuve ? Comment, finalement, arrive-t-on à faire de soi une momie ? À l’instar d’Edmund Husserl, B. Groys examine la procédure et sa réponse, qu’il va chercher dans le domaine de l’art, c’est le ready-made. Véritable décisionnisme esthétique, le ready-made est une méthode qui a d’abord été conceptualisée par Marcel Duchamp. Il s’agit de choisir un objet banal – il est très important que l’objet soit banal – et d’en faire un oeuvre d’art. Ainsi, ce n’est pas l’objet qui importe – cela pourrait être n’importe quel objet –, c’est la décision, le choix d’un objet en particulier plutôt qu’un autre. Renverser un urinoir et titrer cela Fountain, voilà un ready-made et, pour B. Groys, Ludwig Wittgenstein est le philosophe qui se rapproche le plus de ce concept. Car avec cette distinction de l’artiste ou du philosophe, introduite par l’artiste ou le philosophe même, apparaît la subjectivité. C’est justement cette artificialité du sujet, son existence comme conséquence de l’indistinction objective, qui rend possible la politique de l’immortalité. À l’image du christianisme chez Søren Kierkegaard, la subjectivité procède donc d’un choix dans l’indistinction du monde. S. Kierkegaard, E. Husserl et L. Wittgenstein sont, pour B. Groys, trois figures philosophiques de l’indistinct : dans la religion, dans la perception, dans le langage. Ce sont trois « meubles » utiles à B. Groys.
Plusieurs critiques peuvent être adressées à l’auteur. Comment, par exemple, perçoit-il la « nouveauté » de sa pensée ? Comment peut-il justifier ce qu’il est en train de faire ? Ces questions lui sont posées par l’intervieweur à plusieurs reprises : « Pouvez-vous vous-même sortir du champ que vous constituez avec votre théorie ? » À cet égard, B. Groys refuse net de répondre : reporter sur soi sa propre théorie n’est pas une « obligation morale » (p. 76, cf. aussi p. 90). Dans le troisième entretien, pourtant, il s’explique un peu plus, tout en se reconnaissant une parenté avec Joseph Staline et Jacques Derrida (p. 147). À l’instar de ces deux personnes fort différentes – mais pas pour B. Groys –, il se voit comme un collectionneur. Et les collectionneurs ne sont pas réellement intéressés à entrer dans la compétition – en être l’observateur leur suffit. Ainsi, B. Groys préfère regarder la scène, étudier comment procède la compétition, et c’est bien de cette manière qu’ont fonctionné les deux totalitarismes adogmatiques que sont le matérialisme dialectique et la théorie de la déconstruction. Chacun à leur manière, ils ont mené à une mise en scène bruyante et dérangeante.
Ainsi, la pensée de B. Groys nous mène à deux réflexions antagonistes ou deux critiques. D’abord, nous nous questionnons sur ce refus de reporter sur soi sa propre réflexion. Que pourrait-on découvrir derrière le refus de la politique de l’immortalité franchement déclaré de B. Groys ? En refusant la politique de l’immortalité – sous prétexte de n’être qu’un collectionneur-observateur –, B. Groys ne rate-t-il pas le seul moyen de se distinguer dans le domaine de la philosophie ? En ne mettant en scène que les autres, quel spectacle présente-t-il ? Pourtant, il y a là matière à penser sur une question que nous croyons centrale chez B. Groys, celle de l’histoire de la philosophie ou de l’histoire des idées. Quel est le statut de celui qui fait une « histoire » des idées ? De quel lieu parle-t-il ? Il semble bien que l’auteur ait choisi une histoire de la philosophie où les livres restent fermés, car, c’est bien ça l’idée des tombeaux : qu’ils restent fermés. Et cette fermeture nous semble l’image d’un cynisme que nous qualifierons de « fermé ». La mise en scène de B. Groys est un drôle de spectacle où il se retrouve seul dans l’estrade, observant les autres, repu et suffisant. Avec lui, il n’y a aucune remise en question des interprétations de la doxa. Chaque philosophe est un meuble, une entité inquestionnable. C’est le prêt-à-porter de la pensée. Les livres dont parle B. Groys sont restés fermés sans être lus : Platon, c’est la caverne, René Descartes le cogito, Martin Heidegger le dasein. Mais tout cela, c’est de la philosophie de bacheliers pédants : répétition morne du même, comme l’écolier qui récite ses tables par coeur. C’est une pensée au premier niveau – sans subtilité, ni nuance – où tout est ramené à un seul principe moniste, celui – hypocrite – de ne vouloir pas être oublié, coûte que coûte. C’est le cynisme de celui qui veut (ou croit) avoir le dernier mot. Ce cynisme est banal et, en ce sens, toute la théorie de B. Groys sied à son analyse de la banalité. B. Groys, le plus indistinct de tous et le plus banal, se tient seul dans l’estrade et refuse la « politique de l’immortalité ». Toutefois, s’il refuse de retourner sa théorie sur lui-même, il nous invite à l’interpréter (p. 139), car là où est le soupçon se trouve aussi le début de la construction de la subjectivité. Qu’arrive-t-il si l’on se met à l’observer comme il observait, à l’étudier comme il étudiait ? Une fois le metteur en scène mis en scène, la « banalité » n’est plus le contraire de la « politique de l’immortalité » ; les deux s’indistinguent. B. Groys a beau dire que S. Kierkegaard, E. Husserl et L. Wittgenstein sont des « meubles » – déplaçables et remplaçables –, ils sont néanmoins nécessaires à la compréhension de sa philosophie et forment une lignée distincte de l’indistinct (qui se distingue du reste indistinct tout comme c’est, à travers elle, l’indistinction qui se distingue). B. Groys a besoin de Kierkegaard, de Husserl et de Wittgenstein (nous pourrions ajouter de J. Derrida) pour expliquer sa pensée.
Nous avons l’intuition qu’il y a un deuxième niveau interprétatif possible dans sa pensée et cela nous autorise à parler de deux cynismes. Au cynisme d’un premier niveau, où l’auteur est l’observateur et le metteur en scène, s’ajoute un cynisme « ouvert » d’un deuxième niveau où l’observateur est observé, le metteur en scène mis en scène (nous pourrions ajouter « l’étudiant étudié »). Et c’est un tout autre cynisme que peut nous offrir, il nous semble, la pensée de B. Groys. Lorsqu’on ouvre les livres, lorsqu’on se met à les lire – en d’autres mots, lorsqu’on refuse les lectures établies –, à ces moments, l’« histoire de la philosophie » n’existe plus. La radicale non-lecture de B. Groys, en tant que nouvelle lecture, se transforme en défi pour le lecteur. Et sa conséquence pour l’histoire est un oubli, non pas des faits ou des personnes, mais de la manière dont on traite les choses. C’est une désacralisation (p. 89). On lit comme pour la première fois. C’est la nouveauté telle que la définissait B. Groys : la mort de la philosophie, en ce sens, c’est le rasage des tombeaux, c’est la fin de la compétition et « tous reviennent à la vie ». Cette nouveauté interdira de parler de philosophie (ou d’« histoire de la philosophie ») afin que l’on commence véritablement à philosopher. Et ces auteurs qui nous semblent morts, eh bien ceux-là reviendront à la vie. Peter Sloterdijk, qui notait le lien entre B. Groys et J. Derrida, n’avait peut-être pas tort de voir chez eux des présupposés religieux, mais contre l’embaumement des morts propres de l’« égyptianisme » (Derrida, un Égyptien, Paris, Maren Sell éditeur, 2005), nous y voyons plutôt un appel à la résurrection des morts, seul moment où il est possible de leur parler :
« Et j’attends la résurrection des morts. Et la vie du monde à venir. Amen. »