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Dans cet ouvrage, Pierre Rosanvallon tente fondamentalement d’élaborer « une théorie renouvelée des formes de la démocratie à partir de l’observation minutieuse de la contre-démocratie » (p. 321). Pour ce faire, il se concentre sur l’une des trois composantes principales de l’univers de la démocratie représentative : la contre-démocratie. L’auteur avance ainsi que la tendance impolitique à l’oeuvre dans nos démocraties ne pourra réellement être surmontée que par une repolitisation de la démocratie qui doit passer par une action réflexive du politique.
Pour P. Rosanvallon, l’expérience démocratique comprend trois piliers : le gouvernement électoral-représentatif qui assure l’assise institutionnelle, la contre-démocratie qui assure une certaine vitalité contestataire et le travail réflexif du politique qui assure une densité historique et sociale à la démocratie. Ces trois dimensions de l’expérience démocratique intègrent cependant des pathologies qui doivent pouvoir être surmontées. Le gouvernement électoral-représentatif tend à se transformer en aristocratie élective alors que la contre-démocratie est hantée par le populisme et l’antipolitique et le travail réflexif du politique risque d’être aspiré par la facilité décisionniste ou par un certain formalisme délibératif. C’est pour amorcer une dynamique vertueuse en se complétant les unes les autres que ces trois dimensions de la démocratie devront s’insérer au sein d’un régime mixte à l’image de l’idée de constitution mixte du Moyen Âge.
Les dysfonctionnements des démocraties représentatives contemporaines se trouvent toujours au coeur de plusieurs ouvrages de science politique qui invoquent la baisse de la participation électorale, la montée de l’individualisme, le déclin de la volonté politique ou bien le mythe du citoyen passif. Dans la même logique, il serait pertinent de se demander s’il ne pourrait pas y avoir déclin de la participation électorale et accroissement de la participation non traditionnelle. La démocratie d’élection pourrait-elle se trouver en baisse alors que les démocraties d’expression, d’implication et d’intervention se déploieraient ? C’est dans ce même ordre d’idées que P. Rosanvallon, dont plusieurs ouvrages ont porté sur l’histoire de la démocratie, affirme que le mythe du citoyen passif doit être restitué dans une analyse élargie des mutations des formes de l’activité démocratique et propose une réflexion sur la contre-démocratie qui s’attaque, selon lui, au véritable problème de la démocratie contemporaine : l’impolitique. L’auteur réfute ainsi le mythe du citoyen passif et défend une thèse selon laquelle le problème des démocraties contemporaines serait causé par le caractère impolitique de la contre-démocratie qui superpose une activité démocratique et des effets proprement non politiques.
Les démocraties représentatives affichent une dissociation problématique entre la légitimité, assurée de manière mécanique par le processus électoral, et la confiance, qui revêt un caractère invisible. En effet, cette confiance fait les frais d’une érosion peu de temps après une élection et établit un écart à combler entre légitimité et confiance. Cet écart a historiquement été compensé au sein des démocraties représentatives par l’organisation de la défiance. Cette dernière se scinde en deux courants ; d’abord l’organisation de la défiance libérale, qui est de caractère institutionnel, puis de manière non institutionnelle grâce à l’organisation de la défiance démocratique. La seconde forme de défiance, incarnée par un contre-pouvoir social informel, est le principal objet de l’ouvrage de P. Rosanvallon. La défiance démocratique, ou contre-démocratie, « n’est pas le contraire de la démocratie, c’est plutôt la forme de démocratie qui contrarie l’autre, la démocratie des pouvoirs indirects disséminés dans le corps social, la démocratie de la défiance organisée face à la démocratie de la légitimité électorale » (p. 16). L’objectif de cet ouvrage est principalement d’aborder la défiance démocratique en épousant une perspective d’ensemble, par le biais de sa caractérisation et son évaluation, comme faisant système avec les institutions démocratiques légales. Perspective qui, selon l’auteur, fait défaut dans les ouvrages antérieurs de science politique et se révèle essentielle pour saisir le mouvement effectif d’appropriation sociale du pouvoir. L’univers contre-démocratique serait composé de trois principales figures ; il incarnerait donc les pouvoirs de surveillance, les pouvoirs de sanction et d’empêchement ainsi que le peuple-juge.
Le pouvoir de surveillance, principalement assuré par les activités de vigilance, de dénonciation et de notation, a historiquement affirmé la souveraineté du peuple en répondant à l’insuffisance du lien électoral de manière à obliger les représentants à tenir leurs promesses. Ce contre-pouvoir de surveillance puiserait ses racines à des périodes prédémocratiques et, incarné par les électeurs, il permettrait d’assurer une pratique effective d’une pression permanente sur les élus, par opposition au caractère intermittent de la démocratie représentative, de façon à pallier l’entropie représentative. Il s’agirait en quelque sorte, par une inversion des visions orwelliennes, de mécanismes de surveillance, analogues à ceux décrits par Michel Foucault, qui assureraient la surveillance du pouvoir par la société.
La deuxième figure de la contre-démocratie est incarnée par les pouvoirs de sanction et d’empêchement au sein desquels se trouve la capacité de rendre nulle une résolution prise par un autre. Ce contre-pouvoir a contribué, à l’aide de l’intervention permanente de voix désobéissantes et discordantes, à consolider une dimension essentielle de la vie des démocraties que P. Rosanvallon nomme « souveraineté critique ». Cependant, « le fait dominant de la période actuelle […] réside précisément dans la dégradation de cette souveraineté critique, qui participait de façon constructive de la vie conflictuelle de la démocratie, en une souveraineté purement négative » (p. 127). La nature réactive de ce pouvoir d’empêchement aurait effectivement permis aux germes de la souveraineté négative, grâce à une succession de rejets plutôt qu’à la formation de choix d’avenir, de donner naissance à une démocratie de rejet. La principale force d’une telle démocratie est le fait de pouvoir se fonder sur des équivoques ou des ambiguïtés, contrairement à une démocratie de projet qui doit effectivement réunir des conditions plus complexes afin de prendre forme, de manière à engendrer des transformations importantes du champ et de la dynamique politiques au sein de la société. Les partis n’incarnent plus le rôle organisateur des visions de l’avenir alors que l’opinion n’exprime plus des aspirations à gouverner, mais plutôt des contestations qui visent la simple obstruction. Ainsi, le contre-pouvoir d’empêchement permet le passage d’une démocratie de projet à une démocratie de rejet.
La troisième figure de la contre-démocratie, incarnée par le peuple-juge et le phénomène de la judiciarisation du politique, permet d’éprouver les pouvoirs par la mise en jugement. Selon l’auteur, l’histoire de la démocratie est profondément liée à un jugement des gouvernants par la société. Il s’agit, en quelque sorte, d’un prolongement de l’idée de surveillance par la mise à l’épreuve d’une conduite ou d’une action. Le procès comme mesure de mise à l’épreuve d’un comportement est alors perçu comme un processus métapolitique supérieur à l’élection, puisque assurant des résultats plus tangibles. Parmi les modifications profondes qu’engendre une telle judiciarisation du politique se trouve, du côté des gouvernants, une hausse du rôle visant à rendre des comptes, jumelée à une baisse de la capacité d’être à l’écoute des demandes des citoyens. De cette manière, le contre-pouvoir incarné par le peuple-juge impose le passage d’une démocratie de confrontation à une démocratie d’imputation.
De la sorte, au peuple électeur du contrat social s’imposent les figures du peuple-surveillant, du peuple-veto et du peuple-juge. Ces trois figures de la contre-démocratie assurent bel et bien une augmentation des activités démocratiques, tout en engendrant des effets non politiques de manière à façonner une démocratie impolitique. Par impolitique, P. Rosanvallon entend un défaut d’appréhension globale des problèmes liés à l’organisation d’un monde commun. Ces figures de la contre-démocratie, bien qu’étant le témoignage d’une participation citoyenne active, contribuent d’abord à la dissolution du politique en creusant l’écart entre la société civile et la sphère politique. À l’évidence, les figures de la contre-démocratie se distancient des institutions du fait que leur efficacité, par le biais des démocraties de rejet et d’imputation, réside principalement dans l’affaiblissement des gouvernements qu’elles provoquent. L’organisation d’un tel pouvoir de défiance permet de miner le présupposé d’une confiance issue des élections pour mettre le champ politique en position extérieure par rapport à la société.
En second lieu, la dissolution du politique serait assurée par le déclin d’une appréhension globale de l’action politique qu’encourage le caractère négatif des pouvoirs contre-démocratiques. En effet, d’essence négative, ces pouvoirs contre-démocratiques ne sont pas en mesure de structurer et de porter une proposition collective. Ainsi, le développement de la souveraineté négative et la réduction des ambitions politiques font système, là où l’impératif de transparence se substitue à la vérité ou à l’intérêt général. Même si la politique demeure une centralité fonctionnelle de laquelle dépend l’existence même de la contre-démocratie, les pouvoirs contre-démocratiques dévoilent un caractère proprement impolitique par leur atteinte au politique comme institution du social. La contre-démocratie a d’importantes vertus démocratiques, dont la capacité d’assurer des pratiques démocratiques et de combler certains manques de la démocratie électorale, mais elle porte également en elle les germes de l’impolitique dont le populisme serait la figure la plus achevée. C’est en ce sens que, selon P. Rosanvallon, la contre-démocratie impolitique est le principal problème auquel les démocraties contemporaines doivent faire face, puisque faisant obstacle, par une trop grande insistance sur les pouvoirs de contrôle et de résistance de la société civile, à la formulation positive d’un monde commun.
Le principal défi des démocraties contemporaines est donc l’organisation de l’univers contre-démocratique de manière à éviter la dérive populiste, qui serait l’expression radicale des trois figures de la contre-démocratie, ainsi qu’à assurer le développement d’un sens authentique du politique. Ce qui guette la dérive de la contre-démocratie vers des manifestations indésirables dans un cadre démocratique est principalement son instabilité structurelle du fait de son incapacité à être constitutionnalisé. Une telle institutionnalisation fonctionnelle de la contre-démocratie serait non seulement croire que l’intérêt général puisse être aisément incarné, mais serait la négation de l’idée selon laquelle « si nul ne peut prétendre incarner la volonté du peuple […] nul ne peut symétriquement prétendre seul l’exprimer de façon adéquate dans sa figure critique : nul, c’est-à-dire aucune institution, ni aucun groupe » (p. 306). En ce sens, une institutionnalisation de la contre-démocratie serait l’équivalent d’une dérive populiste où certaines institutions recevraient le mandat de représenter le vrai peuple face à des pouvoirs jugés discrédités. Devant cette impossible constitutionnalisation de la contre-démocratie, P. Rosanvallon suggère sa consolidation par l’accord d’une attention particulière à des modes de structuration intermédiaire de sa fonction. Il y a, en effet, tout un espace intermédiaire entre le pouvoir purement informel de l’opinion et le dispositif strictement constitutionnel. C’est en ce sens que les différentes figures de la contre-démocratie pourraient tenter de revenir à ce qui a fait leur raison d’être. Ce ne serait alors pas une institution, mais plutôt une pratique, qui permettrait de construire utilement la fonction contre-démocratique.
La tendance impolitique à l’oeuvre dans nos démocraties ne pourra cependant réellement être contrée que par une repolitisation de la démocratie. En effet, c’est une absence de sens plutôt qu’une absence de volonté qui fait défaut aux démocraties d’aujourd’hui. Le défi qui se pose est alors la reconstruction de la vision d’un monde commun dans lequel les individus s’appréhendent comme membres d’une collectivité qui s’inscrit dans une totalité lisible et visible. Un travail réflexif devient donc nécessaire pour assurer la fonction d’institution du social de la démocratie. Ce travail réflexif du politique doit comprendre trois dimensions : la production d’un monde lisible, la symbolisation du pouvoir collectif et la mise à l’épreuve des différences sociales. Ces trois dimensions du travail réflexif de la politique assureraient maîtrise de soi et compréhension du monde et rendraient visibles les mécanismes organisateurs de la vie sociale, par la reconnaissance des conflits, afin d’assurer la confrontation nécessaire, de manière à ce que l’individu puisse percevoir l’influence qu’il exerce par toutes ses actions politiques.
C’est donc sur le défi de la constitution d’un régime mixte que s’ouvre la conclusion de l’ouvrage de P. Rosanvallon. Il s’agit d’un ouvrage intéressant par sa tentative d’examiner l’expression sociale de la défiance sous l’angle d’un processus politique qui fait système avec la composante électorale-représentative de la vie des démocraties. C’est de cette façon qu’il parvient à exposer les vertus d’une composante longtemps inaperçue des démocraties, la contre-démocratie, ainsi que ses pathologies qui composent le principal défi des démocraties contemporaines. La consolidation de la contre-démocratie par des modes de structuration intermédiaire afin d’assurer sa repolitisation et son insertion au sein d’un « régime mixte » sera le principal défi de nos contemporains s’ils veulent éviter une démocratie impolitique où une augmentation de l’activité démocratique se joindrait paradoxalement à une chute du politique au sein de nos sociétés.