Résumés
Résumé
Dans cet article, l’auteure s’interroge sur l’impact de l’implantation du gouvernement en ligne, notamment au Québec, sur la relation citoyenne à l’État. Si le discours élaboré par les gouvernements pour légitimer leur action vise non seulement la modernisation des services, mais aussi le développement d’une démocratie en ligne, cette dernière étant supposée contribuer à combler le déficit démocratique, il est permis de se questionner sur les incidences réelles de ce phénomène. C’est ainsi que l’auteure propose deux dimensions d’analyse du e-gouvernement qui se traduisent par un processus d’individualisation et d’instrumentalisation susceptible de transformer la relation entre l’État et le citoyen.
Abstract
In this article, the author evaluates the impact of the implementation of the e-government, notably in Québec, on the citizen-State relationship. If the discourse put forward by governments to legitimize their action aims not only at modernizing services, but also at developing an e-democracy—the latter being supposed to contribute to make up the democratic deficit, it is allowed to wonder what the impact of such a phenomenon really is. Along this line, the author suggests two dimensions to analyze the e-government, which translate into a process of individualization and instrumentalization likely to transform the citizen-State relationship.
Corps de l’article
Lorsque les gouvernements s’emparent des TIC
Depuis une dizaine d’années, les gouvernements s’approprient les technologies de l’information et de la communication (TIC) en mettant en place ce qu’on appelle parfois indistinctement le gouvernement en ligne ou la gouvernance électronique qui s’implante au sein d’un nombre croissant de pays, notamment parmi ceux de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE)[1]. Si, d’une part, la mise en ligne des gouvernements s’intègre dans une mouvance globale de déploiement des réseaux informatiques au sein de laquelle ils doivent en quelque sorte forcément s’inscrire, d’autre part, ce phénomène semble aussi apparaître comme un moyen possible pour ces derniers de répondre à un déficit démocratique auquel ils seraient confrontés.
Dans cet article, nous tenterons de démontrer les impacts de la mise en place du gouvernement en ligne sur la relation entre le citoyen et l’État. Partant d’une distinction entre démocratie représentative et démocratie participative, nous nous interrogerons sur la pertinence d’une démarche étatique, qui, par l’intermédiaire du gouvernement en ligne, prétendrait notamment relancer la participation citoyenne. Dans quelle mesure cette transformation répond-elle aux impératifs de comblement du déficit démocratique ? Peut-on y lire d’autres conséquences quant à l’expression de la citoyenneté et de la démocratie ? Dans un premier temps, il s’agira de mettre en perspective les notions de gouvernement en ligne et de gouvernance électronique ainsi que le rapport entre le déficit démocratique et l’amélioration de la prestation des services. Par la suite, nous aborderons la question de la spécificité des TIC en lien avec notre questionnement. Puis, après avoir rappelé les grandes lignes de la relation citoyenne à l’État héritée de la démocratie moderne, nous dégagerons deux dimensions qui découlent de la mise en ligne du gouvernement, en les questionnant au regard des processus démocratiques modernes, nous inspirant de l’exemple de l’implantation du gouvernement en ligne au Québec. À cet égard, nous verrons comment les notions de subjectivation et de « gouvernementalisation », inspirées de Foucault, permettent de mieux désigner les transformations potentielles de la relation citoyenne à l’État induites par le gouvernement en ligne. Cela conduira à soutenir l’hypothèse selon laquelle nous assistons à une individualisation et à une instrumentalisation de la relation citoyenne à l’État découlant de l’implantation du gouvernement en ligne, ce processus s’observant notamment dans le cas de l’exemple québécois[2]. Finalement, nous conclurons sur d’autres dimensions possibles de l’expression d’une citoyenneté virtuelle dégagée des tentatives de contrôle des gouvernements.
Gouvernement en ligne et questions de gouvernance
La gouvernance peut être comprise comme « la direction en situation de complexité » qui implique « une configuration de lois, de structures, de ressources, de règles administratives et de normes institutionnelles qui programme et conditionne les services et les régulations étatiques »[3]. Plus simplement, Olivier Paye associe la résurgence de ce terme dans la science politique à la promotion d’un « nouveau mode de gestion des affaires publiques fondé sur la participation de la société civile à tous les paliers (national, mais aussi local, régional et international) »[4]. Cette connotation suggère une conception moins statique, plus fonctionnelle, du rôle du gouvernement, prenant en compte les acteurs politiques non institutionnels ou, si l’on préfère, la société civile. Elle comporterait aussi une vision de l’exercice du pouvoir politique plus démocratique « au sens libéral et participatif du terme[5] ».
Pour sa part, Peter Dahlgren fait une distinction entre la gouvernance et le gouvernement électronique. Ce dernier recouvre les interactions entre les représentants du gouvernement et les citoyens par lesquelles s’effectuent des échanges électroniques d’information concernant l’administration et les services. Quant à la gouvernance électronique, elle serait davantage caractérisée par les communications horizontales qui laissent entendre que les relations citoyennes à l’État pourraient être à la source des politiques gouvernementales[6]. L’expression gouvernement en ligne (e-government ou e-gouvernance) est le plus souvent retenue pour désigner l’ensemble des processus par lesquels les États procèdent à l’implantation de réseaux informatiques pour contribuer à résoudre des problèmes de gouvernance, les deux aspects se retrouvant en fait reliés dans la pratique. Gilles Paquet associe l’e-gouvernance à l’emploi des TIC pour enrichir ce qu’il désigne comme « l’arsenal des technologies de gouvernance[7] », en permettant ainsi à l’État d’intervenir avec une efficacité accrue. Le gouvernement en ligne (ou gouvernance électronique) dépasserait ainsi le rôle plus limité du gouvernement électronique, et ce, même si, de prime abord, ces expressions apparaissent très similaires. Autrement dit, cela sous-entend que les questions de gouvernance ne peuvent se résumer à la mise en place de guichets électroniques et de portails gouvernementaux visant à fournir des services, ce que le gouvernement du Québec semble avoir compris. Le rapport Gautrin présente le projet de gouvernement en ligne comme étant articulé autour de quatre axes qui débordent de loin la seule prestation électronique de services pour recouvrir, outre cet aspect, l’accès des citoyens aux renseignements que l’État détient sur eux, la généralisation de l’usage des TIC dans les principaux domaines d’activité de l’État et la démocratie en ligne[8], l’objectif étant « d’avoir recours aux technologies pour améliorer la capacité des institutions, autrement dit, la gouvernance de l’État[9] ».
Contrer le déficit démocratique
L’implantation du gouvernement en ligne s’inscrit dans un processus global de restructuration ou de modernisation des appareils d’État dont l’un des buts est de contrer ce que la vulgate désigne le plus souvent comme le déficit démocratique[10]. Ce terme général recouvre une réalité fort complexe qui se traduit notamment par une certaine forme de désintéressement des citoyennes et des citoyens des processus démocratiques, particulièrement des « formes classiques de participation associées à la démocratie représentative[11] », par exemple la baisse du taux de participation lors des élections. Pour Jürgen Habermas, ce déficit démocratique deviendrait encore plus criant lorsque les citoyens se sentent coupés du cercle de ceux qui prennent les décisions. Cette situation semble accentuée dans le contexte de la mondialisation, puisque les États nationaux doivent s’intégrer à des réseaux d’accords de type transnational qui multiplient le nombre de décisions politiques « qui ne font plus l’objet d’une formation démocratique de l’opinion et de la volonté, dont les arènes nationales sont aujourd’hui le seul ancrage[12] ». Si Habermas propose, dans le cadre de l’Union européenne, le développement d’une perspective cosmopolitique qui produirait les « conditions nécessaires à une politique intérieure à l’échelle de la planète[13] », fournissant ainsi les bases d’une restructuration de la légitimité démocratique dans un contexte postnational, les gouvernements nationaux ne semblent pas, pour l’heure, avoir renoncé et tentent de reconstituer cette légitimité démocratique à l’intérieur de leurs frontières. Dans cette optique, l’intégration des technologies de l’information et de la communication apparaît comme une nouvelle panacée pour consolider la modernisation de l’État et ainsi contribuer à la reconstruction de la pertinence et de la légitimité des gouvernements. Comme le mentionne Florence Piron, cette stratégie semble découler d’une association entre gestion et démocratie, comme si l’on pouvait remédier à ce « malaise démocratique » par « les vertus scientifiques du management public » plutôt qu’en affrontant « les pertes probables de pouvoir et de prestige associées à une transformation en profondeur du système démocratique[14] ».
Au gouvernement du Canada, on s’est déjà penché sur cette problématique. En effet, dans son rapport présenté à la présidente du Conseil du Trésor en décembre 2003, le Groupe-conseil sur le gouvernement en direct notait l’ampleur que prend le déficit démocratique, cette « impression que les citoyens ordinaires du Canada et leurs représentants élus ne sont ni entendus ni écoutés par le gouvernement et la bureaucratie[15] ». Selon les auteurs, ce phénomène entraîne une remise en question de la pertinence du gouvernement se traduisant entre autres par « la baisse de la participation électorale et le cynisme grandissant à l’endroit des institutions gouvernementales[16] ». Si, de prime abord, le déficit démocratique semble avoir peu à voir avec la prestation des services, le Groupe conseil sur le gouvernement en direct a noté que des études montrent que la satisfaction des Canadiennes et des Canadiens à l’endroit du gouvernement augmente en fonction de l’amélioration de la prestation des services, particulièrement lorsqu’ils sont offerts en direct[17]. Ce serait donc sur la base de tels constats que les gouvernements prendraient le pari de l’implantation du gouvernement en ligne comme mécanisme à double mandat : restructurer l’État pour permettre l’amélioration de la prestation des services et combler le prétendu déficit démocratique. Une adéquation est ainsi établie entre l’administration en ligne et l’amélioration des processus démocratiques. Comme le remarque le Comité des régions sur la gouvernance et les TIC de l’Union européenne, « en tant que forme d’administration transparente, l’administration en ligne aide la démocratie à mieux fonctionner du fait que le processus décisionnel gagne en transparence[18] ».
Que devient la relation citoyenne à l’État ?
Comme on peut le constater, si l’implantation du gouvernement en ligne apparaît de prime abord comme un processus d’amélioration de la prestation des services par l’intermédiaire des TIC, il traduit aussi, in extenso, une tentative de combler ce déficit démocratique ou, si l’on préfère, de raviver la relation citoyenne dans l’optique d’une gouvernance plus souple, que ce soit en rétablissant la pertinence du gouvernement aux yeux des citoyens ou encore en permettant, comme le mentionne le projet du gouvernement du Québec, la mise en place d’une démocratie en ligne. Cette dernière viserait l’établissement d’une meilleure communication entre les gouvernements et la population, « entre les leaders politiques et les citoyens, afin de mieux intéresser, et éventuellement d’intégrer davantage ces derniers à la vie démocratique d’une société donnée[19] ». Cela impliquerait notamment la possibilité de questionner le gouvernement, entre autres par la généralisation du courrier électronique comme mode de communication avec les élus ainsi que par l’expression de l’avis du citoyen sur la qualité des services qu’il reçoit de l’État[20]. On constate encore une fois l’imbrication des notions de démocratie et de prestation des services. Sur le plan de la démocratie en ligne, le rapport Gautrin vise trois objectifs – la transparence, la qualité de l’information et la participation – et il prévoit quatre moyens par lesquels cela devrait s’exprimer – la reddition des comptes, la consultation publique, la stimulation des débats et le vote électronique[21]. Il apparaît ainsi superflu de se demander si de telles transformations sont susceptibles de contribuer à une redéfinition de la relation citoyenne à l’État, puisque le but visé semble évidemment la stimulation de cette dernière afin de donner un nouveau souffle à la légitimité démocratique des gouvernements. Or, il apparaît pertinent de se questionner sur la qualité de ce changement. Même si l’on ne peut préjuger d’avance des résultats d’un processus encore au stade de l’implantation dans de nombreux pays, on peut toutefois tenter de cibler des dimensions d’analyse qui permettraient d’en saisir la portée réelle, celle qui se profile derrière le discours. Quels sont les mécanismes à l’oeuvre dans cette mise en ligne du gouvernement qui pourraient nous permettre d’entrevoir les avenues que prendra la transformation de la relation citoyenne à l’État ? Le fait d’avoir recours à la technologie pour améliorer la prestation des services et combler le déficit démocratique est-il susceptible de marquer d’une façon spécifique cette relation entre l’État et le citoyen ?
Sans nécessairement remettre en question la volonté réelle des gouvernements de raviver la démocratie, il nous semble que les mécanismes sous-tendant l’implantation du gouvernement en ligne soient susceptibles de contribuer à la transformation de la relation citoyenne à l’État autrement que selon les objectifs poursuivis. Cela pourrait s’expliquer notamment par certaines particularités induites par l’emploi de cette technologie qui, dans le contexte bien spécifique de l’adéquation faite entre démocratie et prestation des services par le gouvernement, favorise des tendances à l’individualisation et à l’instrumentalisation de la citoyenneté.
Deux points de vue sur l’impact des TIC
Une technologie neutre ou malléable
L’hypothèse que nous avançons nécessite un questionnement préalable quant aux propriétés des technologies de l’information et de la communication. L’usage des TIC est-il neutre ou comporte-t-il des caractéristiques particulières aptes à influencer sa mise en application[22] ? Le médium est-il le message, pour reprendre l’expression consacrée de McLuhan, qui, dès les années 1960, constatait que la technologie contribuait à restructurer les modèles de médiatisation sociale ainsi que les multiples aspects de la vie quotidienne[23] ?
Pour certains, les interactions s’effectuant par l’intermédiaire des TIC ne seraient pas capables de produire de lien social en dehors des contacts réels entre les individus. Tout au plus, comme l’affirme Pierre Chambat, permettraient-elles de soutenir un lien provisoire, virtuel, entre les rencontres réelles[24]. On pourrait ainsi croire que l’usage des TIC n’a pas véritablement d’effet sur les interactions qui en découlent. En ce qui concerne l’une des questions qui nous préoccupent, soit l’impact possible des TIC sur la transformation de la relation citoyenne à l’État, le point de vue de Chambat conduirait à soutenir que l’utilisation de cette technologie aurait un effet limité, puisque le virtuel ne pourrait remplacer l’exercice réel de la démocratie, tout au plus en serait-il un support provisoire.
Pour d’autres, comme Michael Margolis et David Resnick, l’effet intrinsèque des TIC serait bien minime en comparaison du contexte des rapports de pouvoir préexistants dans lequel elles prennent place. Dans cette optique, cette technologie comporterait une forme de malléabilité qui lui permettrait, tout compte fait, de servir davantage les intérêts de ceux qui savent se l’approprier[25]. Pour ces auteurs, les relations déjà établies entre le citoyen et l’État ne seraient donc pas susceptibles d’être révolutionnées sur la base de l’implantation de cette technologie. Par contre, les visées sous-tendues par l’implantation du gouvernement en ligne pourraient bien se voir concrétisées puisque, selon le point de vue de Margolis et Resnick, les gouvernements sont au nombre de ces puissants qui auraient les moyens nécessaires pour soumettre cette technologie à leurs objectifs. C’est dans le même sens que Jean-Claude Guédon affirme « que l’un des effets premiers des médias dits de masse (imprimé, radio, fil, télévision) a été l’“empowerment” du pouvoir[26] ». Est-ce à dire que l’implantation du gouvernement en ligne constitue une panacée pour remédier au déficit démocratique ? Il s’agit là d’une autre question.
Une technologie comportant ses propres spécificités
Au-delà de la capacité de mise en oeuvre et de déploiement que possèdent les gouvernements, d’autres points de vue font signe vers une spécificité propre aux TIC, leur conférant un potentiel de marquage des interactions qu’elles médiatisent. Selon Pierrôt Péladeau et Marc Lemire,
L’un des changements décisifs induits par le développement du gouvernement en ligne a trait à la relation instaurée entre l’État et le citoyen. La prestation électronique de services implique une informatisation partielle ou totale de cette relation. Elle se traduit donc par une élimination progressive de l’intervention humaine au profit d’une intervention croissante de dispositifs automatisés ou semi-automatisés. Autrement dit, c’est à une machine qu’il incombe plus que jamais d’opérer la délicate médiation entre l’individu et l’institution[27].
Le remplacement progressif de la médiation humaine par une médiation technique revêt certaines implications, notamment en chargeant le citoyen d’interpréter le message véhiculé sur le site Web au regard de sa situation. De plus, les concepteurs des services électroniques auraient tendance à focaliser davantage leur attention sur l’utilisateur, celui-ci étant considéré en termes purement abstraits ou en tant qu’internaute plutôt qu’en tant que citoyen. C’est pourquoi J.C. Guédon met en garde contre l’utilisation des TIC sans avoir considéré les nouvelles règles qu’elles instaurent.
Une première erreur à éviter consiste à traiter les nouvelles technologies de l’information de manière purement instrumentale en ignorant les nouvelles règles instaurées par l’avènement des nouvelles technologies. Ces nouvelles technologies peuvent et doivent être appropriées par la volonté politique, mais dans la logique même qu’elles ont contribué, par leur présence même, à instaurer[28].
Michel Freitag va encore plus loin. Selon lui, le déploiement des TIC entraînerait « une mutation de l’ensemble des modalités culturelles et politiques de régulation des pratiques sociales[29] ». Il qualifie cette transformation de mutation techno-épistémologique et techno-ontologique en ce sens qu’elle induit non seulement une révolution du savoir, mais aussi du mode de représentation symbolique de l’individu, ce dernier ne pouvant plus se situer face à une extériorité, mais voyant plutôt son identité dissoute dans la logique d’un système de signes autoréférentiel, notamment alimenté par les réseaux informatiques, par lequel il est constamment sollicité. Cela s’expliquerait du fait que « l’interconnectibilité des systèmes communicationnels-informatiques et leur implantation dans tous les domaines [aurait] pour conséquence l’indifférenciation sociétale des champs de la pratique[30] ». Sans endosser la critique de Freitag qui ne semble voir dans la révolution informatique qu’un élément de plus ajoutant à l’effet de clôture systémique des sociétés qu’il qualifie de décisionnelles opérationnelles, nous pouvons néanmoins retenir une idée, celle que le déploiement des TIC n’est pas neutre en soi et qu’il pourrait fort bien avoir un impact sur la configuration de la relation citoyenne à l’État dans le contexte de l’implantation du gouvernement en ligne. Ces transformations doivent être mises en perspective avec la relation entre l’État et le citoyen héritée de la modernité.
La relation citoyenne à l’État en démocratie
Citoyenneté et démocratie
L’idée moderne de démocratie est en bonne partie fondée sur le type de relation qui s’établit entre le citoyen et l’État et la compréhension de la citoyenneté qui en découle. Si, traditionnellement, la notion de citoyenneté est davantage associée à un statut conféré par un État, cette définition est cependant trop étroite pour bien saisir toute la portée, symbolique ou réelle, de l’action citoyenne dans la fondation de la démocratie. Au-delà du régime politico-institutionnel qu’elle constitue et peut-être même parce qu’elle peut représenter un tel ordre, la démocratie moderne doit être comprise comme une forme de société politique. Cette dernière s’articule autour de deux grandes caractéristiques : « un mode de parler et d’agir spécifique doté d’une rationalité et une forme de relation intersubjective agencée autour de ce mode d’agir, une communauté politique autonome d’individus en principe égaux, capables à la fois de gouverner et d’être gouvernés[31] ». Ce modèle a été abondamment discuté et décrit par nombre d’auteurs, notamment Jürgen Habermas, qui s’est employé à montrer comment il s’articulait autour d’un espace public dont il a retracé l’émergence et le développement dans les sociétés ouest-européennes du xviiie siècle[32]. Selon ce point de vue, l’espace public est compris comme un lieu de médiation entre la sphère publique et la sphère privée. C’est par son intermédiaire que s’effectue la délibération entre les individus, considérés comme sujets politiques, de laquelle est censé émerger le consensus démocratique puisque les sujets participent d’un même principe universel, celui de la raison critique.
L’interprétation de Habermas, inspirée de Kant pour lequel le citoyen, comme sujet, « est invité à une démarche formelle d’universalisation des propositions et des opinions particulières[33] », est associée à un modèle de démocratie délibérative qui a été mis en doute parce que jugé trop idéaliste. Selon les critiques, l’interaction entre les sujets n’est pas toujours guidée par la raison et les oppositions seraient en fait marquées par les intérêts matériels divergents[34]. Dans cette optique, il faudrait plutôt retenir la proposition arendtienne selon laquelle « la pluralité irréductible des points de vue […] ne peut se résorber dans une résolution commune, une universalisation commune [35] ». Si la critique de l’universalisme transcendantal semble remettre en cause l’aspect délibératif associé à l’exercice de la démocratie moderne, elle consacre cependant l’idée d’une expression des intérêts et des points de vue du citoyen, quels qu’ils soient. Autrement dit, que l’on adopte un point de vue consensuel ou conflictuel, la démocratie moderne apparaît inextricablement liée à l’expression des intérêts et des idées par et entre les individus-citoyens, sur la scène publique et face à l’État.
Bases de la démocratie moderne, déficit démocratique et gouvernement en ligne
Ces deux interprétations recoupent deux bases théoriques qui servent à définir la démocratie : le pluralisme et la participation directe. Le point de vue pluraliste se rapproche de l’idée d’une démocratie comme expression des intérêts et de la démocratie représentative, tandis que la notion de participation directe ferait écho à la délibération. Selon Mary Wilson, « les pluralistes perçoivent la participation en fonction des groupes et visent les résultats », tandis que « les théoriciens de la participation directe prônent l’habilitation des individus et en plus des résultats, ils préconisent les effets éducatifs et psychologiques du processus. En participant au processus, les citoyens s’actualisent et créent la société démocratique[36] ». Dans les deux cas, il serait présumé que les citoyens ont la capacité de gouverner parce qu’ils peuvent s’informer. Nous revenons au principe de raison sous-tendu dans l’idée moderne de démocratie. Cependant, compte tenu du temps requis pour avoir accès à l’information nécessaire pour participer au processus participatif, le modèle représentatif, se traduisant par l’exercice démocratique minimal (exercice du droit de vote), serait devenu la forme démocratique dominante.
Si la notion de déficit démocratique est d’abord associée à l’expression de la démocratie représentative dont les indicateurs sont peut-être plus facilement repérables (pourcentage de votants), elle est aussi liée à l’idée que l’action du citoyen est nécessaire pour favoriser la démocratie. En ce sens, nous pouvons dire que, dans la mesure où l’implantation du gouvernement en ligne vise, par l’intermédiaire de l’amélioration des services, à susciter l’expression démocratique du citoyen, ce projet s’inscrit bel et bien en continuité avec des principes modernes de la démocratie, au minimum dans son aspect représentatif, avec l’espoir d’en stimuler l’aspect participatif. Il s’agit cependant d’évaluer dans quelle mesure un processus implanté par l’État et par l’intermédiaire d’une médiation technologique est à même de rétablir la relation citoyenne au coeur de la démocratie moderne.
Deux dimensions de la relation citoyenne à l’État dans le gouvernement en ligne
Une médiation individualisée
La transformation de la relation citoyenne à l’État dans le contexte du gouvernement en ligne a déjà été abordée et décrite comme résultant en une administration des services qui prend de plus en plus l’allure d’une démocratie des services. Ce lien entre administration et démocratie basée sur les services et l’identification du citoyen comme client ne constitue pas un phénomène nouveau en soi, mais l’implantation d’une telle démocratie des services semble favorisée par le concours des TIC[37]. L’usage de cette technologie a ceci de particulier qu’il permet « une individualisation de la relation[38] » entre l’État et le citoyen. Les TIC viendraient ainsi répondre à un besoin de redéfinition de la relation entre l’État et les individus, permettant de mieux prendre en compte les particularismes et les besoins. Comme le note Laurent Zylberberg, « les TIC permettent au citoyen d’entrer au coeur du mécanisme administratif[39] », en induisant une « virtualité dans la coupure administration / administrés[40] ». Divers services en ligne, par exemple les modalités de changement d’adresse lors des déménagements, permettent aux individus d’effectuer eux-mêmes les opérations, sans l’intervention d’un tiers, leur donnant ainsi l’impression d’un contrôle plus direct des processus.
Ce mécanisme, d’abord développé pour faciliter la relation entre la bureaucratie administrative et les citoyens considérés comme bénéficiaires des services, semble être en voie de déborder le cadre strict de la prestation des services. Les gouvernements dont, au premier chef, celui du Québec, semblent avoir saisi de quelle façon l’aspect individualisant de la médiation virtuelle pourrait servir d’autres fins. Le rapport Gautrin fait état d’initiatives de vote en ligne, notamment en Arizona, et d’e-mail magazine, au Japon, qui « visent à favoriser la participation et l’inclusion des citoyens à la vie démocratique[41] ». Selon son auteur, les TIC pourraient ainsi permettre une meilleure communication entre les leaders politiques et les citoyens pour intéresser ces derniers à la vie démocratique. Le gouvernement du Québec aurait d’ailleurs commencé à employer le courrier électronique à des fins de communication politique avec les citoyens, en faisant parvenir une lettre circulaire hebdomadaire du premier ministre à tous ceux qui le désirent[42]. D’autres mécanismes sont aussi envisagés pour stimuler la participation citoyenne, tels le clavardage et le sondage en ligne. Ce qui semble intéresser particulièrement les gouvernements dans ce type de communication, c’est son aspect direct, puisque « cette stratégie permet de passer outre les véhicules de communication traditionnels pour s’adresser directement à la population, sans que le message subisse de distorsion ou de filtrage[43] ».
Ce processus d’individualisation de la relation citoyenne contribue, selon nous, à transformer la perception et la conception du citoyen au sein du processus démocratique. En appliquant la logique de la prestation des services au rapport politique entre État et citoyen, on vient ainsi réduire la portée de la notion de citoyenneté en démocratie puisque l’expression de cette dernière semble maintenant devenir dépendante de mécanismes mis en place par l’État.
S’inspirant de la notion de subjectivation développée par Foucault, J.W. Crampton se demande comment le monde virtuel contribue à produire le sujet. Au cours de ses recherches, Foucault a été amené à procéder à l’investigation des mécanismes, notamment institutionnels, par lesquels l’individu est transformé en sujet, ce qu’il a identifié comme un processus d’assujettissement. Ce processus soumettrait ainsi le sujet à produire et à reproduire le dispositif de pouvoir et de domination en y participant. Ce dispositif déborde le cadre de l’État, bien que l’évolution des sociétés modernes aurait consisté en une étatisation de plus en plus poussée des relations de pouvoir, ces dernières ayant progressivement été « gouvernementalisées, c’est-à-dire élaborées, rationalisées et centralisées dans la forme ou sous la caution des institutions étatiques[44] ». Plus précisément, Foucault assimile la gouvernementalité à la mise en place de tactiques ou « techniques de gouvernement » qui sont devenues « réellement le seul enjeu politique et le seul espace de la lutte et des joutes politiques[45] ».
Jeremy W. Crampton suggère que les TIC interviendraient comme un point de contact entre deux formes de « gouvernement » : le gouvernement du soi pour soi (les attentes des individus et les moyens qu’ils prennent pour les satisfaire) et le gouvernement compris au sens foucaldien et faisant référence au déploiement des technologies de pouvoir, de domination et de régulation[46]. Dans le contexte de la mise en ligne du gouvernement, nous pourrions dire que si la prestation des services et le déploiement d’une démocratie en ligne interviennent pour répondre à un double besoin du citoyen (obtention de services et expression de la participation dans la sphère démocratique), il n’en demeure pas moins que le dispositif par lequel s’implante ce mécanisme, sous un mode individualisant, contribue à l’accentuation de la « gouvernementalisation » des rapports de pouvoir et de l’expression de la démocratie qui favorise davantage la subjectivation-assujettissement de la relation citoyenne à l’État.
L’instrumentalisation de la relation citoyenne à l’État
Cela nous amène directement à la deuxième dimension qui concerne l’instrumentalisation de la relation État-citoyen et qui découle directement de la première. Celle-ci peut être comprise de deux façons. D’abord, au sens d’un glissement potentiel de la notion même de citoyenneté dans laquelle le citoyen est de plus en plus considéré comme un client de l’État à l’intérieur du développement de ce que nous pourrions qualifier de démocratie des services.
Tel qu’on l’a déjà noté, le développement de l’Internet semble accentuer ce processus de consumérisation de diverses façons. D’abord au travers des projets de E-gouvernement qui visent à rationaliser grâce aux réseaux électroniques les transactions avec l’administration. Les applications administratives de l’Internet s’organisent pour la plupart autour d’une vision managériale de l’administration. Celle-ci est assimilée à une machine à produire des services qui fonctionne selon une logique d’entreprise. Et comme le client de l’entreprise, le citoyen se voit reconnaître des droits de consommateur[47].
Ensuite, selon le principe de « gouvernementalisation » des rapports de pouvoir évoqué par Foucault, nous pouvons dire que l’instrumentalisation de la relation citoyenne à l’État se traduit par une tentative de prise en charge de l’expression démocratique par l’État. Dans ce processus, la participation citoyenne souhaitée est en fait suscitée par l’État, dont l’action pourrait être comparée à une tentative d’implantation d’un pacemaker démocratique, puisqu’il s’agit là d’une participation stimulée pour maintenir la vie démocratique, du moins selon le discours gouvernemental qui justifie cette pratique. Mais ce discours ne confond-il pas légitimation de l’action gouvernementale et expression démocratique ? En effet, pourquoi faut-il que l’État doive « tout faire pour impliquer constamment le plus grand nombre possible de citoyens dans des discussions publiques portant sur les grandes questions de l’heure[48] » ? Bien entendu, dans une société démocratique, l’État est censé assurer la protection des modalités (liberté de presse, liberté d’association, etc.) par lesquelles s’expriment les points de vue et se tiennent les débats sur la place publique. Avec la mise en place du gouvernement et de la démocratie en ligne, n’assistons-nous pas à l’instauration de mécanismes de contrôle gouvernementaux qui risquent de se substituer ou à tout le moins qui peuvent contourner d’autres modes d’expression de la démocratie « nuisibles » à la libre action des gouvernements parce qu’ils seraient source « de distorsion et de filtrage » [49] ?
Que devient l’espace public comme lieu de médiation de l’expression démocratique dans un tel contexte ? Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’implantation de la démocratie en ligne, au lieu de promouvoir l’expression de la relation citoyenne au coeur de la démocratie moderne, n’est-elle pas susceptible de contribuer à la subsomption de l’espace public en instaurant une médiation technologique directe entre l’État et le citoyen qui prend la forme d’une individualisation et d’une instrumentalisation ?
TIC et espace citoyen : de multiples dimensions et une mouvance parallèle
L’aspect multidimensionnel des TIC en démocratie
Les transformations de la relation citoyenne à l’État que l’on peut associer à l’implantation du gouvernement en ligne viennent questionner les modes d’expression de la démocratie dans les sociétés où elles prennent place. Mais l’impact des TIC est-il à sens unique ? Thierry Vedel voit dans le phénomène Internet une double tendance, qui pourrait à la fois permettre de remédier à la crise de la citoyenneté et la susciter.
Si l’Internet peut être une des réponses à la crise de la citoyenneté, il est permis de se demander s’il ne contribue pas en même temps à celle-ci. En favorisant la mondialisation des échanges à travers le commerce électronique, l’émergence de groupes sociaux sans attaches territoriales, ou encore en estompant les frontières entre sphère publique et sphère privée, l’Internet ne participe-t-il pas à l’affaiblissement des États-nations, à l’essor du communautarisme et à la consumérisation de la citoyenneté [50] ?
Dans la mesure où, comme Vedel, nous envisagerions la transnationalisation induite par le déploiement des réseaux informatiques comme un facteur d’affaiblissement des États-nations en associant à celui-ci une crise potentielle de la citoyenneté, nous pourrions effectivement penser que les TIC constituent un facteur de risque pour l’expression de celle-ci. Dans cette optique, il serait possible de parler du déclin de l’espace public qui prend place dans le contexte des États-nations. Il s’agit là à notre avis d’une conception réductrice, autant de l’espace public, des modes d’expression possible de la démocratie et de la citoyenneté que de la multidimensionnalité induite par le phénomène Internet.
Certains auteurs, comme Diana Saco, entrevoient la possibilité d’une démocratie basée sur une médiation électronique sans nécessairement porter de jugement sur l’aspect normatif, bon ou mauvais, d’un tel type de démocratie. Celle-ci affirme que l’espace public peut être maintenu et se développer sans nécessairement avoir un point d’appui matériel (au sens d’un lieu physique de rencontre), puisqu’il est structuré par l’échange des idées et des points de vue, cet échange pouvant tout aussi bien s’effectuer par l’intermédiaire du cyberespace[51]. André Vitalis semble aussi partager un point de vue similaire, pour cet auteur, la plate-forme technologique mise en place par les inforoutes peut favoriser l’émergence de nouvelles formes de citoyenneté en conférant à l’individu (et non seulement aux organisations) un rôle d’émetteur[52].
Si nous appliquons ce point de vue au questionnement posé par Vedel, nous pouvons y répondre en postulant la possibilité de développement d’un espace public non uniquement national, mais transnational, favorisé par le support électronique. Cela signifie que cet espace virtuel peut aussi potentiellement se déployer en une multiplicité de réseaux en fonction des interrelations qui y prennent place. Nous pourrions donc en déduire la cohabitation de plusieurs logiques à l’oeuvre dans le cyberespace. Ces logiques seraient rendues possibles tout autant par la multidimensionnalité du phénomène Internet que par les interrelations entre les individus, les groupes, les entreprises et les institutions qui participent à ces réseaux. La logique consumériste n’en est certes pas absente, mais elle n’est pas seule. Le cas du Forum des droits sur l’Internet montre comment, depuis 2001, des réseaux composés de représentants de provenance et d’intérêts divers, privés et publics, peuvent converger autour de préoccupations communes engendrées par le développement numérique en France [53].
Sur le plan des processus démocratiques, nous relevons le même paradoxe. Nous avons vu que la mise en place du gouvernement en ligne procède notamment selon un processus d’individualisation et d’instrumentalisation susceptible d’affecter la relation citoyenne à l’État. Dans la mesure où l’espace public se définit comme un lieu de médiatisation entre la sphère publique et la sphère privée, le gouvernement électronique est effectivement susceptible de transformer en peau de chagrin cette sphère publique en tentant, en quelque sorte, de la contourner, en communiquant directement avec les citoyens. Pourtant, s’il s’agit bien là d’un processus qui peut contribuer à transformer la relation citoyenne à l’État, il n’épuise pas le potentiel de l’Internet. Nous croyons que les TIC renferment plusieurs dimensions, ce qui peut contribuer à expliquer cette apparente équivoque. Si nous revenons à ce que nous avons évoqué plus haut en ce qui concerne l’aspect ambivalent de la technologie, malléable ou bien chargée de ses propres spécificités, nous pouvons mieux comprendre ce paradoxe. En fait, nous croyons que si une technologie peut être déployée différemment par ceux qui s’en emparent (aspect malléable), les TIC, tout comme les autres technologies, comportent aussi des modes d’élaboration qui contribuent à marquer l’utilisation qui en est faite. Si, dans le contexte du gouvernement en ligne, la médiation technologique peut favoriser l’individualisation et l’instrumentalisation de la citoyenneté, ces dimensions étant induites par la capacité de communication directe que permet l’Internet, des modalités différentes peuvent tout aussi bien s’appliquer à d’autres interrelations en dehors du contrôle étatique. C’est dans cette optique qu’Éric George analyse l’exemple d’ATTAC (Association pour une taxation des transactions financières pour l’aide aux citoyens) en ce qui concerne l’utilisation d’Internet comme outil de mobilisation citoyenne. Le cas d’ATTAC serait particulièrement intéressant à cet égard, autant en ce qui concerne l’échange de documents, la contribution bénévole de traducteurs, les listes de discussions et de diffusion, la promotion de l’éducation populaire, que la constitution de coalitions par l’intermédiaire de l’Internet, autant d’éléments qui contribuent à donner à cette organisation un caractère international qui ne pourrait exister sans pareil support[54].
De nouveaux schèmes conceptuels pour comprendre les processus démocratiques en émergence
Les constats des gouvernements concernant le déficit démocratique et la volonté de développement d’une démocratie en ligne s’inscrivent dans un cadre d’analyse, hérité d’une conception moderne, auquel s’associe une « gouvernementalisation » des rapports de pouvoir. Selon le diagnostic supposé par cette analyse, si les citoyens se détournent des processus démocratiques modernes, il s’agirait de mettre en oeuvre des mécanismes susceptibles de raviver leur intérêt pour ces processus. Cette argumentation qui semble évidente élude un peu trop rapidement d’autres interprétations. En fait, ne faudrait-il pas lire dans ce supposé déficit démocratique d’autres signes que ceux que l’on décode habituellement ? Autant les TIC renferment des dimensions qui dépassent l’instrumentalisation que peuvent en faire les gouvernements, autant les processus démocratiques peuvent, selon nous, échapper à la logique gouvernementale et à un cadre d’analyse rendu trop étroit pour les contenir.
En s’inspirant de Foucault, Wayne Gabardi propose une conception postmoderne et critique de la démocratie, susceptible de s’ancrer dans des stratégies de luttes locales, microsociales, visant à créer des espaces de liberté. Pour Gabardi, cette démocratie critique s’articule autour de plusieurs principes, dont les notions « d’éthique du soin de soi », de négation transgressive, de résistance locale et d’« agonisme »[55]. On pourrait en trouver des échos autant dans les mouvements altermondialistes que dans des groupes d’entraide communautaires et des coalitions de citoyens autour d’objectifs spécifiques. Et même si leurs participants interpellent les gouvernements dans certaines circonstances, ces différents mouvements échapperaient à la logique gouvernementale car ils seraient basés sur des postulats différents de ceux habituellement associés à la modernité, du fait qu’ils ne participeraient pas essentiellement d’une même conscience universalisable, mais révéleraient plutôt plusieurs formes de conscience citoyenne. Réfléchissant sur les modèles démocratiques, Chantal Mouffe abonde dans le même sens lorsqu’elle développe la notion de « pluralisme agonistique » qui « vise à aborder toutes les questions qui ne peuvent être posées par les autres modèles du fait de leurs prémisses rationalistes et individualistes »[56]. L’expression de ces tendances de la démocratie en émergence pointerait davantage vers une sorte de fragmentation de l’espace citoyen qui pourrait s’associer à l’aspect multidimensionnel des TIC pour converger, dans une mouvance parallèle, vers un univers démocratique s’élaborant à partir de schèmes conceptuels en pleine gestation.
À cet égard, les recherches que nous menons nous incitent à penser que les schémas modernes de la démocratie, qu’ils soient associés à la démocratie représentative, participative ou délibérative, quoique encore opérationnels, ne parviennent plus à contenir la multiplicité des expressions démocratiques. Les TIC, en permettant l’exercice d’une démocratie « informelle », par leur aspect virtuel, constituent un véhicule possible de cette « multidimensionnalité »[57]. Cette démocratie informelle serait, en marge des processus plus formels, le mode d’expression des points de vue dont il a été question précédemment en évoquant Gabardi et Foucault. Ainsi, même si la mise en ligne du gouvernement affecte les modes de citoyenneté d’une façon bien précise, nous pouvons conclure qu’il ne s’agit là que d’une modalité spécifique, « gouvernementalisée », d’implantation des TIC. Bien entendu, il ne faut pas perdre de vue les impacts possibles sur la citoyenneté et la démocratie de ce phénomène en plein essor, tout en gardant à l’esprit l’aspect volatile et peut-être bien pas totalement maîtrisable de cette technologie qui contribue à nourrir le paradoxe concernant son impact possible sur la relation citoyenne à l’État et à la démocratie.
Parties annexes
Note sur l'auteure
Sylvie Goupil
Elle est chargée de cours au Département de science politique de l’Université du Québec à Montréal où elle enseigne les idées politiques et la méthodologie aux premier et deuxième cycles. Spécialisée en pensée politique contemporaine, ses dernières recherches l’ont amenée à s’intéresser à diverses dimensions de la citoyenneté, notamment à l’impact du gouvernement en ligne sur la relation citoyenne à l’État. Elle travaille présentement à une réflexion sur une éthique citoyenne inspirée d’une lecture postmoderne. Sylvie Goupil est aussi professionnelle de recherche au gouvernement du Québec.
Notes
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[1]
Henri-François Gautrin, 2004, Vers un Québec branché pour ses citoyens, Rapport sur le Gouvernement en ligne, Gouvernement du Québec, 191 p., à la p. 36. Ce projet s’inscrit dans une démarche amorcée il y a déjà une dizaine d’années par le gouvernement du Québec. Voir notamment à ce sujet : Comité consultatif sur l’autoroute de l’information, 1995, Inforoute Québec. Plan d’action pour la mise en oeuvre de l’autoroute de l’information, Gouvernement du Québec, 53 p. ; et Secrétariat du Conseil du trésor, 1998, Agir autrement. La politique québécoise de l’autoroute de l’information, Gouvernement du Québec, 98 p.
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[2]
L’expérience québécoise n’est certes pas la seule en son genre, mais elle nous apparaît très encadrée et assez réfléchie en ce qui concerne les finalités poursuivies, ce qui en fait un cas intéressant à étudier. Notre intérêt spécifique pour l’exemple québécois de gouvernement en ligne s’explique aussi par le fait que nous avons suivi d’assez près sa mise en place, compte tenu que nous occupons un poste de professionnelle de recherche dans la fonction publique québécoise.
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[3]
Luc Bernier, 2004, Technologies de l’information et gouvernance : une nécessaire transformation, Rapport de recherche réalisée dans le cadre du projet du CEFRIO (Centre francophone d’informatisation des organisations) intitulé « Services électroniques aux citoyens et aux entreprises », CEFRIO, 64 p., à la p. 16.
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[4]
Olivier Paye, 2005, « La gouvernance. D’une notion polysémique à un concept politologique », Revue Études internationales, vol. XXXVI, no 1, p. 13.
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[5]
Idem, p. 18.
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[6]
Peter Dahlgren, 2005, « The Internet, Public Spheres, and Political Communication : Dispersion and Deliberation », Political Communication, 22, p. 153.
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[7]
Gilles Paquet, 2000, « E-gouvernance, gouvernementalité et État commutateur », Relations industrielles, vol. 55, no 4, p. 761.
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[8]
Gautrin, Vers un Québec branché pour ses citoyens, p. 7.
-
[9]
Idem, p. 29.
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[10]
La question n’est pas de déterminer s’il y a déficit démocratique ou pas, mais bien de constater que le discours lié à l’implantation des TIC dans le nouveau management public est souvent associé à celui concernant le supposé déficit démocratique. C’est donc dans cette optique que nous nous référons à la notion de déficit démocratique.
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[11]
Michel Parazelli et Anne Latendresse, 2006, « Vers de nouvelles pratiques citoyennes. Penser les conditions de la démocratie participative », Nouvelles pratiques sociales, vol. 18, no 2, p. 18.
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[12]
Jürgen Habermas, 2000, « L’État-nation européen sous la pression de la mondialisation », dans Après l’État-nation. Une nouvelle constellation politique, sous la dir. de Jürgen Habermas, Paris, Fayard, 157 p., à la p. 132.
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[13]
Idem, p. 129.
-
[14]
Florence Piron, 2003, « La production politique de l’indifférence dans le nouveau management public », Anthropologie et Sociétés, vol. 27, no 3, p. 60.
-
[15]
Groupe conseil sur le gouvernement en direct, 2003, Se brancher sur les Canadiennes et les Canadiens : à la poursuite de la transformation des services, Rapport présenté à la présidente du Conseil du Trésor du Canada, 34 p., à la p. 30.
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[16]
Ibid.
-
[17]
Idem, p. 31.
-
[18]
Union européenne, Comité des régions, 2003, Gouvernance et TIC. Actions novatrices d’administration en ligne aux échelons local et régional, Luxembourg, Office des publications officielles des communautés européennes, 152 p., à la p. 114.
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[19]
Gautrin, 2004, Vers un Québec branché pour ses citoyens, op. cit., p. 35.
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[20]
Idem, p. 56.
-
[21]
Idem, p. 57.
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[22]
Nous avons volontairement écarté les thèses que nous pourrions qualifier d’utopistes, voyant dans les TIC un potentiel de création d’une démocratie continue et d’un nouveau citoyen, le netizen, apte à naviguer à son gré sur les réseaux et à stimuler cette nouvelle démocratie. (Voir notamment à ce sujet : Pierre Lévy, 2002, Cyberdémocratie, Paris, Éditions Odile Jacob, 283 p. ; et Stefano Rodotà, 1999, La démocratie électronique. De nouveaux concepts et expériences politiques, Rennes, Éditions Apogée, 192 p.) Nous croyons que ces propositions ne prennent pas suffisamment en compte les contingences qui entourent le développement des TIC.
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[23]
Notamment dans Marshall McLuhan et Quentin Fiore, 1967, The Medium is the Massage, Toronto, Random House, 157 p.
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[24]
Pierre Chambat, 1995, « Espace public, espace privé : le rôle de la médiation technique », dans L’Espace public et l’emprise de la communication, sous la dir. d’Isabelle Paillart, Grenoble, Ellug, p. 65-98.
-
[25]
Michael Margolis et David Resnick, 2000, Politics as Usual. The Cyberspace “Revolution”, Thousand Oaks, Londres, New Delhi, Sage Publications, 246 p.
-
[26]
Jean-Claude Guédon, 1998, Économie du savoir et société de l’intelligence distribuée. Propositions pour une politique québécoise des inforoutes, Gouvernement du Québec, 68 p., à la p. 5.
-
[27]
Pierrôt Péladeau et Marc Lemire, 2005, L’adaptation du gouvernement en ligne aux réalités sociales des citoyens, Rapport de recherche réalisé dans le cadre du projet du CEFRIO intitulé « Services électroniques aux citoyens et aux entreprises », CEFRIO, 53 p., à la p. 11.
-
[28]
Guédon, Économie du savoir et société de l’intelligence distribuée…, p. 4.
-
[29]
Michel Freitag, 2003, « La dissolution systémique du monde réel dans l’univers virtuel des nouvelles technologies de la communication informatique : une critique ontologique et anthropologique », dans 2001 Bogues. Globalisme et pluralisme. Communication, démocratie et globalisation, sous la dir. d’Armand Mattelart et Gaëtan Tremblay, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 356 p., à la p. 289.
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[30]
Ibid.
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[31]
Majo Hansotte, 2002, Les intelligences citoyennes. Comment se prend et s’invente la parole collective, Bruxelles, Éditions DeBoeck Université, 229 p., à la p. 17.
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[32]
Jürgen Habermas, 1978, L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 322 p.
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[33]
Hansotte, Les intelligences citoyennes. Comment se prend et s’invente la parole collective, op. cit., p. 25.
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[34]
Dahlgren, 2005, « The Internet, Public Spheres, and Political Communication… », op. cit., p. 156.
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[35]
Hansotte, Les intelligences citoyennes. Comment se prend et s’invente la parole collective, op. cit., p. 25.
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[36]
Mary Wilson, 2002, « La société en réseaux favorise-t-elle la démocratie participative ? », dans Citoyenneté et participation à l’ère de l’information, sous la dir. de Manjunath Pendakur et Roma Harris, Montréal, Éditions Saint-Martin, 552 p., à la p. 491.
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[37]
Comme nous avons tenté de le montrer dans une analyse de l’architecture de certains sites de Portail Québec en 2004, dans une communication présentée au lxxiie Congrès de l’ACFAS (Université du Québec à Montréal), intitulée « Gouvernance et réseaux de communication. La mise en place de l’inforoute gouvernementale et les mutations de la démocratie : le citoyen client ».
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[38]
Laurent Zylberberg, 2002, « L’appareil d’État face aux technologies de l’information et de la communication », dans L’Internet en politique, des États-Unis à l’Europe, sous la dir. de Viviane Serfaty, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 423 p., à la p. 295.
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[39]
Idem, p. 297.
-
[40]
Idem, p. 298.
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[41]
Gautrin, Vers un Québec branché pour ses citoyens, op. cit., p. 35.
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[42]
Ibid.
-
[43]
Ibid.
-
[44]
Michel Foucault, 1992, « Deux essais sur le sujet et le pouvoir », dans Michel Foucault. Un parcours philosophique, sous la dir. de H. Dreyfus et P. Rabinow, Paris, Gallimard, 366 p., à la p. 318.
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[45]
Michel Foucault, 1994, « La « gouvernementalité », dans Dits et écrits, 1954-1988, tome III, Paris, Gallimard, 835 p., à la p. 656.
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[46]
Jeremy W. Crampton, 2003, The Political Mapping of Cyberspace, Chicago, The University of Chicago Press, 214 p., à la p. 17.
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[47]
Thierry Vedel, 2003, « La citoyenneté et ses conditions d’expression. L’Internet et ses usages citoyens », dans Les nouvelles dimensions de la citoyenneté, sous la dir. de Philippe Tronquoy, Cahiers français, 316, 94 p., à la p. 85.
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[48]
Guédon, Économie du savoir et société de l’intelligence distribuée…, op. cit., p. 44.
-
[49]
Gautrin, Vers un Québec branché pour ses citoyens, op. cit., p. 35.
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[50]
Vedel, « La citoyenneté et ses conditions d’expression. L’Internet et ses usages citoyens », op. cit., p. 81.
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[51]
Diana Saco, 2005, Cybering Democracy : Public Space and the Internet, Minneapolis, University of Minnesota Press, 296 p. Ouvrage cité dans Samuel A. Chambers, « Democracy and (the) Publics. Spatializing Politics in the Internet Age », Political Theory, vol. 33, no 1, p. 125-136, notamment aux pages 126-127.
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[52]
André Vitalis, « Le déni du politique », dans Vers une citoyenneté simulée. Médias, réseaux et mondialisation, sous la dir. de Serge Proulx et André Vitalis, Rennes, Éditions Apogée, 1999, p. 36.
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[53]
Le Forum des droits sur l’Internet, 2005, Rapport d’activité année 2005, Paris, La Documentation française.
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[54]
Éric George, 2000, « De l’utilisation d’Internet comme outil de mobilisation : Les cas d’ATTAC et de SalAMI », Sociologie et sociétés, vol. XXXII, no 2, p. 172-188.
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[55]
Wayne Gabardi, 2001, « Postmodern Strategies and Democratic Politics », dans Negotiating Postmodernism, Minneapolis/London, University of Minnesota Press, 192 p., à la p. 122-143, notamment les pages 126 à 136.
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[56]
Chantal Mouffe, 2003, « Le politique et la dynamique des passions », Politique et Sociétés, vol. 27, no 3, p. 148.
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[57]
C’est notamment le point de vue que nous avons exploré en 2004 dans une communication présentée au Congrès de la Société québécoise de science politique (Université de Montréal), intitulée « Médiatisation de l’espace public et nouvelles technologies de l’information et de la communication : vers le citoyen virtuel ? ».