Que signifie le concept de puissance en relations internationales ? La question sous-tendant le plus récent ouvrage de Bertrand Badie est plus que jamais pertinente. En effet, à l’heure de la parution de certaines publications faisant l’apologie de la « puissance américaine », l’ouvrage de B. Badie a le mérite de raviver un débat fondamental à la discipline des relations internationales. Bien qu’il n’existe aucun consensus autour du concept, la définition la plus souvent évoquée reste toujours celle, très classique, de Max Weber. La puissance serait ainsi « toute chance de faire triompher au sein d’une relation sociale sa propre volonté, même contre des résistances, peu importe sur quoi repose cette chance ». L’auteur s’interroge sur la portée de cette définition, jugeant que la puissance ne peut s’apprécier uniquement que par sa capacité à faire, mais doit aussi comprendre la capacité à ne pas faire, ou à empêcher. Ainsi, que signifie être puissant à l’heure des nouvelles menaces, tel le terrorisme, et alors que la violence est de plus en plus déréglementée ? C’est ce que l’auteur entend par l’impuissance de la puissance. C’est au premier chef un travail de déconstruction de la signification classique de la puissance et de l’ordre en relations internationales que l’auteur nous propose, révélant les lacunes des approches théoriques qui se contentent d’une conception de la puissance rimant avec capacités militaires des entités étatiques. L’auteur s’inspire ainsi d’une étude des travaux d’Émile Durkheim et de Hugo Grotius, fidèle en ce sens à son approche sociologique des relations internationales telle qu’elle est exposée dans ses ouvrages précédents. Le propos, toujours clair, pédagogique même, est organisé en trois grandes parties : « la puissance d’hier ou l’illusion des gladiateurs », « l’impuissance d’aujourd’hui » et « le cavalier solitaire pris au piège ». Dans un premier temps, l’auteur s’évertue à démontrer que, si la naissance du système international moderne est advenue sous l’égide d’une conception de la puissance considérée comme bien classique, certains indices laissaient déjà croire à un artifice politique. Bien que cette conception de la puissance semble avoir dominé historiquement, de la Sainte-Alliance à la guerre froide, cette « myopie condamnait les diplomates à ne pas voir les peuples et les sociétés derrière les États » (p. 25). Pourtant, le processus de décolonisation, qui aurait pu suggérer que la puissance militaire n’était plus sans failles et le processus d’Helsinki, créant la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) et ouvrant la sphère de la sécurité (et de la puissance) à d’autres considérations, étaient là pour suggérer que la puissance du « gladiateur hobbesien » n’était plus (comme elle n’a jamais été) la seule et unique source d’ordre dans les relations internationales. En fait, qu’en est-il réellement de cette puissance du gladiateur ? De façon assez classique, B. Badie reprend ses thèses précédentes, mettant le concept de puissance notamment dans un contexte d’interdépendance. Que ce soit par le soft power ou par la mondialisation de l’économie, nous assistons à un processus de dérégulation du marché de la puissance, qui se limite de moins en moins aux seules propriétés étatiques (à plus forte raison aux capacités militaires des États). En ce sens, le processus de transnationalisation tend à mettre en scène de nouveaux acteurs, dépositaires, à juste titre, de puissance. Si l’ordre bipolaire, supposé être l’incarnation de l’idéal type de la relation de puissance, n’offre qu’une représentation imparfaite et tronquée de la réalité, la victoire autoproclamée des États-Unis sur l’Union soviétique n’est ici aussi qu’une illusion. Supposée consacrer la victoire de la puissance, elle met en lumière des logiques qui demeuraient camouflées sous le …
L’impuissance de la puissance : essai sur les nouvelles relations internationales de Bertrand Badie, Paris, Fayard, 2004, 293 p.[Notice]
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Nicolas Lemay-Hébert
Institut d’études politiques, Paris