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Dislocation des électorats traditionnels des partis de gauche, mise en cause de la légitimité des systèmes partisans et dévalorisation de la participation électorale ne sont que trois phénomènes de l’actualité récente illustrant la thèse du « déclin du politique ». Parallèlement sont mises en scène dans l’imaginaire politique de multiples rencontres de mouvements populaires, des actions et des questionnements récurrents, des manifestations qui traversent les frontières. Ce sont ces deux facettes contemporaines de la vie politique que Serge Denis confronte : pour ce dernier, en effet, le nouveau terrain des mouvements sociaux est balisé par la dimension politique des rapports de société.
Dans cet ouvrage qui a pour objet les pratiques politiques des mouvements sociaux actuels et le sens du rapport de ces mouvements à la politique, l’auteur propose une analyse originale de cette articulation mouvements sociaux / politiques. Une certaine rigidité dans l’encadrement théorique empêche l’auteur de tenir compte de quelques données moins objectives dans l’étude des mouvements sociaux, mais qui s’avèrent essentielles dans leurs succès, tels les pratiques culturelles et des éléments de psychologie collective. L’aspect politique n’est qu’une des facettes des mouvements sociaux, ces derniers ayant d’autres fonctions. On convient généralement qu’ils jouent un rôle indispensable sur les plans de l’insertion sociale, de la solidarité et de l’innovation sociale.
On comprend pourquoi S. Denis passe si rapidement sur les grands théoriciens des nouveaux mouvements sociaux lorsqu’il réexamine la thèse de la mutation profonde des sociétés occidentales dont les mouvements seraient les symptômes. Rappelons que, sur le plan des mouvements sociaux, ce passage d’un type de société vers un autre se traduirait par deux phénomènes : le passage d’un seul mouvement revendicatif important vers une diversité et une variété de mouvements qui veulent transformer la société ; le déplacement de l’enjeu central des conflits sociaux du travail et de son organisation (dominés par les industriels) vers la consommation et son contrôle (dominés par les technocrates). Alain Touraine appelle cela la société programmée et Alberto Melucci, le capitalisme postindustriel, mais, pour tous les deux, c’est la technocratie qui est la classe dominante. Or, S. Denis n’adhère pas à ces idées et il réaffirme la centralité du travail et du rapport salarial : la base de notre société est le travail salarié (p. 40). Non seulement il y a continuité entre les mouvements d’aujourd’hui et le mouvement ouvrier, mais cela est d’autant plus vrai lorsqu’on établit le néolibéralisme comme ennemi commun : adversaire des nouveaux mouvements sociaux et du mouvement ouvrier, parce qu’en contradiction avec les grandes valeurs de ces mouvements (p. 83).
Le déclin du politique ne signifie pas que tous les citoyens se désintéressent de la chose publique (p. 48). En fait, ce cadre du « déclin » deviendrait l’occasion d’un positionnement récent en politique pour les nouveaux mouvements sociaux et soulèverait même l’enjeu d’un passage à la politique. Le mouvement ouvrier des dernières années porte le sentiment d’une impasse politique ; les nouveaux mouvements sociaux ont des connotations politiques et idéologiques et ils agissent sur le plan politique, mais ce ne sont pas des organisations politiques structurées. Les mouvements peuvent développer des liens et former des coalitions pour peser sur l’issue de scrutins (p. 58), mais ils ne se posent que très peu la question du pouvoir. Pourtant, la remise en cause des rapports de domination, propre à certains mouvements, est éminemment politique (pensons ici au mouvement des femmes, au mouvement des lesbiennes et des gais, aux actions antiracisme, etc.).
En quoi consiste l’action politique des mouvements sociaux ? Hormis leur influence sur les plateformes des partis et les politiques gouvernementales, peu de chose. Il est vrai, reconnaît S. Denis, « que la culture sociale des nouveaux mouvements sociaux ne les prédispose pas à faire un saut en politique » (p. 90) et qu’une grande méfiance du politique (et du pouvoir) est ancrée dans la culture des mouvements. Mais il semblerait que l’avenir de la gauche dans nos sociétés dépende de la manière dont les nouveaux mouvements sociaux et le mouvement ouvrier vont répondre aux options qui s’ouvrent présentement à eux. Proposer une large plate-forme altermondialiste peut être envisagé comme débouché politique, mais cette proposition évite d’avoir à évaluer les systèmes partisans (p. 92). La mouvance altermondialiste est un bon exemple de ce que les mouvements sociaux peuvent faire, c’est-à-dire questionner la légitimité de certains discours et donner de la visibilité à des solutions de rechange. Toutefois, l’un des problèmes majeurs qu’elle rencontre est de fournir une alternative positive (et plausible) au capitalisme et à la mondialisation néolibérale. Les bases d’unification se dessinent, selon S. Denis, autour de la « volonté de faire disparaître les phénomènes de domination et d’exploitation », de la « libre disposition des collectivités et des individus », de la « sécurité économique et du développement social, etc. » (p. 97).
Plus encore, si leurs « sensibilités sociopolitiques et leurs objectifs ont souvent rapproché » les nouveaux mouvements sociaux et le mouvement ouvrier, surtout depuis le milieu des années 1990 (p. 107), leur collaboration est devenue non seulement nécessaire, mais inévitable. Ils arrivent à un carrefour où ils doivent dépasser leur situation actuelle. Les militants des nouveaux mouvements sociaux font face à une alternative (p. 112) : ou ils se dotent de moyens de disputer le pouvoir politique, ou ils décident consciemment de restreindre la portée des mouvements. Pour passer à l’action politique, les mouvements devront soit se structurer selon des formules déjà testées, soit en inventer de nouvelles (p. 101-102) et dépasser le spontané. Les bases « programmatiques et principielles » de cette action politique sous forme de parti « sont déjà présentes dans les mouvements sociaux » (p. 104).
À la fin du XXe siècle en Occident semble s’être éteinte la possibilité de se représenter collectivement un monde meilleur. Pour les mouvements sociaux, le discrédit supposé de l’idéologie marxiste aurait totalement désarmé la critique et interdirait toute perspective d’élaboration d’un projet de société alternatif, toute projection dans l’avenir d’une utopie politique. Certains auteurs sont allés jusqu’à parler de la disparition du « futur » comme pôle prophétique, alors que d’autres ont constaté que le démembrement du socialisme en Europe de l’Est et le triomphe du néolibéralisme ont produit un « profond désarroi de la pensée alternative », ce que d’autres ont appelé sans détour « la fin de la gauche ». S. Denis, avec d’autres, s’interroge avec raison sur l’avenir de la gauche, qu’il ne souhaite visiblement pas condamner à la fragmentation et à l’insignifiance.
Dans nos sociétés, ce fut historiquement et c’est encore souvent à travers les mouvements sociaux que la démocratie est questionnée, ravivée et qu’elle peut s’étendre dans de nouvelles sphères. Le monde contemporain ne compte plus les manifestations organisées contre les inégalités, les injustices et l’absence de démocratie et ces manifestations donnent lieu à des mouvements de plus en plus puissants et durables. Ces mouvements constituent de puissantes forces de transformation démocratique, dans la mesure où le concept même de démocratie est repensé à la lumière des nouveaux défis et des nouvelles possibilités d’aujourd’hui, à la manière de penseurs tels Michael Hardt et Antonio Negri, ou d’autres philosophes politiques qui imaginent des projets politiques pratiques visant à créer de nouvelles institutions et des structures sociales démocratiques.