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Les 16 textes que regroupe ce collectif partent tous d’une question commune qui est celle de la place du territoire dans l’action publique. Ce qui est en cause, c’est le modèle classique de politiques publiques basé sur une logique sectorielle, logique qui, selon la perspective de Pierre Muller (citée dans la conclusion de l’ouvrage), renvoie à « une structuration verticale de rôles sociaux (en général professionnels) qui définit ses règles de fonctionnement, de sélection des élites, d’élaboration de normes et de valeurs spécifiques, de fixation des frontières ». Les auteurs de ce livre se demandent si ce modèle sectoriel est en train de céder sa place à de nouvelles logiques, plus territoriales. Comme le précise la contribution d’Anne-Cécile Douillet (p. 76-77), la territorialité renvoie autant à la capacité de définir des problèmes publics à partir d’un cadre local qu’à des logiques de transversalité qui cherchent à dépasser les divisions sectorielles.
La réponse apportée à cette question diffère selon les auteurs et, surtout, selon les champs de politiques publiques placés sous leur loupe. Certains sont convaincus que de nouveaux cadres territoriaux émergent. C’est le cas d’Alain Faure, qui voit émerger dans l’intercommunalité une capacité de définir un bien commun territorialisé, différent d’un bien commun républicain. Si, dans tous les cas, les auteurs ont vu à l’oeuvre des logiques territoriales, certains, comme le fait d’ailleurs remarquer la conclusion de l’ouvrage, sont plutôt nuancés quant à l’avènement du territoire. Par exemple, la contribution de Guy Saez souligne que dans le secteur des politiques culturelles, la logique territoriale est présente depuis longtemps, tandis que dans la contribution de Stéphane Boisseaux on peut voir que, dans le cas des produits d’origine contrôlée en Suisse, les logiques territoriales se greffent à la dynamique sectorielle, les deux s’alimentant mutuellement.
Il semble bien que, au-delà des interprétations différentes que peuvent apporter les auteurs, il y a aussi des logiques passablement différentes selon que l’on se place dans l’un ou l’autre des champs d’action et de politiques publiques. À la lecture du livre, on a nettement l’impression que les divers auteurs se sont laissés imprégner par les logiques particulières de leur objet plutôt que de chercher à plaquer un cadre conceptuel commun, celui du territoire. Il semble bien qu’ils aient fait un choix en ce sens, choix qui expliquerait l’absence de conclusions communes fortes sur le territoire. À notre avis, cette diversité de points de vue est la bienvenue. Elle signifie que la question de départ en est réellement une et que la réponse n’est pas prévue d’avance.
L’action publique et la question territoriale, par son caractère nuancé, évite ainsi un écueil que rencontrent souvent des travaux qui portent sur des logiques de changements sociopolitiques. C’est le cas notamment de certains travaux sur la gouvernance qui, emballés par les changements observés, tendent à oublier le poids et une certaine permanence des anciennes logiques ou encore leur imbrication complexe dans les dynamiques de changement. Les contributions de ce volume se montrent tout à fait sensibles à la place importante que continuent d’occuper les anciennes logiques sectorielles et aux arrimages différents entre territoires et secteurs, selon que l’on observe la gestion des risques naturels (Stéphane Cartier), les politiques de la ville (Claude Jacquier) ou encore les politiques éducatives (Dominique Glasman).
On peut s’interroger sur le fait de savoir si cette territorialisation (aussi partielle qu’elle puisse être) des politiques publiques est également valable pour les contextes québécois et canadien. Il y a bien, dans ce livre, le texte d’Alain Faure qui consacre une partie de ses analyses au cas de Montréal pour y voir l’émergence d’un bien commun montréalais. Mis à part cette contribution cependant, les autres textes sont très centrés sur le cas français ou du moins sur le cas européen, et ne nous permettent pas vraiment de mesurer l’utilité des concepts de territorialité et de territorialisation à l’extérieur de la Communauté européenne. D’ailleurs, le renouvellement des logiques des politiques publiques nationales semble être très lié à la montée de l’Europe comme un joueur important dans la régulation politique du continent. Comme le dit Stéphane Boisseaux, « l’Europe est en filigrane ». Dans le cas par exemple de la politique de la ville (C. Jacquier) ou dans celui des produits du terroir en Suisse, la territorialisation des interventions publiques nationales s’inscrit tant bien que mal dans des programmes et des orientations européennes.
Les travaux de Neil Bradford sur les « place-based public policies » au Canada révèlent que l’Europe est très avancée sur le plan de l’introduction du territoire dans les interventions publiques et que les politiques publiques canadiennes ont été beaucoup plus timides à cet égard. Mais N. Bradford peut tout de même identifier certaines expériences canadiennes qui vont en ce sens, notamment à l’échelle des villes. L’émergence de dynamiques place-based ou territoriales reste mal connue, du moins dans la documentation francophone au Canada. L’action publique et la question territoriale apparaît ainsi comme une invitation à se pencher sur ces questions dans le contexte canadien, autant aux échelles fédérale que provinciales. L’analyse nuancée et les outils conceptuels riches regroupés dans ce livre en font une bonne boîte à outils que les chercheurs canadiens pourraient s’approprier et adapter au contexte nord-américain.