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L’économiste et urbaniste Jane Jacobs s’est fait connaître au début des années 1960 par un ouvrage aujourd’hui considéré comme un classique des études urbaines, The Death and Life of Great American Cities – traduit en français en 1992 sous le titre Les villes et la richesse des nations. Cet ouvrage a montré toute sa force et sa pertinence en matière de compréhension de la dynamique urbaine de l’analyse qu’on pourrait appeler « micro ». Ce type d’analyse des faits sociaux – par opposition à l’analyse de type « macro » qui manipule des agrégats statistiques – met l’accent sur les faits ordinaires de la vie sociale et urbaine. Les petites causes, en s’accumulant et en interagissant les unes sur les autres, finissent par produire de grands effets, ce qui échappe souvent aux prédictions des grandes théories et aux schémas abstraits qui, appliqués sans tenir compte de la réalité du terrain, débouchent souvent sur des catastrophes urbaines. Cette approche, J. Jacobs l’a défendue dans ses autres livres, au service d’une idée maîtresse : la prospérité et le bonheur des nations sont principalement fonction de la vitalité de leurs centres urbains.
Son dernier livre, à première vue, ouvre des perspectives nouvelles, en dehors des champs habituellement explorés par J. Jacobs. Retour à l’âge des ténèbres se veut rien de moins qu’une méditation sur l’avenir de notre civilisation postagraire, menacée, au dire de l’auteure, de connaître le sort qui frappa la civilisation romaine après la chute de Rome en 476. Se défendant de jouer au prophète de malheur, J. Jacobs ne peut s’empêcher de signaler ça et là des faits troublants, des tendances sociales inquiétantes qui minent en particulier la civilisation nord-américaine et entameraient sa capacité de s’adapter aux imprévus et de transmettre son héritage culturel et technique. Cette mise en garde amène l’auteure à s’interroger sur les causes de la décadence des sociétés. Elle se met, ce faisant, sous le patronage d’Edward Gibbon, auteur de la célèbre Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain, publiée l’année de la déclaration d’indépendance étasunienne ; elle se réclame aussi des analyses plus récentes de l’historien Jared Diamond qui s’est attaché à mettre au jour, dans une vaste étude comparée, les facteurs qui conduisent les cultures au déclin ou à l’expansion. Les perdants, écrit J. Jacobs, « sont confrontés à des bouleversements de leur situation si radicaux que leurs institutions, incapables de s’adapter, deviennent caduques et sont mises au rancart » (p. 26). Selon elle, les signes avant-coureurs de déclin dont serait frappée la culture occidentale touchent les éléments suivants : la famille, l’enseignement supérieur, la science et la technologie, le système fiscal et l’autoréglementation des professions libérales.
À bien y réfléchir, cependant, ces cinq « piliers » au socle fragile ont tous un lien avec la thèse chérie de J. Jacobs, à savoir que la faiblesse des centres urbains entraîne l’affaissement de la société tout entière. Les exemples qu’elle donne pour illustrer son propos tournent souvent autour des questions urbaines. Ainsi, si les familles se portent de plus en plus mal, c’est que l’accès à la propriété échappe de plus en plus aux ménages à revenu moyen ; l’étalement urbain, encouragé par le puissant lobby des constructeurs automobiles, affaiblit les collectivités qui ne parviennent plus à assister les ménages dans leurs tâches. La dévalorisation des diplômes, réduits à n’être plus que des passeports pour l’embauche, s’explique, selon l’auteure, par les séquelles laissées par la Grande Crise de 1929 sur l’imaginaire américain. Le plein emploi obsède depuis les gouvernants et les citoyens ; il en est la raison d’être. L’industrie automobile a su si bien s’identifier à cette obsession que cette industrie est devenue « l’instrument absolu de la création d’emploi aux États-Unis ». La rigueur scientifique disparaît, d’après J. Jacobs, quand ingénieurs et économistes s’acharnent à jongler avec leurs modèles abstraits coupés de la réalité pour expliquer la circulation urbaine ou la croissance économique. La fiscalité n’a « ni queue ni tête » lorsque, dans un esprit contraire au principe de subsidiarité qui distribue les pouvoirs de la base au sommet, elle dépouille les villes des ressources requises pour faire face aux nécessités de leur développement. L’auteure semble voir comme une aberration le fait que la constitution canadienne abandonne encore la pleine autorité sur les villes aux États provinciaux – on reconnaît là la détestation typique qu’entretient une partie de la gauche canadienne anglaise à l’égard de ce palier de gouvernement. Les professions libérales, sur l’autodiscipline desquelles la société s’est reposée pour se donner des architectes et des comptables compétents, ont multiplié les signes de laxisme éhonté. La profession comptable, notamment aux États-Unis, a succombé à la tentation de l’image et du silence hypocrite des pairs en tolérant toutes sortes de manipulations qui permettent de monnayer artificiellement des immobilisations qui n’ont rien à voir avec de véritables bâtiments.
J. Jacobs, en signant Retour à l’âge des ténèbres, aurait pu écrire un grand livre. Ce n’est pas que l’inspiration et les idées lui aient manqué, loin s’en faut. L’essai fait montre de vivacité d’esprit et de vues originales. Toutefois, le livre n’arrive pas véritablement à atteindre le niveau de profondeur auquel on serait en droit de s’attendre. Le titre, comme les intentions de l’ouvrage, annoncent une étude ambitieuse de civilisation comparée. Les renvois à l’Antiquité romaine et au Moyen Âge parsèment certes l’ouvrage, mais de manière purement rhétorique. Au fond, ce que dit l’auteure, c’est que si la culture américaine n’arrive pas à mitiger les dommages faits à son tissu social et urbain par l’automobile et par le mésusage de la science, des diplômes et de la discipline professionnelle, ce sont les ténèbres qui la guettent. Cette mise en garde ne s’encombre cependant pas toujours d’une lourde démonstration. J. Jacobs ne passe pas en revue les grands classiques qui ont traité du déclin de la civilisation romaine ; elle ne cherche pas non plus à établir systématiquement des parallèles entre telle époque de l’Empire romain et les temps actuels. Les analogies avec le passé, quoique nombreuses, demeurent superficiellement esquissées. Pourtant, le fait d’invoquer les grands classiques, loin de nuire à l’auteure, lui aurait apporté du renfort. Ce qui fascinait Gibbon dans la Rome antique, c’était la vitalité du tissu social et des centres urbains couvrant l’Empire, la société civile, à vrai dire, plus que les institutions impériales. Pour Mikhail Rostovtzeff, auteur d’une magistrale Histoire économique et sociale de l’Empire romain (Oxford, Oxford University Press, 1926), la civilisation romaine avait connu son apogée grâce à la force et au nombre de ses villes bien portantes. Plus récemment, le spécialiste du droit romain, Aldo Schiavone (L’histoire brisée. La Rome antique et l’Occident moderne, Paris, Belin, 2003), reprenant les analyses des grands romanistes, s’est posé la question, fascinante : pourquoi la civilisation moderne a-t-elle dû, lors de la Renaissance, s’édifier sur des bases nouvelles, au lieu de continuer la civilisation urbaine de Grèce et d’Italie, qui s’était écroulée ?
Sachons gré à J. Jacobs, néanmoins, d’avoir rappelé à nos contemporains cette maxime, déjà lucidement formulée par Paul Valéry, que toute civilisation, même la nôtre, est mortelle. Le principal mérite de l’ouvrage tient en deux points. Tout d’abord, il invite les sciences sociales à faire davantage preuve de modestie. Pour éviter le déclin de la culture occidentale, si déclin il y a, nous ne pouvons, hélas, compter sur des vérités démontrées par la méthode hypothético-déductive. Comment savoir si tel ou tel phénomène social induira un déclin inexorable dans cinquante ans ? Pour appréhender l’avenir, il reste les enseignements du passé, le jugement et le vraisemblable. L’auteure conclut son ouvrage sur cette sage mise en garde : pour se transmettre aux jeunes générations, la société a intérêt à multiplier jusqu’à la redondance les foyers et les moyens d’éducation. Gardons-nous, au nom d’une efficience mal avisée, de les rationner.