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Lawrence Olivier est un penseur et un philosophe de la modernité. Il n’est pas moderne, il n’est pas traditionnel et, Dieu merci, il n’est pas postmoderne non plus. Son dernier essai, Contre l’espoir comme tâche politique, apparaît cependant comme un immense plaidoyer contre le défi que s’est lancé l’humain moderne à lui-même. Défi situé au coeur même de cette modernité, soit celui de « faire de l’homme un homme » à travers ce qu’il appelle « le principe espérance », porté entre autres par l’éducation et l’expérience politique depuis le xviiie siècle.

Au premier contact avec l’essai de L. Olivier, on croit assister à un précis de déconstruction digne des travaux d’un Gilles Deleuze ou d’un Jacques Derrida. Mais c’est plus que cela. L’auteur nous mène au coeur même d’un questionnement philosophique vertigineux qui pense l’être dans ses méandres les plus profonds. Questionnement qui, inspiré par Scheler, nous rappelle à la suite de la mort de Dieu que l’humain moderne se trouve confronté, ou du moins poussé par lui-même, aux abords du gouffre insondable de sa propre connaissance : « celle d’un savoir qui sait maintenant qu’il ne peut savoir ».

Dans son précédent essai, Le Savoir vain, Olivier s’était fait, avec brio, apologiste d’un relativisme qui, nous disait-il, était fort mal interprété. Dans le présent ouvrage, qui se veut en continuité avec son traité sur le relativisme, il nous conduit aux confins de sa propre pensée, celle d’un philosophe nihiliste responsable, concerné et – n’ayons pas peur des mots – paradoxalement désespéré et désespérant aussi. En fait, cette « condition » croise de manière surprenante le vécu quotidien de tout lecteur ou lectrice, le plongeant au coeur d’un questionnement essentiellement moderne, contemporain. Nous sommes en effet situés à proximité d’un creux existentiel et anti-humaniste digne des envolées oratoires que l’on trouve dans l’oeuvre d’Émile Cioran. Chose certaine, la philosophie et, plus près de nous, la science politique, devront dorénavant composer avec le courant nihiliste, auquel Lawrence Olivier ne se cache pas d’appartenir.

L. Olivier nous transmet également, à travers son Contre l’espoir, son amère et profonde déception. Mais son oeuvre n’a pourtant rien d’un projet humaniste. Pas de projet éthique ni de projet normatif comme la théorie politique ou la sociologie issue de la pensée critique – je pense entre autres à l’École de Francfort et à la tradition marxiste – nous y a toujours accoutumés. Pas de leçon formelle ni de « solution de sortie de crise » ; et c’est précisément là que se trouvent à la fois l’humilité, la modestie et la responsabilité du philosophe nihiliste. Une déception, donc, qui nous vient et nous est projetée non pas seulement du coeur, mais des entrailles et de la lourdeur du vécu de l’auteur en communion avec la condition même de l’homme moderne (et universel ?) tiraillé ou, mieux encore, « rapaillé » pour reprendre les mots du poète Gaston Miron. C’est pour cela que l’auteur apparaît comme un philosophe et, à juste titre, il y a bel et bien, dans Contre l’espoir, ce que j’appellerais une philosophie « creuse-passion », quelque chose de viscéral et de chirurgical… sur le plan philosophique il va sans dire.

Lawrence Olivier ne « tue » donc pas seulement l’espoir en ses principes, mais l’idéal de cet espoir présenté à travers les projets normatifs et éthiques qui ont visé la construction de l’homme moderne. Le projet du philosophe n’a rien de nietzschéen. Pas d’idéal de surhomme, ni de gai savoir ou de projet politique de reconstruction à la suite du désenchantement annoncé par Max Weber et repris par Marcel Gauchet. Le savoir est toujours vain, nous le sentons bien. Il vise toujours cependant à éduquer, « à surveiller et à punir », à former les corps et les êtres. Nous le savons aussi très bien depuis Michel Foucault. Or, l’idéal contenu dans le « principe espérance » dénoncé par Olivier veut, par sa puissance, forger l’homme à partir d’un projet. Projet duquel l’auteur – en riche héritier de la pensée de Michel Foucault et de Martin Heidegger – nous invite à rompre définitivement. Le sujet moderne se remettra-t-il de ce deuil ? L’auteur n’a pas de réponse et son présent lecteur ne peut que s’en réjouir !

La morale occidentale, dont L. Olivier retrace le portrait – si décevant soit-il –, cette morale que l’on a dit libératrice et formatrice, celle qui a imposé son idéal de liberté par la science et les grands systèmes de pensée, est durement attaquée et pressée entre les coups rythmés de la plume dévastatrice et de l’enclume du philosophe : « l’espoir est à l’origine de cet échec, celui de l’amer désespoir de vivre ». Rien de plus. C’est sans doute de cela dont Friedrich Nietzsche voulait parler lorsqu’il disait faire de la « philosophie à coups de marteau ». Celui dont use Lawrence Olivier est également piqueur !

Le deuxième chapitre indique le ton de l’oeuvre seulement par le titre : « Détruire l’espoir ». Il faut oser, pour affirmer cela. Il faut l’arrogance d’un E. Cioran ou le cran d’un poète comme Léo Ferré pour le supporter. Le verdict de L. Olivier fait éclater ici une thématique non encore assez explorée, à mon avis, mais chère à la modernité : la déception. L’espoir est inutile, il est la source de notre malheur. Il y a là le caractère tautologique de l’espoir qui est brillamment défendu. L’auteur nous y avait déjà préparés dans Le Savoir vain en nous introduisant aux vertus paralysantes de l’autoréférence et du paradoxe. Ici, il nous y engage en démontrant qu’il faut voir l’espoir par-delà la morale.

L’espoir ne doit pas être observé, selon Olivier, sous un schème binaire (le bien / le mal, bon / mauvais). L’espoir est un attribut « ontologique » de l’homme. À mon avis, l’auteur soulève ici un fait que la philosophie traditionnelle a omis de voir, un point d’aveuglement : c’est-à-dire le caractère asocial, voire incommunicable de l’espoir. L’auteur de Penser Foucault au temps du nihilisme retire donc au social, et par le fait même à la sociologie, sa mainmise sur les questions relatives à la « conscience » pour les rapatrier à l’intérieur des frontières de la philosophie, son berceau. De son côté, la sociologie comme science typiquement sociale n’en sera qu’enrichie et cessera de se perdre dans des projets éthiques – et ce depuis Marx ! – en donnant des attributs de conscience ou typiquement individuels aux phénomènes sociaux. L. Olivier remet les pendules de l’épistémologie à l’heure, et à la bonne. Les actes de conscience – j’entends ce qui est incommunicable, par exemple l’angoisse, l’authenticité, l’espoir, le désespoir, etc. – sont l’affaire des philosophes et non des politologues et l’essai de Lawrence Olivier nous en donne la leçon.

Ce deuxième chapitre est également orné de passages souvent sibyllins, qui sont à mon avis beaucoup plus riches et travaillés que son précédent ouvrage. Des passages où le lecteur peut ressentir la lourdeur que lui a imposée cette écriture ; le travail non pas seulement concret et « matériel », mais aussi relatif à l’existence même de l’auteur, y est révélé. En voici un exemple : « L’obligation qu’on impose de s’occuper de soi est tellement exigeante que l’acharnement sur soi ne peut que nous anéantir. L’homme a de plus en plus conscience de cet anéantissement et c’est ce qui l’incite, le motive à s’occuper de soi et, en retour, il ne voit que destruction de soi. C’est une logique de désespoir infini » (p. 108). Comment peuvent encore résonner « comme avant » ou de façon unilatéralement positive après ce passage les mots du quotidien comme « fais attention à toi », « je t’aime » ou « je pense à moi ». Sans parler, sur le plan collectif, de « projet de société » ou, pis encore, « d’éthique communicationnelle » ?

La deuxième partie de l’ouvrage, Critique radicale, n’est guère loin de la cadence imposée par la première partie. L’auteur s’attaque à la critique proposée entre autres par le philosophe québécois Charles Taylor, en lui retournant le paradoxe que ce dernier soulève contre la critique radicale telle qu’il la défend lui-même : « Je crois qu’il faut retourner le paradoxe contre ses utilisateurs. L’impasse logique qu’on relève habituellement est moins celle de la critique radicale que celle d’un système de pensée incapable de sortir de certaines apories, d’un système de valeurs (système moral) acceptées et posées d’emblée comme universelles, justes ou transcendantes. En découvrant le paradoxe de la critique radicale, ses opposants montrent les limites de leur propre système de pensée, leur incapacité à suivre un raisonnement dans un cadre logique qui n’est pas le leur » (p. 175).

Ainsi, la Critique radicale proposée par Olivier débouche sur la négation absolue, c’est-à-dire l’impossibilité de toute proposition éthique et politique, bref, sur « l’impolitique » (p. 181) et l’absence de tout projet, quel qu’il soit. L’obstacle de la politique ou de tout projet qui viserait à humaniser, à réenchanter, rencontre, selon lui, son plus grand obstacle : l’homme lui-même (p. 243). Nous sommes placés ici au coeur même du courant anti-humaniste et non romantique (M. Weber) qui place le « sujet » ou tous les projets politiques issus d’une volonté sociale, politique ou religieuse dans une position intenable et pourquoi pas – il est certain que L. Olivier sera de mon avis –, en dernière instance, malicieuse.

Comment envisager le « vivre ensemble », projet si cher à la science politique telle qu’elle est pratiquée traditionnellement, quand cette dernière doit prendre en compte l’apolitisme ou la non-philosophie nihiliste ? Grâce à l’ouvrage de Lawrence Olivier, qui, comme lui-même l’avoue, ne se veut qu’un commentaire sur E. Cioran, nous apprenons que l’espoir ne fait pas et ne fera pas le travail de « remplacement » de ce Dieu mort à la fois en nous et dans la société. Que faire lorsqu’il ne nous reste que cette condition moderne, cette infâme incertitude de l’existence ou, pis encore, cette impossibilité de nous attacher à une certitude stable dorénavant interdite ?