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À l’heure où les partis sociaux-démocrates sont au pouvoir dans plusieurs États du continent européen, cet ouvrage porte un nouveau regard sur les multiples transformations en cours au sein de la social-démocratie européenne. Réalisée par un collectif de douze politologues dirigés par Pascal Delwit, professeur à l’Université Libre de Bruxelles, cette publication présente des analyses de portée générale ou transversale, de même que des regards nationaux sur la social-démocratie. C’est notamment le cas de l’expérience du New Labour en Grande-Bretagne ainsi que celle du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) en Espagne, reporté au pouvoir en mars 2004.
Le coeur de la réflexion suscitée par ce livre se rattache à une question fondamentale, à savoir que la social-démocratie est en processus de redéfinition dans un contexte de néolibéralisme, de mondialisation et d’intégration européenne, notamment après la chute du mur de Berlin et la fin des régimes dits communistes d’Europe de l’Est. Cette redéfinition est à la fois idéologique, programmatique et organisationnelle. Malgré cet arrière-plan de mondialisation et d’intégration européenne, Pascal Delwit soutient que la thèse annonçant un déclin de la social-démocratie est à revoir puisqu’on assiste, depuis la fin des années 1990, à un « retour magique » de la social-démocratie dans la plupart des pays européens, y compris en Europe centrale et en Europe orientale. Le livre analyse donc les mutations et le futur de la social-démocratie dans un tel contexte.
Sur l’essentiel, déployés dans les quatorze chapitres que compte ce livre, les différents thèmes abordés par les auteurs recoupent quatre questions fondamentales : le virage idéologique et programmatique majeur que la social-démocratie emprunte ; les changements structurels quant aux liens entre la social-démocratie et la société civile ; les performances électorales et l’évolution des adhésions au sein des partis sociaux-démocrates ; et, enfin, les développements en Europe centrale et en Europe orientale. De manière subsidiaire, le livre traite de la question des alliances idéologiques et stratégiques favorisées par les partis sociaux-démocrates dans le contexte actuel.
La première grande problématique soulevée par cet ouvrage est celle de la caractérisation et de l’appréciation du virage idéologique et programmatique effectué par la social-démocratie dans le sens d’une « troisième voie ». Cette nouvelle orientation a pris la forme du New Labour, ou néotravaillisme, en Grande-Bretagne, sous la gouverne de Tony Blair. Mais elle a été précédée en Espagne par une gestion socialiste timorée et semblable menée par Felipe González de 1982 à 1996, gestion souvent qualifiée de « rose pâle ». À propos de ce tournant de la social-démocratie, un excellent texte de Gerassimos Moschonas, « Au bord de la rupture », aborde de manière générale la rupture des sociaux-démocrates avec leur programme historique. Le texte de David S. Bell, « La troisième voie dans une perspective comparée », est consacré à la troisième voie dans le cas britannique. Quant à G. Moschonas, il considère que le virage de la social-démocratie depuis les années 1980 vers un socialisme affadi, tiédi et éloigné de la tradition du socialisme démocratique, s’inscrit dans le contexte de la pression du néolibéralisme sur les grandes organisations social-démocrates. Celles-ci, explique-t-il, ont fait leur choix, à savoir l’option néolibérale qui cesse d’être assumée « comme une contrainte » et qui est devenue « une composante naturelle et centrale de l’univers de la social-démocratie ». Pour G. Moschonas, le changement idéologique qu’a opéré la social-démocratie n’est pas une « simple correction », mais bien une révision décisive et radicale de son programme. « Jamais la social-démocratie n’est allée aussi loin », précise-t-il. Signalons que la démonstration de cet auteur est articulée et convaincante. Pour sa part, D. Bell reconnaît la même influence du néolibéralisme sur l’expérience du New Labour en Grande-Bretagne. Toutefois, dans une optique tout à fait contraire, mais sur la base d’une argumentation plus « idéologique » que véritablement soutenue, celui-ci soutient que l’expérience est bénéfique. « Un message d’espoir ! ». L’ouverture vers les Private Finance Initiatives (PFI), c’est-à-dire les partenariats publics-privés et la sous-traitance, de même que la remise en question de l’État-providence, vont dans la bonne direction. L’auteur déclare sans ambages que « le levier d’intervention étatique de l’ancien parti travailliste ne fonctionne plus ». Enfin, en ce qui concerne les changements programmatiques de la social-démocratie en Espagne, le texte de Gabriel Colomé, « Le socialisme espagnol : le PSOE », explique que le parcours de Felipe González au sein du PSOE à compter de 1979, année où il en est devenu le chef, exprime possiblement avant la lettre le nouveau cours de la social-démocratie vers la « troisième voie », surtout si l’on examine attentivement la gouvernance du PSOE de 1982 à 1996. L’examen de cette gouvernance n’est toutefois pas très étayé.
Le changement de cap de la social-démocratie concerne également les liens qu’elle entretient avec sa base militante et la société civile. Dans un chapitre intitulé « Social-démocratie et société civile », John Calaghan explique que non seulement les gouvernements sociaux-démocrates se sont conformés aux idées néolibérales et à la culture de l’entreprise privée (en Australie, en Nouvelle-Zélande, en France, en Grande-Bretagne ou en Espagne), mais qu’ils se sont aussi forgé une « nouvelle identité » quant à leur base sociale et à leur clientèle, dans un contexte de diminution du poids numérique de la classe ouvrière dans la société. Le renouveau prône un virage vers les classes moyennes, voire vers le monde des affaires, ce qui signifie, par conséquent, une diminution de la représentation des travailleurs salariés et des syndicats dans le parti. Le chapitre écrit par Philippe Marlière, intitulé « Un divorce à l’anglaise ? Le New Labour et les syndicats du TUC », est d’ailleurs consacré à la question. Sa démonstration est solide et articulée, très bien appuyée sur le plan des faits et des données. Selon Marlière, la « troisième voie » en est une qui vise à affaiblir les liens entre les syndicats du Trade Union Congress et le Labour Party, liens que le camp blairiste n’aime pas du tout. Dès son accession à la direction du parti, Tony Blair a tout fait pour affaiblir cette représentation des syndicats au sein du parti. Désormais favorisées, les classes moyennes et supérieures sont majoritaires dans la structure de représentation au sein du parti. Lors d’une conférence du New Labour à Blackpool à l’automne 1998, Tony Blair n’a-t-il d’ailleurs pas clamé qu’il a fait de son parti un « pro-business and pro-enterprise party » ? En réaction à cette tentative de changer radicalement les bases constitutives du parti, suivant les traces d’Arthur Scargill, une nouvelle génération de dirigeants syndicaux radicaux s’est peu à peu levée, comme à l’occasion du déclenchement de la guerre en Irak. De jeunes syndicalistes ont fait la bataille contre le camp blairiste de l’intérieur du parti, tandis que d’autres ont quitté ses rangs. La contestation et la scission se sont donc amorcées sur le flan gauche du parti sans que l’on puisse encore parler d’une « rupture » totale entre les syndicats du TUC et le New Labour.
La troisième contribution importante du livre concerne les diverses évolutions électorales de la social-démocratie sur le continent européen ainsi que la question de son membership, de ses adhérents et de sa pénétration électorale. Deux chapitres écrits par P. Delwit sont fondés sur des recherches statistiques et longitudinales qui s’étayent sur quelque soixante ans. Ses observations recoupent seize États. Elles sont solides et renforcent l’intérêt du livre. Disons que des études aussi étayées sur le plan statistique à propos de la social-démocratie se font plutôt rares, d’où la pertinence des deux textes en question. Les démonstrations faites par Pascal Delwit permettent de briser certains mythes et fournissent en même temps de nouveaux enseignements sur les tendances actuelles de la social-démocratie. Entre autres, Delwit conteste l’hypothèse selon laquelle il y aurait eu des « âges politiques » de la social-démocratie. En l’occurrence, l’auteur contredit l’idée de « l’âge d’or » de la social-démocratie au cours des années 1960-1970, tout comme celle dite du déclin de la social-démocratie depuis les années 1980. En ce qui concerne l’évolution du monde des adhérents et du taux de pénétration électorale, il confirme, toujours avec une solide démonstration quantitative, le déclin du modèle des adhésions de masse au sein des grands partis sociaux-démocrates et la fin du « parti communauté », comme ce fut longtemps le cas dans les pays scandinaves. Bref, les partis de la social-démocratie ne sont plus des partis d’intégration sociale comme ils ont pu l’être dans le passé.
Une autre grande contribution du livre concerne le développement des partis et des alliés de la social-démocratie en Europe centrale et en Europe orientale. La social-démocratie tente d’y effectuer une percée, tantôt par l’intermédiaire de ses partis historiques, tantôt par celui des organisations héritières des anciens régimes d’Europe de l’Est, maintenant transformées ou en voie de « social-démocratisation ». Cette pénétration de la social-démocratie, selon des modèles et des alliances variés, s’effectue avec force dans certains pays comme la République tchèque, la Hongrie ou la Pologne, tandis que, pour des pays comme la Slovaquie, les États baltes ou l’Europe balkanique, les progrès sont plutôt faibles. En terminant, ajoutons que la question des alliances privilégiées par la social-démocratie, en direction des écologistes ou d’autres partis, est abordée de manière plus spécifique dans deux chapitres, pas toujours avec la plus grande clarté cependant. L’un des deux est malgré tout instructif ; il est consacré entièrement à la question des alliances entre sociaux-démocrates et écologistes, puisque la question s’est posée dans plusieurs pays comme l’Allemagne, la France, la Finlande, l’Italie, la Belgique ou la Suède.
En définitive, le livre de Pascal Delwit contribue à éclairer la redéfinition de la social-démocratie dans le contexte de la nouvelle Europe en construction. Le virage idéologique, programmatique et organisationnel est particulièrement mis en évidence, surtout dans le cas britannique. La qualité des chapitres est inégale, mais plusieurs d’entre eux donnent à l’ouvrage toute sa pertinence. Il est regrettable toutefois que les divisions et les déchirements qui ont secoué la social-démocratie dans le cadre du déclenchement de la guerre en Irak n’aient pas bénéficié d’un examen détaillé et particulier. L’engagement du gouvernement de Tony Blair dans cette guerre aux côtés de l’administration étasunienne est aussi révélateur des contradictions majeures dans lesquelles la social-démocratie est empêtrée à l’heure actuelle.