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Comme son titre l’indique, l’ouvrage de Jean-Marie Bouissou propose un survol global des causes multiples qui ont favorisé l’érosion du « modèle japonais » et sa transformation en quelque chose qui reste en devenir. Si l’expression « modèle japonais » sert le plus souvent à qualifier le mode de développement et de planification stratégique en matière économique du Japon, J.-M. Bouissou y intègre des dimensions politiques, sociologiques et d’organisation du travail qu’il juge indissociables des dynamiques qui ont permis le « miracle japonais » et le règne presque ininterrompu du Parti libéral-démocrate (PLD), de 1955 à aujourd’hui.
L’ouvrage de J.-M. Bouissou est l’un des rares à traiter des questions complexes de la transformation tous azimuts du Japon des quinze dernières années. Ce livre est un effort de synthèse colossal qui jette la lumière sur les origines des difficultés énormes qu’éprouve le Japon à réformer ses institutions politiques, bureaucratiques et bancaires, notamment. Évoluant dans un contexte international où les impératifs néolibéraux de compétitivité et de rendement s’imposent et se heurtent à une façon de faire et à une culture qui ont conduit au « miracle japonais », le Japon voit les clés de son succès se métamorphoser en verrous paralysants qui étouffent ses timides élans réformateurs.
L’auteur n’a pas la prétention d’avoir écrit un ouvrage académique ou une thèse. Son ambition est de dresser un portrait de ce Japon qui, depuis l’éclatement de la bulle financière de 1989 et la déstabilisation du système politique (marquée par la fin du Système de 1955 en 1993 et l’effondrement de l’opposition socialiste), est déchiré par des pressions qui proviennent de l’intérieur comme de l’extérieur et qui sont tout aussi contradictoires qu’irréconciliables. Et c’est pourquoi il lui faut « apprendre à danser ».
Quand les sumos apprennent à danser dévoile son contenu à travers seize chapitres, des cartes, une solide bibliographie et un index thématique. Jean-Marie Bouissou offre par ailleurs de l’information complémentaire sur son site Internet [http://www.ceri-science-po.org/bouissou/quandlessumos.htm].
À l’instar de Karel Van Wolferen qui avait, en 1989, écrit l’ouvrage fameux et très controversé L’énigme de la puissance japonaise, J.-M. Bouissou tente d’expliquer le « Système » japonais, à la différence près que, quatorze ans plus tard, c’est du déraillement de ce système que ce dernier entretient ici le lecteur. L’auteur offre une définition systémique du modèle japonais : le Système PSIG, pour « protection sociale indirecte généralisée ». Dans un Japon où l’État offre une protection sociale très faible en comparaison des normes occidentales, c’est l’entreprise, petite et grande, qui doit assurer la sécurité et la paix sociale par le plein emploi. Si cette stratégie a porté fruit en ce qui concerne l’instauration d’un certain ordre social, elle a par contre engendré un comportement économique en porte-à-faux de celui de plusieurs grandes sociétés occidentales. En effet, alors que la logique de compétitivité et de réduction des coûts de nos sociétés se déploie souvent sur le dos des travailleurs et au prix d’une paupérisation des plus faibles, le Japon a résisté – jusqu’à tout récemment – à cette logique pour éviter le désordre social, la délinquance et la petite criminalité. L’activité économique devenait synonyme de paix sociale bien plus que de recherche de profit, ce qui pouvait expliquer la masse d’employés affectés à des tâches non productives et à la démesure du réseau de distribution, en passant par la non-informatisation des procédures de travail qui permettait de procurer un emploi au plus grand nombre de gens possible. Le mot d’ordre n’était visiblement pas « efficacité » ou « maximisation »…
Le conformisme, le respect de l’autorité et une certaine aversion pour les conflits ouverts ont tous, à leur façon, contribué à créer un phénomène que J.-M. Bouissou baptise « Ni 3 E » : pour gravir les échelons et réussir au Japon, il faut ne pas avoir d’éclat, ne pas avoir commis d’erreurs et ne pas se connaître d’ennemis. Or, on doit déduire, en conséquence, que l’avancement découle, non sans paradoxe, d’un certain immobilisme, lui-même consolidé par la peur de prendre des risques ou de contrarier autrui. À cela, il faut sans doute ajouter qu’à l’approche de l’âge de la « première » retraite, 55 ans pendant longtemps, de nombreux Japonais qui ont préparé leur « descente du ciel » – une seconde et brève « carrière » – ne voudront pas mettre en péril leur transfert et ne prendront aucune initiative… La même logique s’applique au monde politique et plus particulièrement au Parti libéral-démocrate dans lequel le très lent avancement passe souvent par l’obéissance aveugle au chef de sa faction… Dans un tel contexte, les graines de la réforme sont semées dans un sol plutôt infertile.
Tant que les rouages du système japonais étaient bien huilés et qu’aucun grain de sable ne venait se glisser dans l’engrenage, un tel système fondé sur l’équilibre et le compromis entre les trois grands pôles d’influence – PLD / bureaucratie / monde des affaires – du Japon pouvait se maintenir. La croissance augmentait la légitimité de l’appareil d’État et l’influence du PLD, tout en favorisant le respect de la grande entreprise pour les deux premiers. Au fil de l’après-guerre, le PLD saura conserver la fidélité des géants de l’industrie en promouvant le développement d’un Japon ultra-compétitif dans certains secteurs, et ce, à grand renfort de crédits à la reconversion ou de subventions, et maintiendra sous perfusion financière de larges pans non compétitifs de l’économie nationale. Cette économie à deux vitesses, souvent protégée par tout un arsenal de barrières non tarifaires, a longtemps montré qu’elle était redevable au PLD en garnissant ses gourmandes caisses électorales et en le préférant aux alternatives politiques peu crédibles qui s’offraient à elle.
Mais en 1989, le fonctionnement du système japonais a été enrayé par un « grain de sable » : la « bulle financière », ce produit des activités spéculatives sur les valeurs boursières et l’immobilier alimenté par le doublement de la valeur du yen sur les marchés monétaires mondiaux, éclatera, emportant du coup plus de 7 000 milliards de dollars américains. Si la crise financière qui en résultera est difficile à résoudre, c’est que les Japonais, après des décennies de succès et de croissance, après avoir compris que l’État veillait au grain et épongeait les pertes, après avoir imaginé que le futur était porteur de lendemains qui chantent, s’étaient rués vers la Bourse comme si c’était là un instrument magique à faire de l’argent, mais jamais où l’on pouvait en perdre. C’est ainsi que l’épargne des ménages a été convertie en actions, par les particuliers, mais aussi par les banques qui, à une époque d’argent abondant et gratuit, se retrouvaient avec un gigantesque capital dormant dans leurs coffres. Les banques ont prêté à des gens qui s’empressaient d’investir à la Bourse, elles ont prêté à des institutions financières secondaires peu recommandables qui ont à leur tour jeté cet argent sur les parquets boursiers et elles n’ont elles-mêmes pas su résister à la tentation spéculative, faisant fi de la prudence la plus élémentaire. Ainsi, dans les suites de l’effondrement de la Bourse et du marché de l’immobilier, la richesse s’est volatilisée et les banques se sont retrouvées soudainement avec un actif évaporé et des créances devenues irrécupérables. Leurs débiteurs n’étaient guère en meilleure posture.
La réforme du système bancaire et financier n’est pas chose facile, car, malgré les lois et la réglementation, la crise révèle l’ampleur des irrégularités. Un grand nombre d’institutions financières informelles se sont aussi enrichies durant la crise et, généralement contrôlées par le crime organisé, elles n’ont aucun scrupule quant aux moyens à utiliser pour récupérer leurs prêts. En fait, on voit mal comment on peut restructurer le secteur financier sans entrer en conflit ouvert avec les Yakuza, et les liens incestueux que ces derniers entretiennent depuis plus d’un siècle avec les élites politiques de la droite font que ces dernières sont plutôt froides à l’idée de s’attaquer au problème. De plus, la crise financière qui, par sa gravité, semble exiger une action décisive, met sous tension tout un système politique dans lequel le leadership a été une abstraction jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Nakasone Yasuhiro, en 1982, et qui commence à prendre tout son sens depuis 2001 et la venue de Koizumi Junichiro.
Dans un système déstabilisé qui voit la chute du PLD en 1993 et une perte de confiance dans une bureaucratie qui fait montre d’une incompétence étonnante dans sa gestion de l’« après-bulle », l’alliance entre les pôles chancelle et les discours sur la réforme se font plus sonores depuis. Mais la question de la réforme ramène à celle du pouvoir et il ne faut pas se surprendre de constater que les élus tentent depuis la fin des années 1990 de mettre la bureaucratie au pas par le biais d’une réforme de l’État largement accomplie dès 2001.
Dans une large mesure, toute réforme du système politique ne peut que menacer l’édifice que le PLD a construit depuis 1955 et il est donc clair que beaucoup de ses membres sont réfractaires à promouvoir tout changement. Encore une fois, l’immobilisme a un parfum de sûreté. Surtout que pour plusieurs, au Japon, curieusement peut-être, la crise n’existe pas vraiment et, donc, il n’y a pas urgence d’agir…
Devant les scandales et la corruption que la presse ne se gêne plus d’exposer depuis la fin des années 1980, face à une bureaucratie discréditée et confrontée à une classe politique en flux et en mutation de 1993 à 1998, on aurait pu s’attendre à voir les citoyens japonais s’affirmer et proposer leur propre vision du Japon de demain. Mais, comme l’analyse J.-M. Bouissou, la société civile japonaise n’a pas les moyens de se poser en interlocuteur politique. S’il existe un ensemble de petites organisations à une vocation politique, leur taille et leur caractère local empêchent ces acteurs fragmentés et isolés de se consolider en une force vive d’envergure. La société semble donc incapable d’offrir de nouvelles options politiques et la plupart des nouvelles formations politiques qui verront le jour, se scinderont et fusionneront à maintes reprises de 1993 à 1998 sont très largement constituées de politiciens issus du PLD et de l’opposition socialiste d’antan. Ainsi, plus ça change, plus c’est pareil… Puisque depuis 1998 la nouvelle opposition est tout aussi conservatrice que le PLD, et souvent formée de ses dissidents, l’électorat ne peut que renvoyer au pouvoir les mêmes acteurs et il ne faut donc pas se surprendre de la baisse du taux de participation aux élections. Cela est d’autant plus vrai que les élections ne sont pas le théâtre de débats de fond ou d’idées et que les électeurs japonais connaissent mal les enjeux.
Il est évidemment impossible de faire la synthèse d’un ouvrage si fortement synthétisé lui-même. Jean-Marie Bouissou aborde une foule de phénomènes très pertinents qui marquent un changement dans les mentalités, dont les manifestations plus fortes d’individualisme chez les jeunes, le contenu politique des manga et l’impact du vieillissement de la population.
Bien sûr, il y a quelques irritants. L’auteur utilise souvent le surnom que l’on donne aux politiciens dont il parle. Si cela est intéressant la première fois, il continue d’ajouter le surnom à chaque fois qu’il traite de ces politiciens. Il doit en être ainsi une vingtaine de fois quand il s’agit de Kanemaru « I’m the Boss » Shin. Quelques coquilles typographiques se sont aussi glissées, surtout vers la fin de l’ouvrage, et il y a erreur dans le nom d’un premier ministre, Murayama Tomiichi, qui prend toujours le prénom de Kiichi sous la plume de Bouissou, qui l’aura sans doute confondu avec son prédécesseur Miyazawa, celui-là même qui occupait cette fonction moins de deux années avant lui. Certains auraient apprécié une approche plus culturelle, au sens traditionnel du terme, mais l’auteur n’adhère pas à la vision voulant que le confucianisme ou le bouddhisme, notamment, puissent avoir un impact sur le fonctionnement du système japonais. On aurait aussi pu souhaiter une analyse plus exhaustive des défis que doit relever ce système longtemps qualifié d’« animal économique », du fait de la montée en puissance de la Chine ainsi que de la concurrence féroce des tigres d’Asie ; or, J.-M. Bouissou ne s’y attarde pas très longuement.
En un mot, cet ouvrage est incontournable pour qui veut bien comprendre les défis posés au Japon maintenant qu’il a rattrapé et dépassé – dans certains cas – l’Occident. Il est bien documenté, regorge de statistiques et Bouissou, en vulgarisateur hors pair, sait illustrer clairement les phénomènes les plus complexes. Il devrait figurer dans la bibliographie des cours sur la politique japonaise, sinon constituer un livre dont la lecture serait obligatoire.