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La démocratie est-elle universelle, au même titre que le sont les lois de la physique newtonienne ? Telle pourrait se formuler la question à laquelle l’économiste indien Amartya Sen tente d’apporter une réponse dans ce petit ouvrage, La démocratie des autres. Pourquoi la liberté n’est pas une invention de l’Occident ? Réunissant une conférence prononcée à New Delhi en 1999 (et parue la même année dans le Journal of Democracy) et un article paru en 2003 dans The New Republic (« Democracy as a Universal Value »), cet essai veut réfuter l’idée reçue et, selon l’auteur, par trop répandue, suivant laquelle l’origine de la démocratie est à trouver dans la civilisation du couchant. Explicitement, ce travail entend opposer le présupposé qui veut que les « racines » de la démocratie ne puissent être trouvées uniquement « dans les signes distinctifs d’une pensée occidentale qui ne s’est épanouie qu’en Europe – et nulle part ailleurs – et cela, pendant très longtemps » (p. 11).
Par cette entreprise, dont la visée n’est pas que spéculative, il s’agit pour celui qui mérita le prix d’économie en l’honneur d’Alfred Nobel en 1998, de contribuer au « plus grand défi de notre temps », celui du soutien de la lutte « pour le modèle démocratique dans le monde entier » (p. 9). Dans ces deux textes, Amartya Sen emprunte à plusieurs reprises les mêmes chemins – ce qui pourrait donner l’impression d’une certaine répétition, si ce n’était de la pertinence de leur rappel pour le développement successif et complémentaire des deux conférences – pour répondre à ce qui constitue, à ses yeux, les deux principales objections souvent avancées à l’encontre du modèle démocratique.
Premièrement, l’auteur s’oppose à l’idée suivant laquelle la démocratie serait inadaptée aux pays les plus pauvres, sous prétexte que ce dont ces pays ont besoin ce ne sont pas des élections, mais du pain. Pour les tenants de ce que l’auteur appelle l’« hypothèse de Lee » (du nom de Lee Kuan Yew, ancien premier ministre et ministre d’État de Singapour de 1959 à 1990, qui en fut un fier partisan), un régime autoritaire, plutôt que le régime du pouvoir par le peuple, serait bien plus à même de garantir la satisfaction des besoins primaires et essentiels d’une population dans le besoin et, par suite, de contribuer à son développement économique. À cette vision, l’économiste oppose les exemples de l’Inde, de la Jamaïque et du Costa Rica. C’est bien en effet dans le cadre de régimes démocratiques que ces trois pays ont réussi à maintenir un taux de croissance économique qui fait l’envie de leurs pays voisins. Mais, d’une manière plus fondamentale, la réfutation de cette hypothèse offre en plus l’occasion à l’auteur de remettre en cause cette idée suivant laquelle il existerait une quelconque corrélation entre système démocratique et croissance économique. Reprenant une thèse qu’il exposa plus longuement dans Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté (Paris, Odile Jacob, 2000), l’économiste de Harvard soutient que l’on ne saurait établir avec certitude un lien de causalité entre démocratie et croissance économique : «[s]i toutes les études comparatives sont confrontées les unes aux autres, l’hypothèse selon laquelle il n’y pas de relation claire entre croissance économique et démocratie dans l’une ou l’autre direction reste extrêmement plausible » (p. 57). Ainsi, la mise en place de droits politiques démocratiques dans une société pourrait être, selon lui, sans effets sur son développement économique, qu’ils soient positifs ou négatifs. La démocratie est une chose, le développement économique, une autre.
Deuxièmement, A. Sen s’emploie à réfuter la thèse qui stipule que la démocratie ne conviendrait pas à certaines cultures, puisque ce régime leur serait intrinsèquement étranger. Suivant une opinion assez répandue, une « différence culturelle » justifierait (p. 73), ou pourrait justifier, le cantonnement de la pratique de la démocratie à l’Occident. Conséquemment, tout effort en vue de soutenir ce régime politique dans les pays non occidentaux ne constituerait donc rien de moins qu’une forme d’occidentalisation, soit un effort en vue d’imposer ce régime occidental – par le biais de la promotion de son supposé caractère universel – au reste du monde. Pour répondre à cette seconde objection, l’auteur n’a d’autre choix que de s’engager dans une réflexion sur la nature de la démocratie.
Pour Amartya Sen, la démocratie ne saurait être réduite à sa seule dimension fonctionnelle, soit le fait de tenir des scrutins et des élections. Inspiré directement de l’analyse rawlsienne, l’auteur offre une conception de la démocratie comme pratique sociale, celle de « l’exercice de la raison publique » (p. 12). Comme telles, on peut relever deux dynamiques au coeur de cette pratique sociale, soit : « la tolérance à l’égard de points de vue différents (y compris le fait de se trouver d’accord pour être en désaccord) » et, « l’encouragement au débat public (y compris le fait d’adhérer à l’idée qu’il peut y avoir enrichissement et enseignement réciproques) » (p. 25). Partant de cette définition de la démocratie, A. Sen poursuit sa réflexion et se demande dans quelle mesure ces deux pratiques sociales peuvent être considérées comme des traits spécifiques à l’Occident .
La réponse à cette question passe d’abord par la réfutation du mythe de l’existence d’une tolérance typiquement occidentale, à laquelle il faudrait opposer un « despotisme non occidental » (p. 26). L’auteur rappelle en effet comment le Caire, sous le vizirat de Saladin I (1169-1193), était une ville où régnait la tolérance, ce qui est attesté par le fait que le penseur Maïmonide ait pu y trouver refuge, fuyant l’Europe alors intolérante à l’égard des Juifs. De même, l’Andalousie, sous le califat d’Abd al-Rahman III (912-961), dont le vizirat était assuré par un juif du nom de Hasdai ibn Shaprut, ou même l’Empire mongol d’Akbar à la fin du xvie siècle, où vivaient paisiblement chrétiens, parsis, jaïns et juifs, sont des exemples concluants de pratique de tolérance politique à l’extérieur du monde occidental. L’auteur rappelle qu’à l’époque d’Akbar, en Europe, on avait condamné au bûcher Giordano Bruno sous l’accusation d’hérésie ! Ainsi, pour A. Sen, il convient d’abord de souligner qu’il n’y a point d’exception occidentale en matière de tolérance et de dialogue.
Si la tolérance ne saurait être l’apanage de l’Occident, de même l’encouragement au débat public trouve de nombreux exemples à l’extérieur du monde occidental. Il cite alors les expériences de l’Inde, de la Chine et du Japon, trois pays où il s’est longtemps pratiqué une gouverne au moyen « d’assemblées générales, très ouvertes, visant de manière spécifique à régler des conflits nés de points de vue différents » (p. 28). L’auteur rappelle le caractère public des conseils qui se tenaient à Pataliputra (aujourd’hui Patna), en Inde, au iiie siècle avant J.-C. De même, l’élaboration au Japon de la Constitution des dix-sept articles en 604 après J.-C,. sous le règne du prince Shotoku, représente un exemple insigne de pratique du débat public dans le monde non occidental. Ces expériences – dont les origines, selon l’auteur, sont à trouver dans les « “conseils” bouddhistes [qui] se tinrent peu après la mort de Bouddha Gautama » (p. 28) – permettent, à ses yeux, de réfuter clairement l’existence exclusive de débats publics en Occident.
En somme, ce petit ouvrage constitue une réflexion stimulante sur la nature de la démocratie et permet d’apprécier la grande érudition de l’économiste indien. Toutefois, sans vouloir en diminuer sa portée, cette réflexion suscite quelques interrogations. Ainsi, pour appuyer sa réfutation de l’idée suivant laquelle la tolérance serait une valeur intrinsèquement occidentale et l’intolérance quelque chose qui appartienne à l’Orient, n’aurait-il pas été plus profitable de rappeler que c’est précisément au nom d’idéaux politiques importés d’Occident que des pays comme le Viêtnam, la Chine ou le Cambodge se sont mis à pratiquer certaines des formes les plus radicales d’intolérance politique qu’ait connues l’humanité ? Par ailleurs, désireux de vouloir réfuter la question de la différence culturelle pour expliquer le caractère occidental de la démocratie, l’auteur estime d’emblée nécessaire de mettre en garde le lecteur contre le risque de voir dans l’immense continent de l’Asie une seule culture monolithique et ainsi de négliger de considérer l’extrême diversité des cultures qui le composent (p. 74). Or, n’aurait-il pas été conséquent pour l’auteur qu’il respecte lui-même ce précieux conseil lorsqu’il aborde la question de la pratique de la démocratie en Afrique (p. 16-19) ? Comment en effet est-il franchement possible de parler de l’existence d’une « pensée démocratique en Afrique (p. 18) », comme si ce vaste continent et l’immense diversité des cultures qui s’y épanouissent formaient une seule expérience culturelle et historique ?
Si, dans ce petit ouvrage, A. Sen apparaît convaincant lorsqu’il s’efforce de réfuter certaines thèses courantes qui vont à l’encontre de la démocratie – encore qu’on puisse remarquer que cet exercice n’est pas en soi si difficile, puisque de telles thèses ne jouissent plus, du moins en Occident, d’une grande autorité –, lorsqu’il s’agit de défendre ses propres thèses, notamment celle de l’absence de corrélation entre démocratie et croissance économique, la force de l’argument semble malheureusement s’épuiser.