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Bernard Williams, philosophe britannique récemment décédé (en juin 2003), a marqué profondément le terrain de la réflexion morale ou éthique de la seconde moitié du vingtième siècle. Sa principale contribution en ce domaine a été de remettre en question la modernité morale dans ses fondements et ses prétentions théoriques. Critiquant autant les approches déontologiques de type kantien que les points de vue utilitaristes, il a mis en lumière le problème de la place du Moi dans une vie morale ou, inversement, le problème de la place de la moralité dans une vie individuelle avec toutes ses particularités. Autrement dit, comment faut-il satisfaire l’exigence qui nous pousse à être moral quand ce qui donne sens à nos vies provient principalement de projets et d’intérêts personnels ? Comment peut-on ne pas aliéner l’intégrité du Moi face à l’impartialité que nous dicte la morale ? En effet, la moralité ne s’adresse-t-elle pas à nous tous, indifférente à nos points de vue personnels, aux relations que nous tissons avec nos proches, aux projets qui nous tiennent à coeur, bref, à ce tout qui nous rend spécifiques les uns par rapport aux autres ? Face à ce réel problème, B. Williams répondra par une conception originale du Moi moral, inspirée de la pensée éthique antique et des leçons de Friedrich Nietzsche, et de là se voulant plus substantielle que la conception adoptée par les théories morales traditionnelles, dans lesquelles l’agent moral est réduit à la partie rationnelle commune à tout un chacun, dénué de toute histoire personnelle et de ses attributs contingents.
Bien que nombre de ses ouvrages en la matière aient été traduits en français, on compte dans la francophonie peu d’études de sa pensée éthique pourtant influente, c’est pourquoi il faut saluer la parution de l’ouvrage recensé ici. Son titre peut paraître paradoxal : « comment une éthique sans point de vue moral est-elle possible ? » pourrait-on se demander si l’on prend les concepts d’éthique et de morale dans un sens équivalent ou rapproché. C’est qu’il faut entendre le terme « moral » au sens d’« impartial », ce qui donne alors au titre une signification qui correspond à l’entreprise de B. Williams : comment peut-on penser une éthique hors du point de vue sacro-saint de l’impartialité, afin de faire place à l’individualité des agents moraux ? L’auteur de cette étude, André Duhamel, se penche sur cette entreprise, non seulement dans le but d’en faire le tour et d’en proposer une synthèse, mais aussi dans l’intention de la critiquer, d’en éprouver la cohérence pour dégager la spécificité de la normativité propre à cette éthique sans point de vue moral.
Soulignons d’abord la qualité de la structure de l’analyse d’A. Duhamel. Chacune des subdivisions de son travail prépare le terrain à la suivante et offre ainsi une gradation dans la compréhension de la pensée éthique de B. Williams, comme on le verra dans ce qui suit.
Dans le premier chapitre, l’auteur revient sur l’un des traits marquants du tournant philosophique dans lequel s’inscrit la pensée williamsienne, soit la critique des conceptions de l’agent moral proposées par les théories traditionnelles, qui ont en commun d’accorder une grande importance à l’impartialité. Plus précisément, il trace à grands traits les trois principales variantes de cette critique pour ensuite indiquer les réponses que leur ont faites les défenseurs de l’impartialité. Ce n’est qu’une fois que les éléments de ce débat sont bien mis en place qu’il entame le « démontage du “système de la moralité” entrepris par Williams » (p. 13). On y voit comment B. Williams, dans sa critique, se distingue à la fois du libéralisme et du communautarisme. C’est sa parenté avec la pensée nietzschéenne qui en fait un partialiste différent des autres. Le chapitre expose alors la question socratique à l’origine de son entreprise (« comment doit-on vivre ? ») et ses cibles privilégiées, soit les théories utilitariste et kantienne. La manière dont B. Williams réplique à ces théories soulève deux objections majeures auxquelles il a répondu. Mais A. Duhamel montre, en conclusion du chapitre, à quel point sa critique « en ressort atténuée et sa position devient inconfortable » (p. 46), étant donné que B. Williams se refuse au perfectionnisme moral (un autre trait caractéristique de sa pensée originale). La conception williamsienne se situe ainsi « quelque part entre un Moi “moral” impersonnel à normativité forte et un Moi “éthique” plus substantiel, pourvu d’une normativité plus faible » (p. 57).
Cette ambivalence crée une ouverture sur le tragique qu’aborde alors le deuxième chapitre. C’est ici qu’est examinée « la coloration proprement nietzschéenne de la critique » (p. 32) williamsienne, ainsi que les difficultés et les paradoxes qui en résultent. A. Duhamel commence par exposer les traits marquants d’une éthique sans point de vue moral : d’abord ce qui constitue une forme de nécessité pratique ancrée dans les raisons internes, ensuite le caractère et, enfin, la responsabilité en regard de la fortune morale. L’examen de chacun de ces traits fait apparaître un paradoxe ou une difficulté. En effet, comme une bonne raison d’agir est, selon B. Williams, une raison d’agir individualisée, inscrite dans le caractère particulier de l’agent et de son histoire, et devient pour cette raison ( !) une nécessité pratique aux yeux de l’agent seul, elle gagne en « impersonnalité » ; elle acquiert une caractéristique que B. Williams reproche aux morales impartialistes. Quant au caractère, qui n’est pas une construction délibérative et qui est livré aux contingences du monde, il donne à l’agent une identité incertaine du point de vue normatif. Il en découle, par exemple, une « pluralité normative des personnalités morales ». Si l’on ajoute à cela l’influence de la fortune (ou de ce qui échappe au contrôle de l’agent) sur les projets de l’individu et ses raisons d’agir internes, on obtient une personnalité morale vulnérable à la fortune, donc qui embrouille la notion habituelle de responsabilité. Ce « syndrome immunodéficitaire de la moralité personnelle » (l’expression est de moi) en regard de la fortune mène à ce que Williams appelle « l’exigence thucydidéenne », c’est-à-dire l’exigence qui rend compte de l’éthique en termes naturalistes. Cette entreprise est « alors susceptible d’une enquête historique menée sur le modèle de la généalogie de Nietzsche » (p. 86).
Pour penser la place de la morale à l’intérieur d’une vie individuelle, B. Williams remonte aux Grecs de l’Antiquité ; toutefois, il ne fait pas appel à Platon ou à Aristote, qui subordonnent la psychologie humaine aux croyances éthiques ou à une certaine idéalisation, mais à l’historien Thucydide, qui fut l’un des premiers à expliquer le cours des événements historiques par la seule nature humaine, c’est-à-dire sans recourir, comme on le pensait alors, aux croyances, aux mythes et aux dieux. Cette méthodologie, par son exigence de réalisme, permet à B. Williams de fonder un naturalisme moral, tout en évitant le piège du réductionnisme. La normativité qui ressort de cette éthique individuelle n’est pas celle d’un point de vue surplombant situé hors de notre monde, mais celle qui surgit de ce monde comme une « propriété émergente de la vie naturelle » (p. 95). Elle ne peut alors être que modeste et faible.
Une telle conception ne va pas sans difficultés dès lors qu’on sort de la sphère individuelle pour entrer dans la sphère de la cité, ce qu’examine le troisième chapitre. Une éthique personnelle, à normativité faible, favorable à une conception plus substantielle du Moi, semble peu compatible avec le libéralisme et le pluralisme de nos sociétés démocratiques, qui consacrent la séparation du privé et du public. Ne va-t-elle pas jusqu’à s’exclure elle-même de toute considération politique ? A. Duhamel examine deux arguments favorables à cette exclusion ou à cette incompatibilité et la façon dont B. Williams y répond, ce qui démontre qu’on ne peut l’associer au communautarisme. À l’argument qui soutient « l’incapacité du point de vue personnel à asseoir une critique de la réalité sociale et morale existante » (p. 10), on peut répliquer que le conservatisme auquel donne lieu l’éthique williamsienne permet « une forme de critique sociale immanente à la vie éthique » (p. 10), dans la mesure où cette critique, faute de s’appuyer sur un point de vue surplombant, tient néanmoins aux contradictions et aux conflits inhérents à la vie moderne, qu’elle ne pourra trancher de manière indiscutable. Par ailleurs, à l’argument selon lequel « si le point de vue personnel ordonne à un degré quelconque le politique, cela contreviendrait à l’“art de la séparation” propre au libéralisme » (p. 10-11), B. Williams fait valoir la possibilité d’un continuum entre le personnel et le politique, tout en respectant le libéralisme, mais à la condition que celui-ci abandonne sa volonté absolue d’atténuer les effets négatifs de la nécessité et du hasard et de montrer que ce qui ne peut être atténué n’est pas injuste. Il s’agit de privilégier une « “politique nietzschéenne” ouverte sur la contingence de l’histoire » (p. 11), sur la possibilité tragique, mais plus réaliste, d’injustices irréparables.
Défendre une éthique sans point de vue moral, à faible normativité, ne va-t-il pas de pair avec une forme de réflexion éthique privée de point de vue théorique ? C’est la question que pose le quatrième et dernier chapitre. La question est loin d’être rhétorique, car, s’il s’avère que la réponse est affirmative, cela minerait toute l’entreprise williamsienne. A. Duhamel pense qu’il n’en est rien, mais que le scepticisme typique de B. Williams envers la théorie le place devant un dilemme ou une position inconfortable : « plus le discours philosophique en éthique se rapproche des pratiques et devient réaliste du point de vue des agents, moins il peut se faire valoir comme autorité autonome en éthique » (p. 133). En outre, cela présente un risque de « dérive perspectiviste ». En effet, le rejet de la théorie, entendue au sens de théorie objective, semble déboucher sur le subjectivisme moral. Ce qui est en jeu ici, c’est la prétention de la philosophie morale à produire un savoir, à faire reconnaître le poids de ses arguments. Chez B. Williams, « l’absence d’objectivité caractéristique du savoir moral paraît encourager la conclusion suivante : la philosophie elle-même se particulariserait selon la pluralité des personnalités morales des philosophes » (p. 154). Entre autres, cela rapprocherait la philosophie de la littérature. Qu’en est-il au juste ? D’abord, il est vrai que B. Williams remet en question la vision traditionnelle selon laquelle la relation entre la philosophie et le caractère du philosophe serait à sens unique, dans le sens où c’est la réflexion théorique qui déterminerait le style de vie, qui contribuerait à la formation de la personnalité morale ; bref, elle ferait en sorte qu’une personne qui réfléchit à la question socratique « comment doit-on vivre ? » acquerrait un caractère différent de celui qu’elle aurait eu sans cette influence, même si cela intervient à un stade avancé du développement du caractère. La critique que B. Williams avance invite plutôt à penser la relation inverse, c’est-à-dire l’influence du caractère sur la réflexion. C’est ce que semble indiquer l’absence d’objectivité caractéristique du savoir moral. L’individu qui se veut théoricien de la morale ne peut se séparer totalement de son caractère. De cela s’ensuit-il que, dans la pensée williamsienne, la philosophie « s’abîme dans la personne singulière du philosophe » (p. 155) ? Non, selon A. Duhamel. Bien qu’une éthique sans point de vue moral ne puisse prétendre à l’universalisation, il n’en demeure pas moins qu’elle possède une normativité spécifique, qui la met à l’abri de la critique anti-théorique. Cette normativité, quoique limitée, vaut pour ceux qui s’y reconnaissent, qui partagent les mêmes idéaux. Le point de vue personnel qui s’y rattache tient au « besoin de relever ou de restaurer une relation vivante entre la personnalité morale et la pratique de la philosophie morale » (p. 156). Quant à l’esthétisation de la philosophie morale, à son rapprochement de la littérature, elle n’est pas l’une des conséquences de la faible normativité de cette éthique. Tout ce que cette dernière signale sur ce plan, c’est que les questions rhétoriques ou langagières de la philosophie morale ne sont jamais totalement effacées par ses qualités argumentatives. Après tout, les auteurs en philosophie morale cherchent à convaincre leurs semblables, par delà le style qui leur est propre. Toutefois, la modeste normativité qui caractérise leur recherche fondamentalement personnelle ne peut leur conférer une autorité universelle. En somme, « la vie philosophique ou réfléchie ne peut être universalisée » (p. 166-167) et « l’importance même de la philosophie dans une vie individuelle ne devrait pas être exagérée » (p. 167). Telle est la conclusion à laquelle arrive l’analyse d’A. Duhamel.
En dépit de l’indéniable qualité et de la richesse de son analyse, il aurait été souhaitable qu’A. Duhamel confronte davantage l’éthique williamsienne au libéralisme et au pluralisme de nos sociétés dans le sens suivant : ne pourrait-on pas reprocher à B. Williams de ne pas avoir bien saisi la portée des théories morales impartialistes quant aux projets de vie si elles sont appliquées dans un cadre libéraliste et pluraliste ? En effet, ces projets de vie, auxquels B. Williams accorde tant d’importance, ne trouvent-ils pas justement leur place dans une société libérale ? C’est bien parce que la moralité d’aujourd’hui n’est pas substantielle que nous pouvons en tant qu’individus avoir la chance de poursuivre une grande variété de projets possibles et ainsi de mener des vies substantielles, sans être trop entravés par le politique et le social. La continuité du Moi avec l’ordre politique semble, à mon avis, favorisée dans un tel contexte. De même, pourrait-on reprocher à B. Williams de faire preuve d’exagération dans sa critique des modèles déontologiques, quand il affirme que ceux-ci ne permettent pas à l’individu de devenir quelqu’un de particulier. Pourtant, ce sont ces modèles déontologiques qui ont aidé à donner naissance à nos sociétés actuelles, où chacun se sent assez libre d’être quelqu’un de particulier.