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L’ouvrage publié par Charles-Philippe David, Louis Balthazar et Justin Vaïsse dans l’excellente collection des Presses de Sciences Po est remarquable à plus d’un titre. Dans un langage clair et accessible, les trois auteurs se sont attelés à analyser en profondeur les mécanismes de la politique étrangère des États-Unis. La tâche n’était pas simple. Aux États-Unis, plus qu’ailleurs, le processus d’élaboration de la politique étrangère implique une grande diversité d’acteurs, génère d’intenses débats et suppose de longs arbitrages. Les auteurs montrent très clairement qu’il faut se défier de certaines critiques qui laisseraient parfois penser que la collusion entre le pouvoir politique et la société civile aux États-Unis est telle qu’il n’y a pas de débat interne, voire que la politique étrangère résulte de sombres complots impliquant des milieux plus ou moins occultes. À lire l’ouvrage chapitre après chapitre, on s’aperçoit en effet que les États-Unis ne forment pas un bloc monolithique, mais que les mécanismes de prise de décisions sont tels que l’ensemble des termes du débat finit par converger vers la présidence, ce qui donne l’impression que les Américains ne parlent que d’une seule voix, en l’occurrence celle du président.
Pour analyser le processus décisionnel, les auteurs ont divisé l’ouvrage en trois grandes parties. Ainsi, la première, que signe L. Balthazar, s’attache à reconstituer le contexte de la formulation de la politique étrangère américaine. Pour ce faire, il consacre quatre chapitres à examiner le poids des traditions politiques, constitutionnelles, culturelles et idéologiques, qui demeure très lourd. L. Balthazar montre parfaitement combien le cadre constitutionnel représente en quelque sorte l’ossature institutionnelle, définissant la nature du régime politique américain, établissant l’essence des pouvoirs et orchestrant leurs rapports. Dans un premier chapitre, il insiste sur l’héritage des Pères fondateurs, les fondements de l’Union et les institutions constitutionnelles de la politique étrangère. La répartition des pouvoirs en matière de politique étrangère prend, aux Etats-Unis, un caractère particulier par rapport à la politique interne. Elle impose en effet un mécanisme plus complexe, fondé sur la complémentarité du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif. C’est ce jeu subtil entre les deux pouvoirs qui est magistralement analysé, depuis les origines jusqu’à nos jours, à travers les vicissitudes de l’histoire politique des États-Unis.
L’auteur montre ensuite dans un deuxième chapitre comment la géographie et l’histoire du Nouveau Monde ont conduit les Américains à concevoir une vision particulière du monde. Ce sont incontestablement les traits de ce cadre culturel spécifique qui viennent influer sur la manière de concevoir et de conduire la politique étrangère. Dans ce chapitre, L. Balthazar cherche à identifier les éléments fondateurs du style national américain à partir d’éléments historiques (le puritanisme et l’individualisme des pèlerins du Mayflower, la philosophie libérale, le rejet de l’histoire, etc.) et d’éléments politiques (notamment l’isolationnisme et le souverainisme). Il insiste particulièrement sur le fait que ce style national s’articule autour de deux grandes tendances profondément enracinées dans l’histoire du pays. La première est la destinée manifeste qui représente un sentiment d’appartenance à un peuple investi d’une mission quasi divine. La seconde, c’est la pensée experte qui est cette propension particulièrement forte chez les Américains à recourir à la technique pour résoudre rapidement des problèmes d’ordre politique (le syndrome du quick fix). Enfin, dans les chapitres 3 et 4, l’auteur montre combien les orientations de cette politique donnent lieu à des débats intenses parmi les décideurs, les observateurs et l’ensemble des acteurs de la vie politique. Ce cadre conceptuel est l’élément déterminant du contexte dans lequel est formulée la politique étrangère et constitue le champ de débats tant dans le domaine politique que dans le milieu universitaire et celui de la recherche. C’est ainsi qu’il brosse un tableau exhaustif des grands courants de pensée politiques qui ont marqué les débats de politique étrangère depuis Hamilton et Jefferson. Ainsi, l’auteur évoque avec pertinence les courants isolationniste et idéaliste (conservateurs et libéraux) de même que la tradition réaliste et les formes diverses de l’internationalisme libéral, pour conclure qu’en définitive « tout est affaire de dosage » (p. 99) dans la mesure où chaque président des États-Unis a fait l’application de toutes les tendances et il a eu recours à toutes les approches, mais selon des degrés différents. L’élaboration de la politique étrangère américaine est, selon lui, toujours traversée par l’ensemble des grands courants politiques qui sont au coeur d’un jeu d’influences perpétuel. L. Balthazar achève sa contribution à l’ouvrage par une analyse pointue de l’ascendant des milieux intellectuels (universités et think tanks) sur le processus décisionnel et une présentation des différentes écoles qui influencent les administrations en place.
La deuxième partie de l’ouvrage, rédigée par C.-P. David, est consacrée au pouvoir exécutif. La politique étrangère des États-Unis est en effet essentiellement élaborée par l’Exécutif. L’auteur met parfaitement en lumière la complexité de la machinerie et la manière dont les réseaux et les organisations s’y entrecroisent et se superposent. L’exigence de cohérence qui en résulte est assurée par le président et son Conseil national de sécurité ou National Security Council (NSC). Dans les trois chapitres qui composent cette deuxième partie, l’auteur décortique tous les rouages de l’Exécutif. Il commence par la présidence qualifiée d’« impériale », quoiqu’elle soit soumise aux contraintes imposées par le Congrès, et il analyse brillamment son mode de fonctionnement. C’est ainsi que les pouvoirs formels et informels du président, son style et les systèmes de gestion de l’Exécutif sont tour à tour évoqués afin d’offrir aux lecteurs une compréhension globale.
Dans le chapitre 6, c’est le rôle des acteurs bureaucratiques qui est mis en lumière. L’auteur évoque ici le poids de la bureaucratie (un terme consacré pour l’Administration gouvernementale américaine, que le président Truman qualifiait de « tigre » qu’il « fallait mater au risque de se faire avaler ») dans le processus décisionnel ; il montre que le jeu des poids et contrepoids, établi par la Constitution, se déroule finalement davantage à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Exécutif. En effet, l’auteur rappelle, à juste titre, que dans la majorité des situations et des prises de décisions, ce sont les administrations (et le président) qui déterminent les choix de politique étrangère. Dans un style clair et concis, il présente ensuite le département d’État, le département de la Défense et la communauté du renseignement ; il s’interroge longuement sur le rôle repensé des services de renseignement et de la sécurité intérieure surtout après les événements du 11 septembre 2001.
Le chapitre 7 est consacré à l’influence du Conseil national de sécurité qui constitue en effet le centre du pouvoir à la Maison blanche. C.-P. David montre comment le NSC, qui n’avait à l’origine qu’un rôle de comité de coordination, s’est, en réalité, métamorphosé avec le temps en organisation présidentielle de planification et de mise en oeuvre de la politique étrangère. Cette métamorphose est largement analysée par l’auteur qui présente à la fois le contexte de la création du NSC, son architecture et l’agencement de ses mécanismes, le processus décisionnel en son sein, le rôle central du conseiller pour la Sécurité nationale, l’influence de l’administration du NSC, sa présidentialisation progressive (notamment sous la présidence de John Kennedy), son expansion (sous Richard Nixon et Gerald Ford) et, enfin, son repositionnement (sous George H. Bush et Bill Clinton). En conclusion, l’auteur note, avec justesse, que presque tous les présidents entrent en fonction en annonçant leur intention de réduire l’influence de l’organisation du NSC, mais qu’ils finissent tous par lui accorder en réalité plus d’importance (p. 245).
C’est à J. Vaïsse qu’il revient de traiter, dans la troisième partie de l’ouvrage, du pouvoir législatif et du poids de la société civile. Si l’Exécutif possède la prééminence en matière de relations extérieures, l’une des particularités des États-Unis, au regard des autres démocraties libérales, réside dans la puissance du Congrès en matière de politique étrangère et dans la place qu’occupent, dans le processus de décision, divers groupes de la société civile qui agissent généralement — mais non exclusivement — à travers le Congrès : opinion publique, forces politiques et économiques, lobbies et organisations non gouvernementales. Pour rendre compte de cet apparent paradoxe — un Exécutif fort, un Législatif fort —, J. Vaïsse propose de distinguer différents secteurs de la politique étrangère. Dans les manoeuvres diplomatiques ou militaires, ou encore en temps de crise, la puissance du président est à son zénith et l’influence du Congrès et celle de la société civile au plus bas. En revanche, dans la définition des grandes orientations, la stratégie diplomatique de moyen et de long terme, l’influence du Congrès et, à travers elle, de la société civile, est souvent décisive.
Pour rendre cette situation intelligible, l’auteur analyse par le menu les pouvoirs du Congrès, ses variations historiques comme ses pouvoirs invisibles et, bien sûr, son organisation. Il s’attarde en particulier sur l’influence du processus de désignation des parlementaires, l’incidence de l’organisation du travail au Congrès et l’incidence de la structure partisane sur la politique étrangère.
Dans le chapitre 9, consacré au rôle de l’opinion publique, J. Vaïsse nous livre ses réflexions sur la perception du monde par l’opinion publique américaine. Il relève notamment le fait qu’il existe aux États-Unis un clivage entre les élites et la majorité des citoyens quant aux affaires internationales. À ce clivage viennent s’en ajouter d’autres : clivages sociaux, spatiaux, régionaux et temporels. À ce stade, l’auteur s’interroge également sur le triangle d’influence réciproque : président, opinion publique et médias. Il relève que ces derniers offrent à l’opinion publique une couverture très contrastée des affaires internationales, parfois rigoureuse, souvent lacunaire. Le rôle des médias dans la gestion présidentielle de la politique étrangère est également analysé avec brio, de même que la mobilisation médiatique de l’opinion publique par le président en période de guerre. Quelques réflexions sur l’utilisation, voire la manipulation des médias par le président à l’occasion de la guerre en Irak sont particulièrement intéressantes.
Le chapitre 10 sur la société civile organisée vient clore l’ouvrage. Le lecteur appréciera l’inventaire, la présentation et surtout les modes d’influence des associations, des groupements religieux, des think tanks, des groupes de pression du monde économique, des groupes de pression articulés autour d’un thème spécifique et des groupes ethniques. Parmi les modes d’influence, citons le vote, l’argent, les réseaux, les cabinets privés et, enfin, l’organisation. Les interactions sont tellement nombreuses qu’il est difficile de mesurer l’influence exacte de la société civile organisée sur la politique extérieure, car la manipulation est réciproque et l’influence, à double sens. « En fait, écrit très justement J. Vaïsse, rien ne serait plus faux que d’imaginer des groupes d’intérêt occultes tirant dans l’ombre les ficelles du jeu politique. En fait, c’est bien souvent l’Exécutif ou l’un des deux partis qui incite tel ou tel segment de la société à s’organiser et à faire pression dans son sens. » (p. 329)
La conclusion de l’ouvrage met en exergue la continuité et les changements dans la formulation de la politique étrangère américaine. Elle évoque les événements du 11 septembre et la rapide montée en puissance d’une nouvelle « présidence impériale ». Elle rappelle enfin le fait qu’en dépit de sa progression constante vers des responsabilités toujours plus grandes, la politique étrangère des États-Unis est soumise à des mouvements cycliques : elle oscille entre mouvements d’introversion et de stabilisation, moments d’extraversion et d’expansion, présidentialisation et rôle accru du Congrès et de la société civile, entre optimisme interventionniste et pessimisme conservateur, entre confrontation et conciliation. Dans le nouvel environnement international marqué par l’hégémonie américaine, ce livre remarquable offre incontestablement des clefs de compréhension indispensables.