Résumés
Résumé
Depuis quelque vingt ans, Dominique Maingueneau, linguiste et professeur à l’Université Paris XII, s’applique à théoriser l’analyse du discours littéraire tout en cherchant à la faire reconnaître comme discipline des études littéraires, en invoquant une « rectification des frontières » épistémologiques dans ce domaine. Au centre de cette théorie se trouve une notion clé, un principe invariant appelé paratopie. Malgré un succès relatif, cette notion présenterait un problème de taille : celui de placer, dans la même catégorie, l’analyse du discours littéraire et l’objet de son analyse. À partir de ce constat, que Maingueneau souligne lui-même, ce sont les implications épistémologiques et la valeur opératoire de la paratopie que cet article tente de mettre en lumière afin de comprendre la réticence des spécialistes d’autres orientations critiques à reconnaître le bien-fondé de la démarche de Maingueneau.
Abstract
For about twenty years, Dominique Maingueneau, a linguist and professor at the University of Paris XII, has attempted to theorize literary discourse analysis while promoting its recognition as a discipline of literary studies by favoring a “rectification of epistemological borders” in this area. This involves a concept central to this theory, an invariant principle called paratopie. Despite relative success, this concept presents the problem of putting the analysis of literary discourse and the paratopie, which is a major part of hits subject, in the same category. Because of this, as Maingueneau himself emphasizes, this article tries to highlight this particular phenomenon of the entanglement of metadiscursive and discursive levels, in order to understand, on one hand, the epistemological implications of the paratopie, and, on the second hand, the reticence of some literary specialists to recognize literary discourse analysis on the very basis of this concept.
Corps de l’article
Désormais un partage se fait entre des recherches qui se définissent dans l’espace des sciences humaines et sociales – ce qui est le cas précisément de l’analyse du discours – et une « recherche », qui ne peut se dire qu’entre guillemets, qui ne se tourne vers des savoirs positifs que pour enrichir des « lectures » qui s’affirment irrémédiablement d’un autre ordre.
Maingueneau, 2006b : 136
Lors de la phase « sciences humaines » de l’analyse textuelle, dans les années 1960-1970, on avait affaire à des spécialistes de littérature qui, tout en demeurant dans leur territoire, importaient des concepts d’autres disciplines, ou, moins souvent, à des chercheurs de sciences humaines qui appliquaient leurs concepts à des textes littéraires. À présent, […] les manières de faire et de penser d’un spécialiste traditionnel de Mallarmé et d’un analyste du discours littéraire sont plus éloignées les unes des autres que celles de ce même analyste et d’un analyste du discours juridique.
Maingueneau, 2003 : 25
Amorçons notre propos par un banal constat : dans les dernières décennies, la critique littéraire s’est construite et diversifiée par l’intégration incessante de concepts et de notions qui, bien que n’appartenant pas exclusivement à ce domaine, en investissent le lexique pour y jouer le rôle de fondements théoriques censés ouvrir à la fois le potentiel et l’acuité de l’analyse. Cette migration par recours volontaire ouvrirait de nouveaux espaces herméneutiques à même d’offrir des outils conceptuels idoines, mais qui témoignent cependant de l’effritement des sphères épistémologiques dans la saisie de la société, de la culture, de l’identité, etc. – effet de postmodernité globale par remise en question de la hiérarchie du savoir auquel le discours critique ne saurait échapper plus que son objet d’analyse. Comme tout « progrès », cette situation se traduit par le sempiternel dépassement de précédents devenus insuffisants, puisqu’ils auraient perdu, par un « recul » épistémique équivalant à un retard, l’autorisation ou la légitimité nécessaires à leur exercice. Aussi la critique littéraire actuelle opère-t-elle des transpositions conceptuelles en s’autorisant de cette mouvance transdisciplinaire, c’est-à-dire en posant le dépassement – ou le déplacement – des frontières du savoir comme un objectif de progression du savoir, concernant son objet d’étude à tout le moins.
L’analyse du discours littéraire et la paratopie
Le cas que nous aborderons dans les prochaines lignes procède, croyons-nous, de ce nouveau partage des champs disciplinaires, précisément parce qu’il veut faire contrepoint à ce clivage entre études littéraires et sciences humaines : la paratopie, posée comme principe « moteur » de la création littéraire par Dominique Maingueneau (notamment 1993, 2004), ne constitue pas simplement un concept ayant migré des sciences humaines et sociales vers la littérature, comme il l’expose lui-même dans l’extrait placé en exergue ; c’est plutôt une notion forgée à partir de l’analyse du discours pour fédérer et systématiser un ensemble de phénomènes observés dans les oeuvres littéraires, et qui procède de la nécessité présumée de conceptualiser différemment la discipline littéraire elle-même. Ces marques textuelles « paratopiques », essentiellement discursives, ont émergé par la mobilisation de voies parallèles et de concepts « accessoires » dans la critique précédant les années 1970, notamment par l’étude du dispositif de l’énonciation, de ses effets pragmatiques et de ses implications dans l’interprétation des oeuvres littéraires, fictionnelles ou non.
On doit donc à Maingueneau, professeur ès sciences du langage à l’Université Paris xii, que l’on considérera à bon droit comme figure de proue de l’analyse du discours littéraire[1], d’avoir proposé, défini et mis à l’épreuve la notion de paratopie. Expliquée et reconduite scrupuleusement dans nombre d’articles et d’ouvrages de l’auteur, la paratopie forme une paire indissociable avec le concept de « constituance » dans l’ADL mainguenaldienne. Pourquoi ? C’est qu’en situant le discours littéraire aux côtés des discours philosophique, religieux et scientifique en tant que « genres » discursifs[2], autres types de discours constituants, Maingueneau a cherché à répondre à la perte d’outils opératoires légitimes – entendre : scientifiques et heuristiques – pour interroger la littérature et pour redéfinir son acception éternellement (fondamentalement ?) ambiguë, laquelle oscille entre les oeuvres consacrées par une approche herméneutique et ce qu’il désigne sous le nom de « fait littéraire », avec tous les aspects institutionnels et sociaux que cette dernière expression comporte :
S’agissant d’étude de la littérature, les choses sont loin d’être simples. […] faut-il y inclure seulement les textes, ou aller jusqu’au financement des théâtres, aux techniques de fabrication des livres, au statut juridique des écrivains, aux pratiques sociales attachées à la littérature (des visites de maisons d’écrivains aux reportages des magazines en passant par l’enseignement primaire et secondaire, les critiques de journaux, les images qui circulent dans la culture de masse, les prix, les bibliothèques, les loisirs, les adaptations d’oeuvres au cinéma ou à la télévision, les traductions, etc.) ? En d’autres termes, va-t-on prendre en compte un patrimoine d’oeuvres consacrées ou le fait littéraire dans toute sa complexité ?
2006a : § 26
Au centre de toute sa démarche de développement du cadre théorique de l’ADL se trouve donc l’objectif ostensible d’un ré-aiguillage des études littéraires prenant en considération ce « fait littéraire ». Aussi Maingueneau n’hésite-t-il pas à en faire le leitmotiv de son propos sur la légitimité et la nécessité d’interroger la littérature par la voie méthodologique qu’il tâche de constituer. Pour dire les choses autrement, l’incessante synthèse[3] à laquelle il se consacre, en vue d’un dépassement des théories littéraires antérieures, suit un principe identique, à savoir une approche plus consciente du fonctionnement large de la littérature à partir des acquis fondamentaux de la saisie des questions d’énonciation tout en adoptant une posture critique « organique », ni contextualiste, ni textualiste, proche de celle que la sociocritique à la Claude Duchet aura mise de l’avant.
Fusion des niveaux ?
(Con)fusion de la critique et de la métacritique ?
À la lecture de ses ouvrages et articles consacrés à la définition et à l’explication de l’ADL, il se produit pourtant un étrange effet de correspondance, voire de mise en abyme, entre le travail sur les frontières disciplinaires qu’opère sa conception de l’ADL et l’instabilité frontalière qu’elle attribue au discours littéraire ; le principe de positionnement de l’ADL paraît ainsi se réfléchir dans son objet d’étude, ce qui la conduit, aux yeux de certains, à entretenir une certaine confusion, voire à viser une certaine consensualité qui minerait sa légitimité critique. De la description inclusive de l’espace littéraire qu’elle emprunte à la volonté de dépasser les clivages de la critique savante, une étrange solution de continuité – de la théorisation à la mise en pratique de la critique – se fait jour.
Voilà précisément le sujet que nous entendons aborder ; par la prévalence qui lui est accordée chez Maingueneau, la « paratopie créatrice »[4] se voit conférer une efficience telle pour approcher la discursivité littéraire qu’on la suspecte souvent de n’être qu’un effet de cape théorique de l’ADL, une révision opportuniste de la logique universelle de création – littéraire entre autres – par une philosophie du langage fondée sur le primat du discours, et qui, sous prétexte de tracer sa propre voie critique, récupère les conflits (les distinctions) pour mieux les dépasser en intriquant méthode critique et constat métacritique, en s’instaurant en creux dans les apories nées de ces oppositions caractéristiques de la critique littéraire prise dans son ensemble. Avant tout, l’ADL se présente à titre de méthode critique faisant le constat d’un champ disciplinaire dont les théories obsolètes proposeraient des principes méthodologiques obsolescents. Autrement dit, pour surplomber le champ de la critique littéraire où se déploient ces prises de position, et remettre en question la littérature de la sociologie du champ ou celle de la critique textualiste, l’ADL – telle que la définit et la pratique Maingueneau – se (con)fondrait à son objet d’étude en y (re)jouant son projet de renouvellement critique. Cela n’est fort probablement pas étranger à la perception de ce type de discours comme procédant d’une « réversibilité foncière du texte et du contexte » (Maingueneau, 1992 : 114).
Tout se trouve alors sous le signe du principe invariant – et circulaire – de l’énonciation[5], suivant lequel tout dit est traversé par son dire : tout en montrant les conditions de possibilité de ce dire, le dit en gère textuellement la réalisation par la médiation qu’il actualise. Comme la paratopie, l’ADL se déploie par un argumentaire visant essentiellement à démentir les frontières de la critique, à se réclamer d’une « localité paradoxale », un principe qui décrit cette médiation qui « désantagonise » le texte et son contexte[6], et ce, en contestant la légitimité du départage des disciplines appartenant aux études littéraires en fonction de leur allégeance à l’un ou l’autre de ces régimes critiques. Le principe de la paratopie situe donc très directement, en dépit des efforts de spécification de l’auteur, la saisie paradigmatique du discours littéraire dans celle de la discipline scientifique (l’ADL) dont ce discours est censé relever. Rien de plus normal, sauf si cette grande cohésion de niveaux distincts crée une compréhension circulaire, voire adventice de l’oeuvre littéraire par le fait littéraire, ce qui entrave toute « lecture » de l’oeuvre en elle-même, terme dont Maingueneau se distancie, mais qui synthétise bien le rapport du critique littéraire à son objet et à sa tâche.
Or, ce grief de consensualité susmentionné, le plus souvent lancé dans des discussions de façon péremptoire et sans justification argumentée, provient d’universitaires[7] dont le territoire critique est passablement esquinté par l’analyse métacritique de Maingueneau, de façon cinglante[8] et rémanente ; cela étonnerait si l’on ne considérait que toutes les approches critiques concurrentes reçoivent un traitement pour le moins expéditif et qui, sous prétexte de (mieux) positionner l’ADL, n’a de cesse de montrer la vétusté de leurs bornes et de leurs présupposés théoriques. Nous croyons donc que la paratopie – décriée par d’aucuns, célébrée par d’autres – offre une voie d’accès tout indiquée pour étudier ce paradoxe intrinsèque à l’ADL, et ce, parce qu’elle cristallise le positionnement de l’analyste du discours, à la fois face à la littérature et face à la critique. Un court examen de la notion par ses implications et un retour sur l’intrication des plans critique et métacritique que sa description occasionne nous semblent essentiels pour prétendre, en toute humilité, développer un point de vue épistémocritique[9] sans autres précédents que ceux offerts par l’auteur lui-même, circonscrire ce qui suscite malaise et malentendus au sujet de la paratopie et plus généralement, sur cette ADL « en voie de constitution » (Maingueneau, 2004 : 5) depuis quelque vingt ans.
Il serait malhonnête de passer sous silence que Maingueneau et Frédéric Cossutta avaient pressenti et dénoncé ce danger de « confusion des plans » par leur démarche visant à ouvrir l’analyse du discours à des territoires plus spécifiques, mais ils s’y sont tout de même engagés en misant sur les progrès possibles plutôt que sur la confusion escomptée. Aussi concluaient-ils leur proposition sur les discours constituants en allant au-devant des objections, manière de montrer leur conscience des problèmes encourus :
Nous finirons sur une question qu’il est impossible d’éluder, celle de la relation entre les discours constituants et l’analyse de discours qui se porte sur eux. Cette dernière est prise dans un paradoxe insurmontable puisqu’à la fois elle relève d’un discours constituant (scientifique en l’occurrence), tout en prétendant surplomber le caractère constituant de tout discours. À prétendre nier ce paradoxe, l’analyse de discours se trouverait prise dans les mêmes naïvetés que la Philosophie, la Théologie, la Science, quand en leur temps elles ont prétendu régner sur l’ensemble du dicible. Comme il n’est pas question pour l’analyse du discours de reconduire la tentation de s’autoproclamer seule instance de légitimation, force lui est d’accepter d’être prise dans le domaine d’investigation qu’elle prétend d’analyser [sic], de laisser se développer un aller et retour critique entre ces deux pôles.
1995 : 124 ; nous soulignons
En dépit de cet « avertissement » à soi-même formulé par les théoriciens de la constituance, il semble que le succès de la perspective paratopique pour étudier le discours littéraire se heurte justement à des détracteurs qui aiment à rappeler ce paradoxe. Car si Maingueneau l’a cerné très tôt dans sa réflexion théorique, prêtant le flanc à la contestation avec ostentation, ce constat n’a semble-t-il pas été dépassé ; contrairement au succès relatif de la « mission » critique que s’attribue l’auteur du Contexte de l’oeuvre, ce talon d’Achille demeure prégnant et mitige le statut « scientifique » de l’ADL.
Nous posons donc l’hypothèse que la paratopie, par son omnivalence de principe dans la dynamique créatrice du discours littéraire, constitue la clef de voûte, le maillon jugé plus « faible » de la démarche théorique de Maingueneau concernant l’étude du domaine qu’elle devrait « surplomber », et se maintient par là même dans une position ambivalente.
Implications théoriques du couple constituance/paratopie
Problème coextensif du rapprochement suspect des niveaux observé précédemment, l’indissociabilité de la paratopie avec ce que Maingueneau (et Cossutta) appelle la constituance[10] – un concept forgé par l’analyste pour désigner une certaine catégorie de discours, dont l’instauration et le fonctionnement visent à les poser dans une situation d’excès des autres discours – a aussi été fréquemment reformulée. Après une saisie des paramètres définitionnels de ces deux termes, il importera de dégager certaines des conséquences de ce pairage dans le modèle théorique de l’analyse du discours.
Revenons d’abord à la définition de la paratopie présente dans Discours littéraire :
Celui qui énonce à l’intérieur d’un discours constituant ne peut se placer ni à l’extérieur ni à l’intérieur de la société : il est voué à nourrir son oeuvre du caractère radicalement problématique de sa propre appartenance à cette société. Son énonciation se constitue à travers cette impossibilité même de s’assigner une véritable « place ». Localité paradoxale, paratopie, qui n’est pas l’absence de tout lieu, mais une difficile négociation entre le lieu et le non-lieu, une localisation parasitaire, qui vit de l’impossibilité même de se stabiliser. Sans localisation, il n’y a pas d’institutions permettant de légitimer et de gérer la production et la consommation des oeuvres, mais sans dé-localisation, il n’y a pas de constituance véritable.
2004 : 52-53
Ainsi formulée, l’oeuvre littéraire, créée par principe paratopique, se voit attribuer deux paramètres fondamentaux :
Elle passe d’abord du statut d’oeuvre à celui de discours ; sans nous épancher trop longuement sur les conséquences de ce passage, il faut cependant indiquer que le concept même de discours implique chez Maingueneau huit caractéristiques qui reflètent, en quelque sorte, les « lieux » de l’analyse qu’il pratique[11].
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S’ensuit une contestation de l’articulation entre texte et contexte, entre l’oeuvre et la société dans laquelle elle émerge. Il s’agit, nous dit Maingueneau, non pas de dénier l’ancrage sociohistorique du texte, mais plutôt de dépasser des manières de penser et de faire très profondément enracinées, en ruinant les connotations extratextuelles de la notion même de contexte, tâche à laquelle son ouvrage Le Contexte de l’oeuvre littéraire s’est attelé dès 1993 et que « prolonge et renouvelle » (2004 : 5) celui paru une décennie plus tard, à savoir Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation. Pour Maingueneau, le texte n’est pas le reflet de structures sociales qui l’organisent, comme dans la critique marxiste, pas plus qu’un document dont le contenu, accessoire dirait Spitzer, n’est qu’un faire-valoir superficiel de la recherche de faits historiques et d’indices de la socialité ambiante, mais plutôt le lieu d’une négociation textuelle qui porte les traces de ses conditions d’énonciation :
Ni support ni cadre, la paratopie enveloppe donc le processus créateur, qui l’enveloppe aussi : faire oeuvre, c’est produire une oeuvre et construire par là même les conditions qui permettent de la produire. Il n’y a pas de « situation » paratopique extérieure à un processus de création : donnée et élaborée, structurante et structurée, la paratopie est à la fois ce dont il faut se libérer par la création et ce que la création approfondit, elle est à la fois ce qui donne la possibilité d’accéder à un lieu et ce qui interdit toute appartenance.
2007, § 12 ; ou 2004 : 86
La paratopie, tout en montrant le refus de l’ADL de s’enfermer dans le texte – entendre : adhérer à la dichotomie « moi de l’écrivain »/« homme du monde » (2006a : § 2) de Proust contre laquelle Maingueneau n’a de cesse de s’inscrire en faux[12] –, se distancie des approches sociologisantes qui recherchent, dans la discursivité des oeuvres littéraires, « l’expression d’un réel en amont » (2007, § 13), c’est-à-dire de la sociocritique.
Notion apparentée à la paratopie à laquelle elle fait écho, la constituance d’un discours lui vient d’un même caractère « problématique » ou « paradoxal » puisque cette catégorie de discours a la particularité à la fois « de fonder et de ne pas être fondé[e] » (Maingueneau et Cossuta, 1995 : 112), ce qui ne signifie en rien que ces discours soient autonomes ou qu’ils opèrent à l’abri de toute influence externe. C’est plutôt leur inscription particulière dans l’espace interdiscursif qui permet de leur octroyer ce statut singulier :
Zones de parole parmi d’autres et paroles qui se prétendent en surplomb de tout autre. Discours limites, placés sur une limite et traitant de la limite, ils doivent gérer textuellement les paradoxes qu’implique leur statut.
Ibid. : 113
Maingueneau et Cossutta ont qualifié de constituants un certain type de discours par le fait qu’ils se fondent sur eux-mêmes, gérant au sein de leur propos ce paradoxe ; en se référant à l’étymon arkhê (« source » [ibid. : 112]), les auteurs de « L’analyse des discours constituants » les appellent également « archétextes ». Même si ces discours entretiennent des correspondances avec la sphère discursive globale – ou interdiscours[13] – de laquelle ils prennent leur élan, ils l’excèdent par la problématisation qu’ils en font toujours. Selon la même logique, ces discours se légitiment en « réfléchissant en eux-mêmes leur propre constitution »[14] (Maingueneau, 2004 : 48) ; ils participent d’une « auto-hétéro-constituan[ce] », ce qui signifie qu’ils se distinguent aussi par leur relation ontologique aux discours non constituants[15] autant qu’aux autres discours constituants : « seul un discours qui se constitue en thématisant sa propre constitution peut jouer un rôle à l’égard d’autres discours » (Maingueneau et Cossuta, 1995 : 113). Par leur positionnement dans la globalité discursive, tant « verticalement » qu’« horizontalement », si tant est que l’on adhère à cette hiérarchisation de l’interdiscours, les discours constituants bénéficient de ce double rapport – autonomie et hétérogénéité – leur conférant autorité et originalité.
C’est dire que le discours littéraire, comme les autres discours caractérisés par une constituance, se montrerait on ne peut plus sensible aux transformations contextuelles ; loin d’en offrir un simple reflet, les oeuvres appartenant au champ littéraire n’auraient de cesse de remettre en jeu, voire de « théâtraliser », les conditions de production qui sont les leurs par le mouvement même de l’écriture. La formulation anglaise de self-constituting discourses, utilisée par Maingueneau lui-même[16], souligne encore davantage la conceptualisation de cette catégorie en marquant sa nature auto-constituante.
La paratopie, corollaire de la constituance, propose donc une perspective transversale de la théorie mainguenaldienne du discours littéraire, d’une part comme en témoigne la place centrale qu’elle occupe dans la plupart des articles qu’il a fait paraître depuis une vingtaine d’années, d’autre part en ce qu’elle figure, avec la scène d’énonciation, en sous-titre de son ouvrage de 2004. Ce terme – bien éloigné de la notion homonyme utilisée en sémantique textuelle[17] – se présente plutôt comme une nouvelle perspective destinée à dépasser l’opposition binaire entre texte et contexte qui scinde la critique littéraire universitaire, donc à invalider les fondements du désaccord qui s’est creusé entre les tenants de la critique « traditionnelle », l’histoire littéraire en première ligne, et la nouvelle critique, nommément le structuralisme à qui la plus large partie des griefs de l’auteur va[18]. Il faut savoir que Maingueneau, fin observateur de la scène critique en littérature et avant tout théoricien du langage entrevu comme un discours, met de l’avant une approche qui permet de renouveler – du moins c’est là son souhait – l’analyse des oeuvres littéraires en se distanciant de ce qu’il désigne sous l’expression péjorative de « routines » (Maingueneau, 2006a : § 8 ; 2007 : § 22) pour commenter les textes. Est-ce à dire qu’il fait bon marché de toute l’effervescence critique du dernier siècle, celle-là même qui aura permis à la littérature de se transfigurer pour assurer sa légitimité comme objet d’étude dans une ère sociale où le paradigme épistémologique a éclaté ? En vérité, le tour de force de Maingueneau réside probablement, comme Genette en son temps, dans le fait d’avoir proposé une approche de la littérature fondée sur de nouvelles modalités d’appréhension plus « homogènes »[19] et moins ambivalentes, ce qu’il exprime explicitement dans un article :
L’intervention de problématiques d’analyse du discours dans le domaine des « humanités » traditionnelles est le résultat d’une reconfiguration générale du savoir, pas seulement d’une rectification locale de frontière au sein des facultés de lettres. Ces questions ne s’étaient jamais posées jusque-là avec une telle acuité, et elles ne pourront recevoir des solutions simples, dans la mesure où bien souvent, en fonction de leurs activités, les mêmes personnes adoptent tantôt une démarche de sciences humaines et sociales, tantôt une démarche herméneutique. Sans doute n’y a-t-il pas d’approche des sciences humaines et sociales qui ne se nourrisse d’une relation herméneutique plus ou moins avouée, mais cela ne signifie pas que les deux démarches doivent être confondues. Ce serait déjà une avancée significative si l’on prenait conscience de leur hétéronomie et qu’on en tirait des conséquences.
2006a : § 37
Ces remarques, constamment réitérées dans ses textes, cernent aussi le caractère problématique que revêt la notion de paratopie, tout en marquant assez clairement ce qu’il croit être à la source d’un potentiel désaveu de sa conceptualisation de la littérature chez les tenants d’approches critiques institutionnalisées par la discipline littéraire. Solution complexe[20] refusant ladite hétéronomie et s’efforçant plutôt de voir comment résoudre l’opposition qu’elle établit par la création, dans le cadre théorique de l’ADL, d’outils conceptuels résistant à cette double orientation constitutive de l’approche de la littérature. Cette opposition complexe, certes, aura aussi servi de paradigme à la mise sur pied de la nouvelle critique dont l’ADL reste un prolongement plus actuel, mais qui reconduit ledit paradigme en le reformulant.
Intrication de l’analyse du discours littéraire et de son objet
À vouloir faire du discours littéraire un simple « discours », Maingueneau l’aura sciemment réduit à quelques principes de fonctionnement supérieurs[21], qui sont partagés par l’ensemble des autres discours constituants, voire ceux de tout processus de création discursive, langagière ou même picturale. Alors, est-ce que la paratopie est bien un passe-partout critique, une notion consensuelle ? À cette notion transdisciplinaire, quel potentiel heuristique attribuer ?
D’où la question principale à laquelle notre regard préalable sur les implications de la paratopie comme « métadiscours » nous amène : cette notion clef de l’ADL est-elle mise au service des oeuvres ou de l’ADL, ou distribue-t-elle ses lumières par transversalité ? Par son pouvoir d’étreinte universelle de tout ce qui constitue le discours littéraire, on peut certes y voir oeuvre utile, celle de désacraliser la « Littérature » (Maingueneau, 2006b) et d’ouvrir la voie à une saisie novatrice et autorisée par le progrès épistémologique d’une science littéraire épigonale ; on peut aussi en inférer le symptôme d’une critique littéraire qui, ayant démonté et synthétisé pour la énième fois le fonctionnement énonciatif et langagier des textes, des épitextes et des métatextes, n’a qu’à constater que son pouvoir d’excès a été phagocyté par des approches extérieures. Dans un entretien concernant les relations de la sociocritique à l’analyse du discours, Claude Duchet soulève un problème qu’occasionnerait, selon lui, la puissance formidable de l’ADL : celui de limiter, en quelque sorte, l’analyse de la littérarité d’une oeuvre donnée à son contenu discursif. Prenant à témoin les exemples utilisés par les analystes du discours dans les articles du numéro de Littérature, il indique :
[L]es données du discursif me semblent trop apparentes. Nous restons dans du narratif proche d’un certain type de discours adressé où la littérature paraît au service d’une parole venue d’ailleurs. Au vu de ces exemples, je me demande si les analystes du discours sont prêts à interroger un poème de Baudelaire, une pièce de Claudel, un Nouveau roman ou un texte de Pierre Michon. Non qu’ils n’en soient pas capables – mais ne sont-ils pas un peu conduits par leur formation même à rechercher dans le littéraire ce qu’il y a déjà de discursif ? […] On montre plus les tensions inhérentes aux textes que la force expressive de ce qu’ils veulent énoncer.
Amossy, 2005 : 131
Malgré les précautions prises par Duchet, son regard ne contribue évidemment pas à minimiser la caractérisation « extra-littéraire » de l’analyse du discours et ce de qu’elle étudie, ou à tout le moins relativise-t-il manifestement le potentiel de singularisation interprétative des voies d’investigation de cette discipline. La mise à l’épreuve de la paratopie par Maingueneau a par ailleurs l’inconvénient, aux yeux de la critique recherchant quelque spécificité de l’oeuvre, de placer côte à côte des corpus, contemporains ou non, que le genre, le contenu ou l’appartenance idéologique éloigne de prime abord. Par exemple, si la démonstration de la paratopie fonctionne autant dans le cas du discours janséniste chez Racine que dans celui de l’écrivain de salon, cela démontre moins la littérarité de l’oeuvre ou du statut de l’individu que le fait que le discours littéraire offre une discursivité dont le fonctionnement général peut être saisi et systématisé. Sa mise en application occasionnerait de « faux » rapprochements par groupements discursifs. Or, si cela déroute l’analyste littéraire, cela ne ferait que confirmer, dans l’esprit de Maingueneau, la profonde transformation du champ des savoirs.
En outre, la notion de paratopie est bien souvent convoquée à tort et à travers pour désigner l’hétérodoxie des situations ou des personnages sans prendre les précautions nécessaires, c’est-à-dire en oubliant les fondements mêmes de son fonctionnement, ce qui détournerait l’analyste imprudent hors de l’ADL :
Le problème est que bien souvent la paratopie est plus ou moins confondue avec la marginalité, le nomadisme, le parasitisme, etc., c’est-à-dire avec des données sociologiques au lieu d’être rapportée à un processus créateur.
2006 : § 11
La paratopie n’est pas une situation initiale : il n’est de paratopie qu’élaborée à travers une activité de création et d’énonciation.
2004 : 86
La dérive mise en cause ici souligne en creux l’effet d’intrication implacable entre la paratopie et la constituance : en écartant la notion de paratopie de ses implications dans le processus d’auto-hétéro-constituance, l’analyste du discours subordonnerait alors un aspect constitutif de la méthodologie de l’ADL à sa démarche herméneutique. Cette erreur d’appréhension concorde néanmoins avec la position très claire de Maingueneau concernant la nature « commune » du fait littéraire : « La littérature ne bénéficie pas d’un régime d’extraterritorialité » (2003 : 20 ; 2004 : 30). Cependant, la perspective de la paratopie souligne que le discours littéraire cherche néanmoins ultimement à se situer dans une classe à part, et il en va de même pour la critique qui cherche à « thésauriser » le littéraire par intérêt, consciente que sa survie dépend de la pérennité de sa ressource, tout comme Maingueneau cherche à gérer le paradoxe de la discipline qu’il s’applique à fonder.
Nous avons aussi souligné plus haut que les théories de l’énonciation induisent dans l’ADL mainguenaldienne une dynamique de dépassement et de transposition. La migration du principe d’embrayage de la linguistique à l’ADL le place dans l’ambivalence quant à la validité de l’analogie. Un tel recours à la grammaire fonctionnelle de la linguistique participe-t-il d’une réelle rénovation de la critique littéraire ou cela ne fait-il que renforcir les constats crépusculaires sur la fin de la Littérature avec un grand L par assimilation de son fonctionnement discursif à celui du langage ?
Conclusion : « omnivalence » ou ambivalence ?
Au terme de ce bref parcours épistémocritique, répondons à notre interrogation sous-jacente : est-ce vraiment un maillon faible de l’ADL que cette paratopie ? En fait, c’est l’universalité de son applicabilité à tout discours littéraire, voire à tout discours constituant, qui lui attribue un défaut de spécificité. La littérature est paratopique, certes, mais en quoi cela nous informe-t-il de ce qu’est la littérature, puisque la philosophie et le discours religieux, à leur manière, le sont également ? Peut-être touchons-nous là au noeud « borroméen » (2004 : 108) que Maingueneau a lui-même patiemment fomenté pour désacraliser d’un même souffle soutenu littérature et critique littéraire. Si la Littérature a bel et bien disparu à ses yeux, l’auteur se positionne encore une fois par ce constat :
Or, il ne me semble pas que les recherches qui relèvent de l’analyse du discours se laissent prendre dans de telles antinomies, ni même qu’on puisse délimiter a priori l’espace de la connaissance. De manière fondamentale, on peut contester l’autarcie d’une réflexion où la littérature s’évalue elle-même, sans convoquer d’autres savoirs […].
2003 : 21-22
Maingueneau persiste et signe, mais laisse en plan un problème ouvert par sa position : est-ce que le destin de la notion de paratopie illustre que le pari de la critique littéraire de s’ouvrir à d’autres disciplines pour se renouveler se paiera de la mort de l’objet de son attention – les oeuvres considérées littéraires –, parce que ce dernier sera devenu incapable de prendre sens hors de méthodes qui le recouvrent et qui en orientent l’analyse aux dépens de l’interprétation ? L’émergence de l’ADL et des procédures d’analyse qui en relèvent, celles de Maingueneau au premier chef, ne devrait pas en être tenue responsable, ne serait-ce que par les nouveaux outils opératoires qu’elle apporte ; ce sera plutôt aux exégètes littéraires de lui donner tort, ce qui n’a pas été entrepris à notre connaissance, mais qui, en quelque sorte, aurait peut-être été fait si la tentation « scientifique » ne plaçait le littéraire, comme le définit Maingueneau, dans une posture intenable :
Qu’il le veuille ou non, [l’universitaire littéraire] est partie prenante dans la vie culturelle et dans l’enseignement. Mais on comprend qu’il n’accepte pas d’être réduit au rôle de critique talentueux ; l’autorité qu’il entend exercer hors de l’université repose au contraire sur sa maîtrise de savoirs et de pratiques d’analyse fondées sur des sciences humaines et sociales, dont par ailleurs il doit récuser la légitimité, au nom de la transcendance de son objet. Si la « littérature » comme discipline universitaire a constamment refusé de se rallier aux sciences humaines et sociales, et cela dès la fin du xixe siècle, c’est, comme nous avons essayé de le montrer, parce qu’il y va de son identité.
2006b : 137
La conception du travail critique en littérature avancée dans l’extrait affirme sans ambages la valeur « scientifique » de l’ADL, ce qui repousse encore un peu plus dans l’arrière-garde le modèle de l’universitaire littéraire posé par l’auteur de Contre Saint Proust ou la fin de la Littérature… au point où il est condamné soit à disparaître, soit à se transfigurer par l’adoption de nouvelles méthodes exemptes de souci de transcendance, porteuses de propositions théoriques cohérentes avec le développement des sciences de « l’homme » par l’étude de ses manifestations discursives, en s’attardant à sa médiation particulière.
Ce désir de jonction des pôles distincts de l’univers social, institutionnel et textuel astreint toutefois l’analyste à placer la paratopie comme principe supérieur, « omnivalent » puisque invariant dans tout discours littéraire. Sans trop d’étonnement, on comprendra que cette attention « par principe » puisse dévier le regard d’autres manifestations textuelles alors jugées secondaires, ignorées par un outil méthodologique qui « démonte les mécanismes » du discours littéraire, l’anatomise plutôt que de l’atomiser. Mais comme le précise Cossutta, l’analyste du discours préférera au « tout ou rien » une approche qui tient compte des « registres de modulation, des degrés continus, ou des variations réglées » (2003 : 426).
Bien qu’elle induise une certaine confusion entre les plans critique et métacritique, la paratopie n’illégitimerait en rien l’ADL, son autorisation critique passant, on l’aura vu, par sa capacité à répondre aux règles de la constituance de son corpus. Nous touchons peut-être alors à une partie de la réponse que ce parcours voulait susciter, et que nous plaçons sciemment comme une évidence : en voulant se constituer en nouvelle théorie à même de saisir l’entièreté du fait littéraire, et en ouvrant des passerelles très larges – censément « universelles » pour approcher son objet –, l’ADL s’intéresserait à autre chose qu’à la littérature, c’est-à-dire au discours littéraire, dans une vision phénoménologique distincte. Par-delà le conflit disciplinaire, la paratopie est d’abord le signe d’une transformation épistémologique plus profonde des études littéraires : celle voulant que l’on accorde désormais au fonctionnement de la littérature un pouvoir heuristique, dont l’ADL cherche à faire son creuset définitif.
Parties annexes
Note biographique
Phillip Schube Coquereau
Phillip Schube Coquereau est doctorant en lettres à l’Université du Québec à Rimouski, où il agit aussi à titre de chargé de cours. Bénéficiant du support du Fonds de recherche sur la société et la culture (FQRSC), ses travaux actuels concernent, d’une part, la légitimité épistémologique d’approches critiques récentes s’étant intégrées au giron des études littéraires – analyse du discours littéraire, approches narratologiques énonciatives et non mimétiques – et, d’autre part, les enjeux paradigmatiques et culturels impliqués par les oeuvres narratives extrêmes ou expérimentales. Il est également auxiliaire de recherche pour le projet « Narration impossible, indécidable et ambiguë. Enjeux esthétiques et théoriques de la transmission narrative dans le roman contemporain » dirigé par les professeures Frances Fortier (Université du Québec à Rimouski) et Andrée Mercier (Université Laval).
Notes
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[1]
Désormais désignée par le sigle ADL.
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[2]
Il serait tentant de leur adjoindre les discours « sociaux » (idéologiques) si Maingueneau n’avait pas procédé à une sérieuse mise en garde dès son Contexte de l’oeuvre littéraire (1993), mise en garde qu’il reprend dans Le Discours littéraire (2004) et plus directement dans son article « L’idéologie, une notion bien embarrassante » : « S’agissant de discours littéraire, les oeuvres ne sont pas rapportées directement aux intérêts des classes sociales ou aux crises économiques, mais d’abord à l’apparition de modalités de communication spécifiques », une description de la constituance proprement littéraire (nous y reviendrons) qui excède la notion d’idéologie, laquelle n’en posséderait pas « la réversibilité entre les aspects dynamique et statique, entre l’activité énonciative et les structures qui en sont la condition et le produit » (2007 : § 8-9).
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[3]
Comme il reprend, souvent de façon littérale, ses définitions des discours constituants et de la paratopie, Maingueneau réitère systématiquement sa conception de la « crise » des études littéraires pour marteler les principes qui présideraient à l’analyse du discours littéraire. Notre lecteur s’en convaincra en consultant les sections d’ouvrages ou d’articles suivants: « Un tournant dans les études littéraires » (2003 : 15-25), « Les conditions d’une analyse du discours littéraire » (2004 : 10-43), « La crise des études littéraires » (2006b : 105-143), « Les institutions académiques » (2006a : § 24-37)
-
[4]
Formule qui constitue le titre du chapitre 8 du Discours littéraire : « La paratopie n’est telle qu’intégrée à un processus créateur. […] il s’agi[t] dans le même mouvement de résoudre et de préserver une exclusion qui était le contenu et le moteur de sa création » (2004 : 85).
-
[5]
Entendue en qualité autant d’aval « marqué » de l’énoncé que de résultat des conditions dans lesquelles il se réalise, prémisse capitale pour la compréhension de la pensée de Maingueneau, car cette définition contient l’interdépendance des plans textuel et extratextuel dont l’auteur cherche à dépasser les frontières, et ce, en invoquant une nécessité de changement de paradigme dans la critique. Assez étrangement, on retrouve les « marques » de ce discours métacritique dans la systématisation du fonctionnement textuel des oeuvres, lequel relèverait du principe de la paratopie.
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[6]
Contexte qui n’est absolument pas assimilable au hors-texte, à une « part de [l’écrivain] plongée [ou engluée] dans la pesanteur sociale » (Maingueneau, 1993 : 27 ; 2004 : 85 ou 2006b : § 11), mais qui comprend le « tiers » de l’Institution, ce qui ne l’oppose donc pas à la dimension textuelle, puisque celle-ci participe à sa définition et devrait être prise en compte pour s’assurer de sa compréhension, c’est-à-dire de son « inclusivité », suivant le sens étymologique de ce mot (cum prehendere, « prendre avec »).
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[7]
Hormis quelques articles où la spécificité de l’ADL, en regard de la démarche sociocritique, est poliment et sommairement remise en question par l’examen des points de convergence et de divergence (voir entre autres L. Rosier, 2005 ; J. Meizoz, 2006 [en ligne]), nous n’avons pas trouvé, par nos recherches, de réflexions étayées démontrant l’invalidité de l’ADL ou contestant systématiquement la valeur opératoire de la paratopie pour l’abord d’oeuvres littéraires.
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[8]
Maingueneau, en cherchant à se distinguer des autres approches critiques, se plaît à en montrer les limites ou l’inactualité dans les développements métacritiques qu’il accomplit (voir supra, note 3).
-
[9]
Nous reconnaissons ici l’ascendant bienfaiteur d’un article qui adopte cette posture particulière : celui de Rosier (2005). Il aura en particulier influé sur la forme que prend notre article.
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[10]
À l’origine, on retrouve ce concept sous l’appellation apparentée de « constitution » (Maingueneau et Cossutta, 1995). Les significations générales attribuées au mot « constitution » étant bien différentes de celles que les auteurs de cet article lui attribuent, et compte tenu de l’importance de cet aspect dans l’analyse du discours, il sera remplacé par « constituance ». Il faut aussi préciser que quelque quatre ans auparavant (1991), Maingueneau avait déjà étudié les particularités de ces discours en les rangeant sous le terme d’archive, mais s’est décidé à abandonner ce dernier en raison de la confusion possible avec les positions théoriques de Foucault (L’Archéologie du savoir, 1969), cependant que cette désignation pouvait entraîner également l’équivoque sémantique : « Dans notre Analyse du discours, la notion d’ “archive” avait été utilisée en lieu et place de celle de “ formation discursive ”, en raison de son lien avec l’archéion grec [“ source ”, “ principe ”, mais aussi “ commandement ”, “ autorité”]. Mais ce choix n’était pas sans inconvénient, dans la mesure où ce concept est bien éloigné de l’usage qui est fait d’archive dans la langue courante. Nous y avons donc renoncé » (2004 : 47).
-
[11]
Le discours est transphrastique (il ne correspond pas à l’unité d’un syntagme ou d’un « fait de langue »), pragmatique (il supporte une action en la produisant), interactif (il repose sur une coopération entre l’énonciateur et l’énonciataire), orienté (il supporte un « programme »), contextualisé (il crée et modifie son contexte), pris en charge (il procède d’une énonciation et d’un embrayage), générique (il est régi par des normes sociodiscursives) et, caractéristique prépondérante, il participe d’un interdiscours (il prend aussi sens par sa position dans un espace comportant plusieurs discours) (Maingueneau, 2004 : 32-33).
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[12]
Ce grief traverse unilatéralement son essai Contre Saint Proust ou la fin de la Littérature (2006). Voir aussi l’article d’I. Serça, « La paratopie de l’écrivain Proust » (2003).
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[13]
Cette notion renvoie à un « univers d’autres discours à travers lequel [tout discours] doit se frayer un chemin. Pour interpréter le moindre énoncé, il faut le mettre en relation avec toutes sortes d’autres. Les problématiques de l’intertextualité et de l’architextualité, qui nourrissent les études littéraires, vont dans le même sens, mais elles ont tendance parfois à y voir une sorte de privilège de la littérature, alors que c’est une dimension de toute activité discursive, qui prend seulement un tour spécifique en littérature » (Maingueneau, 2004 : 33). Sur la définition du discours et ses caractéristiques, voir aussi supra, note 11.
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[14]
D’abord expliqué par l’exposition de trois dimensions (Maingueneau et Cossutta, 1995 : 113), le concept de « constitution » ou « constituance » se réduit à deux dimensions principales lorsque appliqué à l’appréhension du discours littéraire, lesquelles sont : 1. « l’action d’établir légalement, comme processus par lequel le discours s’instaure en réglant [variante : construisant] sa propre émergence dans l’interdiscours » et 2. « les modes d’organisation, de cohésion discursive, la constitution au sens d’un agencement d’éléments formant une totalité textuelle » (Maingueneau, 2004 : 48 ; souligné dans le texte).
-
[15]
Sont considérés non constituants les discours « ordinaires » que sont la presse, la conversation, mais aussi les « métadiscours » d’accompagnement qui participent du mouvement de légitimation d’abord amorcé par les discours constituants eux-mêmes : le manuel, la lecture, etc., tous déployés en fonction des archétextes qui interagissent dans l’interdiscours.
-
[16]
Voir http://pagesperso-orange.fr/dominique.maingueneau/conclusion1.html (page consultée le 21 septembre 2010).
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[17]
Dans Arts et sciences du texte, François Rastier définit la paratopie comme une « relation entre les différentes lexicalisations partielles d’une même unité macrosémantique ou mésosémantique » (2001 : 301).
-
[18]
Il déplore notamment le fait que les structuralistes, comme les tenants de la stylistique, aient recouru à la linguistique de façon timorée, en lui empruntant des outils descriptifs non heuristiques (Maingueneau, 2004 : 24-26, 30). On ne peut passer sous silence que cette remarque sous-entend assez clairement que Maingueneau désire remédier à cette situation, ce à quoi son titre de linguiste rompu aux théories de l’énonciation et de la pragmatique l’autorise.
-
[19]
L’auteur cerne d’ailleurs, dans « Quelques implications d’une démarche d’analyse du discours littéraire », le « double langage » du littéraire qu’il compare à celui que l’on retrouve aujourd’hui en théologie: « De part et d’autre, on se nourrit de savoirs qu’on pourrait dire positifs, mais qui, dans le mouvement même où on les pose, sont mis au service d’une exigence plus élevée, qui leur donne sens, celui d’un contact vivant et personnel avec une Source : les sciences humaines et sociales doivent éclairer le texte, rien de plus. C’est précisément la tâche de dépassement qu’il se donne » (2006a, § 31 ; nous soulignons).
-
[20]
Ou « subtile », réponse à une saisie globale et contextualisée de la littérature, production et critique réunies, le principe paratopique s’avère néanmoins l’une des plus séduisantes propositions offertes à l’analyste du discours littéraire, et ce, parce qu’elle autorise une redéfinition de la littérature pour mieux refléter sa saisie contemporaine et le faire par l’entremise d’une approche critique cohérente.
-
[21]
Outre la constituance, notons le discours lui-même, le positionnement (dans l’espace littéraire), la scénographie et l’éthos. Ces éléments fonctionnels forment la « constellation » théorique de l’ADL et orientent les interventions de Maingueneau, tout en démontrant l’assomption de l’idée de « rectifications des frontières » du savoir par un certain syncrétisme méthodologique.
Références bibliographiques
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