Volume 37, numéro 2, automne 2009 Avec le génocide, l’indicible Sous la direction de Michael Rinn
Sommaire (10 articles)
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Présentation : avec le génocide, l’indicible
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L’indicible : outil d’analyse ou objet esthétique
Luba Jurgenson
p. 9–19
RésuméFR :
L’article propose une réflexion sur la notion d’indicible dans son acception moderne, telle qu’elle apparaît dans les travaux sur la littérature du témoignage. Il s’interroge sur la manière dont cette notion permet de contourner le constat de l’impossibilité de mise en récit des expériences extrêmes et d’étudier les stratégies narratives mobilisées par ces textes. Pour cela, il tente une brève « histoire » de l’indicible dans les littératures modernistes à partir de Mallarmé, notamment dans la littérature russe, où s’élabore au début du xxe siècle une figure de la lacune, qui permettra plus tard aux témoins du Goulag de mettre en scène un résidu muet inhérent à leur expérience.
EN :
The paper “The unutterable: an instrument of analysis or aesthetic item?” proposes a reflexion about the modern meaning (sense) of this notion as it appears in some works about witness literature. It examines the manner in which this notion permits one to state the impossibility to narrate extreme experiences and to study narrative strategies mobilized by these texts. The author tries to construct a brief “history” of this notion in modernistic literature since Mallarmé, especially in Russian literature in which appears in the early 20th century a figure of the gap, later permitting witnesses of the Gulag to stage a silent residue inherent in their experience.
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Rwanda : littérature post-génocide, écritures itinérantes : témoignage ou engagement ?
Jean-Pierre Karegeye
p. 21–32
RésuméFR :
Cet article est une méditation sur la « nature » de la production littéraire après le génocide des Tutsi. Le titre du projet des écrivains africains « Écrire par devoir de mémoire » reprend en écho celui de Primo Levi, Le Devoir de mémoire. L’auteur (dé)montre que la littérature post-génocide est irrésistiblement à la croisée du témoignage et de l’engagement. Ainsi, sous forme d’investigation, il revisite des textes anciens et entreprend un échange avec plusieurs écrivains concernés par « la littérature post-génocide » .
EN :
This article rethinks the “nature” of literary production after the genocide of Tutsi. The title of the African writers’ project “Writing by Duty of Memory” echoes Primo Levi. Karegeye shows how post-genocide literature in Rwanda is necessarily at the crossroads of witnessing and “engagement”. In this inquiry, he revisits older texts and engages with several writers concerned with “post-genocide literature”.
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L’indicible et la fiction configuratrice
Alexandre Prstojevic
p. 33–44
RésuméFR :
Dans notre article, nous analysons les manuscrits des Sonderkommandos d’Auschwitz (c’est-à-dire des déportés qui furent choisis par les SS pour faire partie d’une unité spéciale chargée d’assurer le bon fonctionnement des chambres à gaz et des crématoires) afin de montrer l’importance de la mise en forme littéraire pour le témoignage sur le génocide. En s’appuyant sur les notions de témoin historique et d’oeuvre « monumentaire » (R. Dulong) aussi bien que sur celle de littérature comme « événement » de S. Fish, nous proposons de voir, dans les meguilots d’Auschwitz, une forme particulière de la narration qui vise non seulement la « transmission » des faits bruts, mais aussi la configuration poïétique d’une expérience dans l’esprit du lecteur, expérience qui constitue un analogon littéraire du vécu intime du témoin.
EN :
In our paper, we analyze the manuscripts of the Sonderkommando of Auschwitz-Birkenau (a special unit of Jewish deportees formed by the SS to be in charge of the gas chambers and the crematories). We would like to underline the importance of the literary framework for these Holocaust testimonies. Relating to the concepts of historical testimony and memorial work (R. Dulong), as well as the notion of literary event (S. Fish), we would like to show how the narrative structure of these testimonies does not only transmit the facts, but creates a kind of a poetic experience in the mind of the reader, an experience which forms a literary analogon to the real experience of the witness.
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La représentation picturale pour dire l’indicible dans Génocidé de Révérien Rurangwa
Rangira Béa Gallimore
p. 45–56
RésuméFR :
Cette étude est une analyse du témoignage Génocidé de Révérien Rurangwa. Rurangwa est témoin survivant du génocide des Tutsi de 1994 au Rwanda. Son corps, marqué par la main criminelle, est complètement défiguré. Après plusieurs années, son corps porte encore les cicatrices visibles et invisibles du génocide. Génocidé est un portrait physique et psychologique du survivant Rurangwa. Cet article examine d’abord le rôle joué par la photographie dans la construction d’un récit dialogué qui crée l’écoute nécessaire pour libérer sa voix suffoquée. Ce mécanisme narratif lui permet de tenter de dire l’indicible. L’article analyse également la confiscation du corps du survivant : comment il a été ethnicisé, ciblé et ensuite marqué par le regard et le discours de l’autre qui en a fait un objet. Enfin, il montre comment l’image de la photographie de famille, plus précisément celle de la mère, joue un rôle important dans la récupération du corps par son propriétaire légitime et dans sa reconstruction identitaire.
EN :
This study is an analysis of the book Génocidé by Révérien Rurangwa. Rurangwa is a witness and a survivor of the genocide of the Tutsi in Rwanda in 1994. Rurangwa’s body was marked and totally disfigured by a criminal hand. Many years after, his body still carries visible and invisible scars of the genocide. Génocidé is a physical and psychological portrait of the survivor Rurangwa. This article examines the role played by photography in the construction of an “interactive narrative” that creates the presence of a listener necessary to liberate the survivor’s “suffocated” voice. This narrative mechanism allows the survivor to speak the unspeakable. The article also analyses the confiscation of the survivor’s body: how it was “ethinicized”, targeted, marked and objectified by the gaze and the discourse of the other. Finally, it shows how the image of the family in a photograph, especially that of the mother, plays an important role in the recuperation of the confiscated body by its legitimate owner, and in the reconstruction of his identity.
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Cindy Dumais : NOIRS & PEAU / première ph(r)ase
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Transmettre malgré tout : ratages et faillites de la transmission chez Charlotte Delbo
Anne Martine Parent
p. 67–77
RésuméFR :
La difficulté de transmettre l’expérience concentrationnaire à des lecteurs qui n’ont pas connu la déportation est au coeur de l’entreprise testimoniale de Charlotte Delbo dans sa trilogie Auschwitz et après (composée de : Aucun de nous ne reviendra [1970], Une connaissance inutile [1970] et Mesure de nos jours [1971]). L’article analyse le rapport complexe et ambigu que Delbo instaure avec ses lecteurs : elle les interpelle, les prend à témoin tout en leur montrant, en même temps, qu’ils ne peuvent pas comprendre. Le lecteur est ainsi entraîné dans une logique contradictoire, spectrale, où la transmission est à la fois possible et impossible, voulue et refusée, vouée à l’échec ; mais c’est dans cet échec qu’elle réussit malgré tout, en transmettant au lecteur la hantise d’un savoir qu’il ne pourra jamais posséder.
EN :
The difficulty of transmitting her concentration camp experience to readers who were not deported lies at the heart of Charlotte Delbo’s testimonial project in her trilogy Auschwitz and After. The article analyzes the complex and ambiguous relationship that Delbo establishes with her readers : she hails them, calls them to witness, while showing them, in the same time, that they cannot understand. The reader is thus led into a contradictory and spectral logic, where transmission is possible and impossible, wanted and refused, destined to fail ; but it is precisely in its failure that transmission can succeed, transmitting to the reader the haunting knowledge that she cannot possess.
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L’humour pathétique de Romain Gary : sémio-pragmatique des figures de la véhémence
Michael Rinn
p. 79–89
RésuméFR :
Dans cet article, nous montrons comment l’humour et le pathos peuvent renforcer une réception critique de la littérature de la Shoah. Nous définissons l’humour pathétique comme une stratégie rhétorique de l’indicible destinée à toucher le récepteur au plus fort de ses émotions. L’analyse pragmatique cherche à montrer que le but de cette procédure discursive consiste non pas à manipuler le lecteur, mais à lui conférer la conscience intime de la fragilité de son interprétation. Des passages tirés de Romain Gary nous permettent de définir trois temps d’un scénario pathétique : 1. l’usage de l’humour vise à déclencher une réception émotionnelle ; 2. le dialogue entre le narrateur et le lecteur soulève des incertitudes communicatives ; 3. le récepteur sollicite son corps comme une instance de médiation sémiotique pour donner sens à sa lecture.
EN :
In this paper we would like to show how humor and pathos contribute to critical reading of the Holocaust literature. Pathetic humor will be defined as a rhetorical strategy of the unspeakable targeting the very emotion of the receiver. Our pragmatic approach shows how this strategy does not manipulate the reader, but gives him strong consciousness of the fragility of his interpretation. By analyzing Romain Gary’s work, we define a pathetic scenario : 1. The use of humor aims to provoke emotional reception. 2. The communication between the narrator and the reader is almost interrupted. 3. The reader uses the experience of his body as a semiotic mediation in order to give sense to what he is reading.
Document
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L’art de l’irreprésentable : au sujet de Intérieur de chambre à gaz, Lublin-Majdanek (1998) de Michael Kenna
Benjamin Deroche et Michael Rinn
p. 91–96
RésuméFR :
Cette interprétation d’une photographie prise en 1998 de l’intérieur d’une chambre à gaz cherche à montrer comment les formants géométriques et chromatiques composent le nouveau régime artistique de l’irreprésentable. Nous envisageons ce régime à travers la rupture de la relation conventionnelle entre l’acte de désignation des objets du monde et les procédures de signification survenue par la Shoah, établissant un rapport nouveau entre forme et contenu artistique. L’exemple de la photographie de Michael Kenna permet de comprendre comment l’exigence de sens à laquelle répond l’interprétant définit la différence entre le lieu de l’extermination et sa représentation. Le travail artistique appelle ainsi à une herméneutique matérielle destinée à refondre la topique esthétique contemporaine.
EN :
This interpretation of a photo taken in 1998 within a gas chamber would like to show how geometric and chromatic components of the image constitute the framework of a new approach to contemporary art. By analyzing the rupture between the conventional designation of the objects and the procedures of signification produced by the Holocaust, we recognize a new relation between artistic form and content. The example of the photo taken by Michael Kenna will help to understand why the expectation of knowledge as a response to the work of interpretation defines the difference between the place of extermination and its representation. Thus, art requires a materialistic approach to hermeneutics in order to renew the topics of contemporary esthetics.
Hors dossier
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Degrés de connaissance littéraire
Alain Trouvé
p. 99–107
RésuméFR :
Plaisir de lire et plaisir de connaître s’enrichissent mutuellement dans l’expérience littéraire. Si l’expérience littéraire, comme toute expérience esthétique, est d’abord associative, linéaire, horizontale, et paraît distincte de la connaissance par concepts, de type vertical (Schaeffer), elle peut aussi ouvrir la voie à une connaissance de troisième degré, connaissance de l’autre comme sujet ou comme relation subjective au monde. Tel est notamment le cas lorsque l’expérience littéraire prend la forme de la lecture littéraire et de son corollaire, le texte de lecture. Ce degré de la connaissance prend appui sur la faculté de juger réfléchissante telle qu’elle semble analysée dans la troisième Critique de Kant : contrairement à la vulgate kantienne qui en souligne la dimension anti-conceptuelle, la faculté de juger réfléchissante est ici envisagée comme fonction régulatrice susceptible de dépasser l’antinomie de l’objectif et du subjectif.
EN :
In literary experience the pleasure of reading and the pleasure of knowing are mutually enriching. Even if literary experience, like all aesthetic experience, is first of all associative, linear and horizontal, and appears to be distinct from knowledge by concepts, of the vertical type (Schaeffer), it may also open up the way to knowledge of the third degree, that is knowledge of the other as subject or as subjective relation to the world. Such is the case in particular when literary experience takes the shape of literary reading and of its corollary, the reader’s own reformulation of the text. This degree of knowledge leans on the reflective faculty of judgment as it seems to be analyzed in Kant’s third “Critique”: contrary to the Kantian vulgate which underlines its anti-conceptual dimension, the reflective faculty of judgment is viewed here as a governing function likely to go beyond the antinomy of the objective and the subjective.