Volume 36, numéro 2, automne 2008 Éthique et sémiotique du sujet Sous la direction de Maria Giulia Dondero
Sommaire (10 articles)
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Pour une approche sémiotique des pratiques éthiques
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Pratique et éthique : la théorie du lien
Jacques Fontanille
p. 11–26
RésuméFR :
Le concept de « valeur » occupe une place centrale dans les sémiotiques d’inspiration linguistique, issues des travaux de Saussure, Hjelmslev, Benveniste et Greimas, et ce, au nom du principe différentiel qui les fonde. Parmi ces sémiotiques, la tendance massive des vingt dernières années, pour de multiples raisons, a consisté à traiter de ces valeurs dans une perspective esthétique. Sans renier les travaux de cette période féconde, qui a privilégié la voie phénoménologique, la relation au monde sensible, les esthésies et la culture artistique, de nombreux sémioticiens s’intéressent aujourd’hui à des discours, à des objets et à des pratiques qui relèvent de toute évidence d’un autre ordre de valeurs, qui impliquent des normes, une déontologie : en somme, des positions et des valeurs éthiques. L’approche sémiotique de la dimension éthique, dans la perspective ouverte par les recherches sur les pratiques et les interactions sociales, ne peut se cantonner à un inventaire des contenus sémantiques et modaux des valeurs. La forme de ces pratiques et de ces interactions sociales s’exprime essentiellement dans l’ordre syntagmatique, et le traitement sémiotique de l’éthique doit donc être syntagmatique et stratégique. La rhétorique générale de Perelman comporte à cet égard un ensemble de propositions très éclairantes et pourtant faiblement exploitées aujourd’hui : il s’agit, en l’occurrence, de la « théorie du lien », des liaisons et des déliaisons, des ruptures et des freinages qui affectent les relations entre les éléments de la scène argumentative. Cet essai se propose de reprendre ces éléments, d’en formuler une articulation systématique et plus étendue que celle de Perelman, pour en rendre possible l’application aux pratiques sémiotiques en général. L’éthique des pratiques prend alors la forme globale d’une rhétorique des stratégies sociales.
EN :
The concept of “value” takes a central place in the semiotics based on linguistic grounds, following the work of Saussure, Hjelmslev, Benveniste and Greimas, and on behalf of the differential principle it is based on. Among these semiotics, the massive trend of the last twenty years, for many reasons, has been to treat these values in an aesthetic way. Without renouncing the work of this fertile period, which has chosen the phenomenological point of view, in relation to the sensitive world, to aesthesy and artistic culture, many semioticians are interested now in speeches, objects and practices that are obviously of a different order of values, which involve standards and ethical rules: in other words, ethical positions and values. The semiotic approach of the ethical dimension, in the context opened by research on the practical and social interactions, cannot be limited to an inventory of semantic and modal contents of values. The ethical organization of these practices and social interactions is expressed mainly on the syntagmatic axis, and the semiotic treatment of ethics must be syntagmatic and strategic. In this respect, the general rhetoric of Perelman contains a set of very enlightening and yet poorly exploited proposals: it is, in this case, the theory of the link, of powerful or weak links, and all operations, positive or negative, that affect the relationships between the components of the practical argumentative scene. This study is intended to resume these elements, to formulate a systematic and larger articulation of Perelman’s theory of links, to make possible its implementation in semiotic practices in general. Ethics of practices then takes the overall shape of a rhetoric of social strategies.
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Le jugement éthique : le cas du pardon
Maria Giulia Dondero
p. 27–37
RésuméFR :
Dans notre contribution, nous voudrions aborder les pratiques du pardonner en relation avec les pratiques institutionnelles et juridiques de l’amnistie. À ce propos, nous distinguerons le jugement éthique du jugement moral afin de lier le discours sur la subjectivité au discours sur les domaines culturels, tels le droit et la juridiction. En effet, la dimension éthique est suspendue entre l’institutionnalisation des valeurs (protocole, procédure, loi) et l’autoréglage du sujet agent (pratiques d’autoréflexion et gestion de soi-même) : dans la dimension éthique, le sens reste toujours questionnable. L’imperfectivité de la clôture sémantique (le « pourquoi » de l’action) entraîne pour toute pratique éthique la nécessité de se « justifier » et, surtout, le devoir de rendre compte de son fondement dans la durée. Tout cela met au coeur de l’éthique des pratiques la décision, c’est-à-dire une négociation de la pratique sur son propre bien-fondé, son « caractère sensé », dans une tension interprétative qui connecte la motivation à la loi. Enfin, nous pointerons du doigt le fait que, dans le régime de l’éthique, existe un fort besoin de reconnaissance réciproque, telle la reconnaissance réciproque et publique de la culpabilité et du pardon. La relation entre victime et coupable ne touche pas seulement à la relation intime entre les deux, ni seulement aux pratiques de sanctions juridiques, mais aussi aux jugements de l’opinion publique, voire de la doxa, car c’est cette dernière qui encadre la relation et construit les frontières entre le pardonnable et l’impardonnable.
EN :
Our research approaches the practice of apologizing in relation with the institutional and juridical customs of amnesty. In this respect we will distinguish the ethical judgement from the moral one in order to link the exploration of subjectivity to an exploration of cultural domains intended as law and jurisdiction. In the ethical dimension, suspended between the institutionalisation of values (protocols, procedures, laws) and self-adjustment (practices of self-reflection and self-management), sense is always questionable. The imperfectivity of semantic fence (the «why» of our actions) in the ethical dimension implies a necessary justification of the enduring grounds of our actions. This issue puts the decision at the centre of the ethical practice: the decision concerns a negotiation on the grounds of this practice itself and its inherence in the interpretative tension joining subjective motivation to law. Finally, we will approach the issue of reciprocal recognition in the ethical regime (regulation), intended as reciprocal and public acknowledgement of guilt and apology. The relation between the victim and the culprit does not only concern the private relation between these two, or their juridical sanction, but also the judgement of the public opinion (the doxa), which is the real setter of the borders between the pardonable and the unpardonable.
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L’émotion éthique : axiologie et instances de discours
Denis Bertrand
p. 39–49
RésuméFR :
Comment peut-on parler d’« émotion éthique » et dépasser le caractère paradoxal de cette expression ? Après avoir évoqué l’apparente incompatibilité conceptuelle entre éthique et émotion, l’étude cherche à identifier les différentes localisations du pathémique dans la trame de la signification éthique. Elle y reconnaît ainsi une véritable syntagmatique de l’émotion, en une succession de séquences. Elle se fonde tout d’abord sur le concept de transduction (G. Simondon) pour analyser le rôle de l’émotion dans le passage du pré-individuel à l’individuel et au trans-individuel. Elle développe ensuite la thèse de Lévinas qui fonde la responsabilité éthique sur l’émotion du visage de l’autre. Elle analyse enfin l’éthique sensitive de Jean-Jacques Rousseau en amont des obligations morales. Cette reconnaissance de l’émotion éthique permet de dégager la spécificité d’une approche sémiotique des axiologies de la responsabilité : elle approfondit le lien entre structures discursives, assomption subjective et valeurs.
EN :
How can we talk about “ethical emotion” beyond the paradoxical meaning of this expression? After referring to the apparent conceptual incompatibility between ethics and emotion, the article seeks to identify the different locations of pathemic contents in the structure of ethical significance. A real syntagmatic process of emotion, as a consistent succession of sequences, appears. It is based firstly on the concept of transduction (G. Simondon) which allows the description of the role of emotion in the transition from pre-individual to individual and trans-individual. It then meets the theory of Levinas who founded the ethical responsibility upon the emotion generated by the face of the other. It analyzes finally Jean-Jacques Rousseau’s sensitive ethics above moral obligations. This recognition of the ethical emotion shows the specificity of semiotic approach to the axiology of responsibility: it deepens the relationship between discourse structures, subjective assumption and values.
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Elmyna Bouchard. Illuminer le grain
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Éthique et sémiotique des destins croisés : la négociation de l’agir sensé entre formes de vie
Pierluigi Basso Fossali
p. 59–68
RésuméFR :
L’éthique est liée à une sémantique de l’action qui dépasse la raison instrumentale ; en effet, selon un regard éthique, le caractère sensé de l’agir relève d’une inclusion de chaque scénario pratique – délimité et focalisé par une visée – dans un cadre de traductibilité des mobiles et des valences. La perspective éthique s’enracine ainsi dans un détachement critique par rapport à l’immersion dans les scénarios d’action. L’éthique est élaborée par un discours vertigineux qui devrait s’étendre au-delà des morales ; ces dernières, en tant que formes culturelles stratifiées dans le temps, devraient être décrites à partir d’une observation de deuxième ordre par les mêmes communautés de discours qui les ont élaborées. L’éthique concerne la gestion des valeurs identitaires par rapport à leur horizon destinal. Chaque communauté de discours élabore une axiologie fondée sur la redistribution commensurable des destins ; mais la tension inter-communautaire fait émerger constamment l’exigence de répondre à la division des morales par la neutralisation d’une destinalité séparée. L’éthique est donc le niveau de négociation de l’agir sensé qui dépasse les garanties de sens données par les domaines sociaux et les différents jeux linguistiques, et qui conduit les formes de vie à reconnaître le scandale représenté par une Babel des destins. L’éthique est le bord d’une forme de vie qui doit se dépasser, s’étendre au-delà de ses buts et de sa propre finitude. Pour cette raison, le caractère apparemment intraitable des questions éthiques sub specie semiotica devient un domaine d’investigation potentiellement électif de la discipline, car cette tension des formes de vie au-delà d’elles-mêmes est, à bien voir, la structuration primaire, quoique tacite, d’une culture : croiser des destins.
EN :
Ethics is related to a semantic of action overcoming instrumental reason; thus, from an ethical perspective, we know that the meaningfulness of acting springs from the inclusion of any practical setting – this being bounded and highlighted by an envisaged aim – in a wider translatability of motives and values. Therefore, an ethical perspective takes root in a critical detachment from the immersion in the action’s settings. Ethics is elaborated by a vertiginous discourse that should drive itself beyond morals. As cultural forms stratified in times, morals could be described by a community of discourse, in accordance with an ethical perspective, only if it is possible to gain a second order observation. Ethics concerns the management of identity’s values in relation with their destiny’s horizon. Every community of discourse elaborates an axiology grounded on the commensurable redistribution of destinies; but inter-community’s tension and division of morals continuously bring out the need of the neutralization of a separate destiny. Ethics is, therefore, a level of negotiation of sensible acting that overcomes semantic guarantees given by social fields and language-games: this outcome leads forms of life to recognize the scandal given by a Babel of destinies. Ethics is the border of a form of life that must surpass itself, and go beyond its aim and its own finiteness. For this reason, ethical questions, in spite of their seemingly intractable aspects sub specie semiotica, become a field of investigation potentially elective for the discipline. In fact, this tension inside every form of life to go beyond itself is the primary – albeit tacit – structure of a culture: crossing destinies.
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Une posture éthique en deçà des valeurs ?
Louis Panier
p. 69–78
RésuméFR :
L’éthique et la sémiotique ont en commun de poser la question de l’identité et de la construction de valeurs et de décrire les modalités de constitution d’un sujet relatif aux valeurs et à leur mise en pratique. Après avoir repris la problématique sémiotique classique des valeurs et des objets-valeurs, cet article envisage, à la suite de l’analyse d’un court récit-parabole, la possibilité d’une constitution éthique du sujet instauré en deçà des valeurs et des objets où elles s’investissent, dans la posture qu’il prend relativement à l’altérité et à la nécessaire absence d’une instance d’énonciation.
EN :
Semiotics and ethics together raise the question of how identity and values are built, and together describe the way a subject is built in relation with values and their use. After having studied the classical semiotic way of thinking values and «value-objects», this paper, after a short analysis of a parabolic narrative, deals with the question of the way a subject is built, in ethical matters, beyond values and the objects values are invested in, and with the question of the way the subject thinks alterity and its necessary absence of an enunciation level.
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Moi réel / monde réel : ou la constitution éthique du moi réel face au monde réel
Angèle Kremer-Marietti
p. 79–88
RésuméFR :
Cet article traite de la constitution psychique et éthique du moi réel face au monde réel, en partant de la subjectivité vive et de l’individualité organique pour aller vers la personnalité et le sujet dit moral. Sur la base de la sensibilité du moi profond, étayant la statique de la personnalité en vue de sa dynamique, le langage est le noyau de tout le mouvement autour du corps. Corps et langage se renvoient l’un l’autre et interfèrent au point de rencontre avec l’autre par lequel se découvre la source du souci éthique.
EN :
This article researches about the psychic and ethical constitution of the real ego in front of the real world, on the basis of the live subjectivity and the organic individuality going towards the personality and the subject known as being moral. On the basis of sensitivity related to the deep ego, supporting the statics of the personality in order to realize its dynamics, the language is the vortex of all the movement around the body. Body and language return one to the other and interfere at the point of meeting with the other, by which the source of the ethical concern is evident.
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La volonté de voir : éthique et perception morale du sens
Sandra Laugier
p. 89–100
RésuméFR :
Le présent article propose une approche pragmatique de l’éthique inspirée de la seconde philosophie de Wittgenstein. Après avoir présenté le projet d’une éthique « sans ontologie », déplacée des concepts généraux vers l’exploration des pratiques et la vie ordinaire, elle met en évidence la nécessité d’une compétence éthique propre, articulée sur la capacité à voir le sens de l’action et sur la perception de l’importance. C’est à donner un contenu à ce concept de l’importance qu’on peut alors s’attacher, pour définir le sens moral comme base de la perception morale.
EN :
This paper proposes a pragmatic approach to ethics inspired by Wittgenstein’s later philosophy. It first presents the project of an “Ethics without ontology”, moved from general concepts to the exploration of ordinary practices, and shows the necessity of defining a specific moral competence, based on the capacity to perceive the meaning of an action or a situation and to perceive “importance” (of moments, people, patterns). The concept of importance, then, needs to be defined in order to put moral sense (and significance) at the centre of moral perception.
Hors dossier
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De la texture à la matière
Anne Beyaert-Geslin
p. 101–110
RésuméFR :
Si la sémiotique a montré l’importance de la texture dans la signification, la dimension de la matière a été largement négligée. L’article s’efforce de distinguer ces deux dimensions et de caractériser la matière de façon à en montrer l’intérêt pour la sémiotique. En première approximation, la texture se laisse concevoir relativement à la pratique de la peinture alors que la matière nous situe généralement en dehors des pratiques ; mais, en certains cas, elle peut caractériser la peinture et décrit alors une épaisseur du tableau, une tridimensionnalité. Nous partirons de ce constat pour décrire, au travers des oeuvres de Joseph Beuys, la matière comme un actant pouvant régir, au-delà de la forme énoncée, la signification dans son acception la plus large. Décrire ces oeuvres telles des natures mortes nous permettra de montrer que la matière est une structure narrative imposant dès l’abord une axiologie.
EN :
If semiotics has already pointed out the importance of texture for signification, the dimension of the material has widely been neglected. The paper seeks to distinguish these two dimensions of art and to define material as a semiotic concept. First of all, texture is related to the practice of painting when material generally appears out of this field but in some cases, it can nevertheless be related to painting and thus describe a thickness of the picture which reveals a three-dimensional form. We will go on from there and, looking at the example of Joseph Beuys’s works, define material as an actant able to govern the enounceed form and, more widely, the signification. These works of art being related to still lifes, material appears as a narrative and axiologic structure.